L’ÉCRIVAIN AHMED BENZELIKHA À PROPOS DE SON DERNIER ROMAN
Linguiste, financier et spécialiste en communication, Ahmed Benzelikha est aussi un auteur prolifique. Après “Elias” (éditions Casbah), il signe chez le même éditeur “Les Dupes”, un livre fort passionnant et intéressant, dont la trame est construite autour d’un tableau volé. Ainsi, le roman aborde “un ensemble de thématiques enchâssées, tout en proposant plusieurs grilles de lecture : philosophique, psychologique, politique, sociale…”.
Liberté : Vous venez de signer un nouveau roman plutôt sombre. Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce texte ?
Ahmed Benzelikha : Attendez, d’abord le roman, même s’il emprunte aux codes tant du thriller que du roman psychologique, n’est pas si noir, il s’en dégage cette lumière bleutée des smartphones que j’évoque dès les premières pages, c’est le monde qu’on nous propose qui est, peut-être, sombre et le dénoncer, sans complaisance ni cynisme, est nécessaire. Ainsi la torture, l’emprise violente d’un individu sur un autre pour le faire souffrir est une ignominie que le livre aborde pour en démonter les mécanismes et en révéler l’horreur. En tout cas le livre se termine, avec une fin ouverte, sur un lever de soleil porteur de lumière, de beauté et de discernement. Sur une nouvelle chance. Cette nouvelle chance qui est toujours donnée, au monde, aux êtres, aux nations et aux sociétés qui les font. Notre échange de propos me fait penser, enfin, à une belle citation de Stefan Zweig : “Mais toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu.”
Cela dit, il est vrai que par rapport à mes précédents livres, qui étaient, je dirais, emplis de lumière, en particulier La Fontaine de Sidi Hassan et surtout Elias qui est typiquement un roman “solaire”, Les Dupes serait plutôt à chercher du côté du clair-obscur cher à Rembrandt ou du côté obscur de Dark Vador de La Guerre des étoiles ou encore, et la référence est directe dans un des passages du récit, du côté du Faucon maltais de Hammett mais aussi de Huston. Nous sommes dans Les Dupes, comme de plus en plus dans la vie courante, à la frontière du réel et du virtuel. En fait, pour répondre à votre question, vous savez qu’il est toujours difficile d’expliquer la genèse d’une œuvre romanesque, tant les faisceaux et les auspices sont nombreux et divers, dans un monde complexe et devant un être humain toujours aussi porteur de passions et de faiblesses, mais disons que, principalement, deux choses auraient pu me motiver : mes travaux sur l’éthique de l’intelligence artificielle, conduits dans le cadre de l’Unesco, et ma spécialisation dans la communication digitale.
J’avais couvert, par ailleurs, j’étais alors jeune journaliste, une mission archivistique venue du Québec qui travaillait, notamment, sur le développement du Cerist et donc d’internet qui, à l’époque, vers 1990, en était encore à ses balbutiements. Rien n’indiquait alors le formidable outil qu’allait devenir celui-ci ni aussi que, vingt ans plus tard, j’allais devenir membre du Conseil d’administration du même Cerist, mais déjà le monde virtuel me fascinait et me fascine toujours tant son potentiel de développement demeure intact.
À ce propos, laissez-moi vous dire que l’avenir va nous réserver beaucoup de surprises, si nous n’en saisissons pas, dès maintenant, les enjeux et les donnes de ce qui n’est plus seulement un outil, mais, véritablement, une nouvelle dimension qui façonne de nouvelles manières de penser, de faire et d’être à tous les niveaux et dans tous les domaines, de la petite transaction commerciale à la grosse manœuvre géostratégique, mon roman s’en fait d’ailleurs l’écho avec le conflit avec ce pays imaginaire, emprunté à Hergé (un peu de fantaisie n’ayant jamais tué personne), qu’est la Bordurie.
La trame est constituée autour de l’œuvre Quand te maries-tu ? de Gauguin. Que vous inspire cette toile ?
Vous savez, je suis passionné d’art, au-delà de mon profil et de ma carrière, dans les domaines financier, administratif et de contrôle, j’ai toujours été attiré par cette marge de beauté et de créativité, où l’émotion mais aussi et surtout l’intelligence trouve tant à s’exprimer qu’à se manifester, tant et si bien d’ailleurs que l’indicible et l’inexprimé y trouvent matière et portée. L’art, en fait, n’est pas, comme le croient beaucoup, à l’instar de l’idée d’ailleurs qu’on se fait de la culture, accessoire et délicat, bien au contraire il est nécessaire et constitue un puissant levier, il fait la force symbolique des nations et des causes, ainsi que conservons-nous, par exemple, de l’Andalousie, si ce n’est toutes ces œuvres d’art que sont ses joyaux architecturaux ? La peinture, quant à elle, peut être appréhendée à travers un de ses illustres représentants (qui ne nous intéresse pas ici comme homme mais comme artiste), Gauguin ! Le nom, à lui seul, évoque un univers particulier marqué par le trait synthétique et le traitement intensif des couleurs, mais aussi par la quête d’un absolu qu’on devine inaccessible. Gauguin résume artistiquement, si je puis dire, la condition humaine et la perception que nous voulons avoir de la réalité en la dépassant, en cherchant notre propre sens à notre présence au monde.
C’est ce sens finalement que cherche chacun des protagonistes du roman. Chacun à sa manière, face à un monde qui veut automatiser, uniformiser, standardiser, réifier et monétariser. Pour le tableau Nafea faa ipoipo ? (Quand te maries-tu?) qui est au centre de la trame des Dupes, je crois qu’il est représentatif d’une démarche remettant l’humain au centre de ce que nous sommes et de ce qu’est le monde. Les deux personnages du tableau sont au centre non seulement de la spatialité de l’œuvre, mais aussi de sa puissance esthétique et signifiante.
Les deux femmes qui “sont” et qui “font” le tableau sont une source de sens (signification) et de sens (sensoriel) et, au-delà, de sensualité (comprise dans son acception la plus large) extraordinaire. Le titre lui-même, d’une sonorité particulière en tahitien, est empli de mystère et de suggestions interprétatives, qui laissent la porte ouverte à toutes les possibilités, comme, justement, la trame de mon livre. Enfin, au milieu de ce paradis naturel, qu’est le paysage qui les entoure, représentatif du monde primitif originel, cher à Gauguin, les deux femmes proposent, semble-t-il, deux choix, celui de la liberté et celui de l’uniformité, de la réflexion et du dogme, de l’humanisme et de la standardisation, représentés par les tenues et attitudes respectives des deux femmes. Enfin, le choix s’est aussi porté sur cette toile du fait qu’elle a été au centre d’une des plus importantes transactions du marché de l’art (puisqu’il existe malgré l’antinomie que je ressens à voir ces deux notions réunies), transaction que je revisite dans mon roman, grâce à des développements imaginaires, pour illustrer les thèses que je défends, à la tête desquelles la nécessité d’un monde humain, juste, solidaire, ouvert et fondé non sur les intérêts mais sur les hautes valeurs comme autant de solides repères, loin de la marchandisation de l’art, des sentiments et des êtres.
D’ailleurs, les différents personnages liés par cette toile ont fini par se perdre à cause, notamment, de la cupidité, de l’amour du pouvoir, des apparences… Est-ce une analyse personnelle de la société contemporaine ?
Merci de vous être montrée attentive à la construction complexe et raisonnée du récit, dont j’ai voulu que la forme illustre aussi le fond, comme dans la plupart de mes livres, hormis les essais qui s’inscrivent dans une autre démarche, le plus souvent académique.
Comme vous le savez, j’ai été longtemps chroniqueur dans la presse nationale et internationale et vous savez aussi combien ce genre d’exercice journalistique vous pousse à porter un regard attentif et parfois acéré sur les réalités sociales et les mutations socioéconomiques qui, le plus souvent, les sous-tendent.
Si vous ajoutez au sens de l’observation journalistique une propension à la recherche et à l’analyse acquise dans mes domaines de compétences professionnelles, ainsi qu’un esprit rigoureux et attentif, il est probable que vous soyez tenté par l’analyse sociale, mais non pas comme le sociologue ou le psychosociologue, je ne suis ni Bourdieu ni Slimane Medhar, même si à mon âge et au vu de mon itinéraire je ne me fais aucune illusion sur la nature humaine, mais plutôt comme tout romancier qui dresse le tableau, tant d’une société que des individus qui la composent, à travers les mondes imaginaires qu’il propose non pas seulement au délassement des lecteurs mais aussi et surtout à leur réflexion. La société contemporaine est-elle celle des Dupes ? Seule une lecture attentive du livre, mais aussi des mutations de ce XXIe siècle débutant, peut permettre une réponse satisfaisante à cette question… que vous pouvez poser, comme tant d’autres questions, à Google !
Mais en fait, au-delà de cet aspect, le roman aborde un ensemble de thématiques enchâssées, tout en proposant plusieurs grilles de lecture : philosophique, psychologique, politique, sociale, sociologique, économique, morale, sans jamais m’ériger en moraliste, et même intertextuelle pour les plus avertis. En définitive, Les Dupes constitue une lecture dynamique et lucide des enjeux d’un monde nouveau qui se dessine sous nos yeux, tout en étant un travail littéraire accompli que j’ai voulu le plus attrayant au plan de l’intrigue, répondant ainsi aux attentes des amateurs de romans de différents genres, comme vous pouvez le constater.
Vous dressez un tableau plutôt noir sur la complexité de l’Homme. Et cette complexité, nous la vivons à travers un “chassé-croisé entre amour, crime, argent, pouvoir et peinture”. Avez-vous ressenti le besoin d’écrire sur ces thématiques ?
Je vous le disais au début de notre entretien, la noirceur n’est pas tant dans le tableau que dans le modèle qu’il dépeint ou le sujet qu’il traite.
Je suis un grand admirateur de Shakespeare et de Dostoïevski, et je pense qu’une de leur qualité première est d’avoir proposé au lecteur intemporel un personnage intemporel, et ce personnage est l’être humain, l’éternel humain avec ses faiblesses et sa noirceur, comme vous dites (et voyez, ici, comment, en deux mots évocateurs, se dresse, par la puissance de l’évocation littéraire, la figure tourmentée d’Othello), mais aussi sa grandeur et sa lumière, représentées, dans Les Dupes, par le peintre Matt dont le martyre est quasi christique, mais aussi par la pugnacité de l’honnête officier de police, à eux deux ils symbolisent ce qu’il y a de meilleur dans l’homme depuis Abel : son sens du sacrifice et sa droiture. Tous deux d’ailleurs mènent un cheminement intérieur qui les conduit à ces questionnements sur l’amour qui composent une partie du livre et qui démontrent le caractère central de la noblesse des sentiments dans le monde que nous espérons.
Me vient à l’esprit, ici, une citation du Coran qui affirme, traduite en français : “Et ils peinent comme vous peinez et vous espérez de Dieu ce qu’ils n’espèrent.”
Quant à la peinture, elle représente l’art, lieu humaniste par excellence, espace de partage et don divin, elle symbolise la beauté de que nous sommes et de ce qu’est le monde, une plus-value faite d’émotion et de plaisir, un bonheur particulier, celui de l’esthète, quel qu’il soit, même si, pour ma part, je préfère, loin de ce qu’on nomme pompeusement les élites, celui populaire et spontané des milieux modestes auxquels j’appartiens, qui confirme qu’en tout homme il y a une part de Dieu. Par ailleurs, on ne le souligne pas assez, la peinture a de commun avec l’écriture d’être une “accoucheuse de rêves”, selon les termes de Christiane Chaulet-Achour à propos de Mohammed Dib, référant au travail pictural de Picasso dans Guernica pour expliquer comment le travail créatif du peintre ou de l’écrivain, non seulement transcende la réalité mais la sublime en l’exprimant “mieux” qu’elle l’aurait fait par elle-même. Guernica exprime ainsi plus profondément l’horreur de la guerre que ne l’aurait fait une reconstitution réaliste du bombardement historique, tout comme l’écriture romanesque dans sa distanciation relative et dans sa capacité créative (d’aucuns diront démiurge), cherche à différemment explorer et exprimer les facettes d’une réalité qu’elle soumet au questionnement littéraire, qui est celui de la portée du sens et de l’imaginaire.
Ce monde nouveau est “dirigé” par les réseaux sociaux, la vie virtuelle, le fake, les faux-semblants. Pensez-vous qu’à l’ère de toutes ces technologies l’Homme arrivera-t-il à retrouver le Beau, les valeurs et sa liberté ou alors nous avons été bien “dupés” ?
Je pense que nous avons évoqué l’Unesco au début de notre entretien. Cette organisation, qui n’est plus à présenter, est mandatée par la communauté internationale pour conduire une réflexion sur l’éthique de l’intelligence artificielle dont je me suis fait l’écho en Algérie en organisant la première conférence dans notre pays sur cette thématique.
Je pense que des éléments de réponse à votre question se trouvent à ce niveau. En effet, même si les progrès technologiques connaissent le plus grand développement et un développement qui va aller en s’accentuant, il nous faut agir pour aménager des garde-fous d’abord aux problématiques les plus controversées mais aussi des conduites et un savoir-être, qui nous permettent de sauvegarder ou de retrouver liberté, valeurs et cette notion du Beau, qui a donné non seulement celle du beau paysage ou du beau tableau, mais aussi celle de la belle âme ou de la belle action et qui rejoint celle du Bien. Je crois que prendre conscience des enjeux, comprendre les nouveaux logarithmes, les nouveaux systèmes d’organisation, analyser prospectivement et se projeter dans le monde de demain permet aux compétences d’aujourd’hui, pour peu qu’on les mobilise en les valorisant, de relever non seulement les défis technologiques mais aussi éthiques, que j’aime à croire profondément indissociables. C’est ainsi, me semble-t-il, que la condition humaine sera améliorée en lui assujétissant les progrès technologiques, pour servir le progrès et le bien-être de tous, et non, surtout pas, l’inverse pour le profit de quelques-uns. Ne soyons pas “dupes”, pour vous reprendre, faisons-en sorte que le monde de demain soit celui de l’homme et de ce qu’il y a de beau en lui et non celui de la jungle et des imbéciles connectés. Il y a plus de trente ans, en 1989, j’avais fait paraître un manifeste, paru dans la presse et intitulé Pour une nouvelle intellectualité, où j’appelais au renouvellement non seulement des élites, mais aussi et surtout des concepts et des approches. Ce manifeste reste, trente ans après, toujours d’actualité, ce qui nous promet encore de beaux efforts à fournir, de beaux combats à mener, de belles causes à défendre et de beaux livres à écrire, inchallah !
Entretien réalisé par : Hana Menasria
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