Le naufrage d’une embarcation dans la Manche qui a coûté la vie à 27 personnes est une nouvelle illustration du drame qui se joue sur les côtes du nord de la France. Notre reporter était sur place cette nuit-là.
Dans les dunes, près de Wimereux, le 24 novembre 2021. Un bateau de type Zodiac, utilisé par les personnes exilées pour passer vers les côtes britanniques, est échoué. Il a été percé par la police sur la plage lors d'une tentative de passage pour empêcher la traversée. (LOUIS WITTER / LE PICTORIUM POUR L’OBS) (LOUIS WITTER / LE PICTORIUM POUR)
Objectif : l’Angleterre
La famille voyage depuis deux mois, après avoir fui Kirkouk, leur ville d’origine, dans le nord de l’Irak. Leur périple, c’est Diego, 8 ans, qui le raconte dans un anglais quasi parfait. Quinze heures de bateau jusqu’en Grèce. Puis l’Italie. Puis Grande-Synthe depuis une semaine, à une demi-heure au nord de Calais. « Next : l’Angleterre ! » Ce pays qui les fait tant rêver. Depuis le Brexit, le règlement dit « de Dublin », qui détermine le premier pays d’entrée dans l’Union européenne comme celui où doit être effectuée sa demande d’asile, ne s’applique plus au Royaume-Uni. Alors, malgré les accords du Touquet qui interdisent le passage illégal de la frontière entre la France et le Royaume-Uni, Biastan veut croire qu’il pourra y obtenir plus facilement un statut de réfugié et, donc, un travail.
Cette nuit, c’est peut-être lui qui embarque. Ou peut-être aussi Soumaya, 18 ans, originaire du Kurdistan iranien, enceinte de six mois et demi, et look punk de jeune fille de son époque. Chaussée de boots noires et montantes, pratiques lorsque l’on vit et dort dans la boue, elle nous avait raconté qu’elle était arrivée depuis dix jours, après avoir franchi la frontière de la Biélorussie. Elle aussi comptait partir cette nuit. Est-ce qu’elle avait peur de se noyer, de mourir ? Oui. « Bien sûr » qu’elle avait peur. « Mais pas le choix. » Pas le choix non plus pour Swedie, 21 ans, qui lui aussi a fui son Iran natal parce que là-bas : « No freedom. Police taktaktak sur nous. » Au-dessus d’un maigre brasero, il nous avait assuré attendre un coup de fil « bientôt ». Et après ? « Après : bateau. » Swedie souriait aussi. Est-ce lui qu’on entend crier sur la plage ? Comment savoir ? La nuit noire avale tous les visages.
« Ils nous ont gazé et ont crevé notre bateau »
Une paire de jumelles infrarouge devant les yeux, Marie, 57 ans, scrute l’obscurité, espérant et redoutant à la fois un signe, un message de détresse. Elle est éducatrice spécialisée, mère célibataire d’une fille, « grande maintenant ». Les réfugiés sont là « depuis longtemps à Boulogne-sur-Mer. Mais depuis un an, il me semble qu’ils sont encore plus nombreux qu’avant ». Ou plus « chassés » par la police, donc plus « visibles », selon elle.
« Ils sont toujours en train de marcher, par groupe de deux ou trois, parfois plus, pour échapper aux rondes quotidiennes des fourgonnettes de police. »
Un jour, alors qu’elle se promenait sur la plage, elle a vu une dizaine de personnes naufragées, trempées, frigorifiées, « ramenées par des agents de la protection civile sur le rivage ». Il y avait des petits « hauts comme ça », souffle-t-elle dans l’obscurité. « Ils ont pu rentrer se réchauffer une petite heure dans une tente installée par les secouristes et puis la nuit est tombée. La tente a été repliée. » Et les naufragés sont restés là, leurs chaussures mouillées, à attendre le premier train pour rentrer dans leur camp de fortune. Depuis, elle fait des « maraudes » dans les dunes et le long des routes : le jour toute seule, la nuit avec des bénévoles de l’association Utopia56 à Calais. Dans son coffre, elle a toujours deux ou trois cartons remplis de bouteilles d’eau, de biscuits, de chips, de fruits secs, quelques couvertures et des vêtements de rechange. La dernière fois, elle a croisé Jean-Luc Dubaële, le maire sans étiquette de Wimereux sur le parking de la plage.
« Il m’a dit : “Madame, ne vous inquiétez pas, on va régler le problème. Les réfugiés, ils sont partout, ils se multiplient, ils polluent notre Côte d’Opale avec leurs détritus, c’est une plaie pour la ville, un poison”. J’ai répondu : “Mais monsieur le maire, on parle quand même d’êtres humains”. Il m’a répondu : “C’est pas des humains, c’est des rats”. »
Contacté par « l’Obs », ce dernier dément formellement l’ensemble des propos, assurant mettre tout en œuvre pour « secourir les migrants dans sa ville ».
« Quand on voit comment on traite les humains chez nous »
Ainsi va la vie à Calais, Boulogne ou Grande-Synthe. Partout où passent les « migrants » ou plutôt, les « exilés » comme préfèrent les nommer la centaine de jeunes bénévoles qui leur viennent en aide. Tel Olivier, 33 ans, qui a choisi de quitter son boulot de gérant de salle de sport il y a un an pour s’investir à plein temps dans l’association Utopia de Calais. « Pas la peine d’aller faire de l’humanitaire à l’étranger quand on voit comment on traite les humains chez nous », constate-t-il. A chaque « maraude plage », depuis des mois, c’est le même cirque. Un jeu de cache-cache entre police, migrants et les associations qui les aident. Le long de la départementale qui longe la côte, entre Wimereux et Boulogne-sur-Mer, c’est un ballet incessant de fourgonnettes de la police municipale qui passent et repassent, dès l’aube et jusqu’à tard le soir, pour empêcher toute « installation ». Les exilés qui tentent leur chance par la Manche sont repoussés toujours plus loin. Certains viennent de Calais, à 35 km de là, d’autres de Dunkerque, à 80 km.
A la gare de Boulogne-sur-Mer, une vingtaine d’Erythréens attendent le premier train de la journée. Ils sont assis par terre, tout près du chauffage de la boutique Relay. Il y a là Mohamed, 24 ans, et sa sœur Mona, 21 ans. Cette nuit, à 3 heures du matin, ils étaient 29 prêts à embarquer, dont cinq personnes originaires du Yémen, et ces deux petites-filles qui mangent des madeleines en riant. « Mais la police est arrivée, ils nous ont gazés et ont crevé notre bateau avec des couteaux », nous raconte-t-il tristement, en mimant les gestes. En deux mois, c’est sa septième tentative et il commence à « perdre espoir ».
« On est resté trois heures dans l’eau »
A quelques kilomètres de là, devant la petite gare de Wimereux, un autre petit groupe attend son train. Eux aussi ont raté leur départ : « On a pris la mer à 4 heures du matin avec 35 personnes, mais au bout de 10 ou 15 minutes, le moteur s’est arrêté et le canot a commencé à couler. On est resté trois heures dans l’eau avant d’atteindre le rivage où la police nous a interceptés », raconte Kalkidian, 20 ans, originaire d’Erythrée qui tente de se réchauffer, enroulée dans une couverture de survie que vient de lui distribuer Olivier. Son périple a commencé il y a deux ans, « en camion et à pieds » : Ethiopie, Soudan, Turquie, Grèce, Belgique. Et puis après : Calais. « Comme je suis majeure, il n’y a rien pour moi en France. Personne pour me prendre en charge. »
Personne non plus pour aider Mohamed, 20 ans, arrivé il y a six ans de la Somalie et qui ne veut pas parler de son père, parce que son cœur va se « briser » : « J’ai déjà vécu mille vies, et si je pense au passé, je ne peux plus continuer. » Le jeune homme tremble de froid, mais n’échangerait pour rien au monde ses baskets trempées : « Je les ai achetées 7 euros et pour moi, c’est très cher », dit-il dans un sourire. Mohamed en est à sa deuxième tentative et il n’arrive plus à garder espoir :
« Je n’ai pas choisi de naître en Somalie. Je n’ai pas choisi d’être un réfugié. Là-bas, si j’étais resté, je serais sans doute déjà mort. Mais ici, je meurs à petit feu. »
Cette nuit-là, Mohamed n’est pas mort. Kalkidian non plus. Mais 27 personnes sont décédées. Parmi elles, sept femmes, dont une femme enceinte, et une petite fille. Selon la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, il s’agit du « pire accident » depuis 2018. Depuis le verrouillage du port de Calais et d’Eurotunnel, emprunté jusque-là par des migrants tentant de rallier l’Angleterre par la route. Selon Londres, 25 700 migrants ont réussi, sur de petits bateaux, la traversée depuis janvier.
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https://www.nouvelobs.com/societe/20211125.OBS51406/ici-je-meurs-a-petit-feu-depuis-cette-plage-du-nord-des-migrants-s-elancent-dans-la-mer-au-peril-de-leur-vie.html
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