Onze ans après la révolution tunisienne, le président a-t-il sauvé son pays de la zizanie, ou l’a-t-il replongé dans la plus sombre période de son histoire en s’arrogeant tous les pouvoirs au point de dissoudre de facto le Parlement ce lundi 13 décembre ? Reportage.
Un portrait est apparu dans la vitrine vieillotte du studio photo El-Masri, rue du Caire, un étroit passage du centre-ville de Tunis. Cheveux grisonnants, visage fermé mais bienveillant, le président Kaïs Saïed trône entre le père de l’indépendance, Habib Bourguiba (président de 1957 à 1987), et Zine el-Abidine Ben Ali (de 1987 à 2011). A eux deux, plus d’un demi-siècle de dictature. Une place d’honneur presque incongrue pour ce modeste professeur à la retraite, élu en 2019 avec un score digne de ses prédécesseurs (72,7 %), mais après une campagne fondée sur sa simplicité.
C’est la première fois depuis la révolution de 2010-2011 que le gérant du studio, Moaz, affiche le portrait d’un chef d’Etat. « Je ne mets que les présidents réels, précise-t-il. Ceux qui prennent leurs responsabilités et ne se lient pas aux islamistes. » Faut-il entendre « ceux qui s’arrogent tous les pouvoirs », comme le fit Kaïs Saïed le 25 juillet en interprétant à son avantage l’article 80 de la Constitution pour décréter l’Etat d’exception, s’accaparer les compétences du gouvernement et fermer le Parlement avec le concours de l’armée ? Point d’orgue de cette mainmise : lundi 13 décembre, à quatre jours de l’anniversaire du début de la révolution tunisienne, le président vient d’annoncer dans un discours à la nation sa décision de prolonger d’un an la suspension du Parlement jusqu’aux prochaines élections législatives de décembre 2022 dont les modalités restent à définir. Une dissolution de facto.
Pour Moaz, « la Tunisie a besoin d’un régime à une seule tête. Dix ans de révolution ne nous ont apporté que des politiciens corrompus et de la misère ». Comme lui, 80 % des Tunisiens, exaspérés par une classe politique rongée par ses querelles intestines, jugée incompétente et malhonnête, ont soutenu cette prise de pouvoir. Pour ses partisans, le président vient de sauver le pays d’une guerre civile entre pro et anti-islamistes et, après une réforme constitutionnelle nécessaire, rétablira la démocratie. N’a-t-il pas affirmé, citant de Gaulle : « Ce n’est pas à mon âge que je vais commencer une carrière de dictateur » ? Pour ses détracteurs, ce « populiste » a mis en œuvre un plan longuement mûri : l’objectif officiel de sa réforme, « rendre le pouvoir au peuple », le concentrerait dangereusement entre les mains du président. Un coup d’Etat.
Modeste prof de droit
Qui est Kaïs Saïed, ce professeur assistant à la faculté de droit de Tunis devenu président, ce géant à l’allure austère et à la voix de robot ? Fils d’un fonctionnaire et d’une mère au foyer, né en 1958 à Tunis dans une famille cultivée mais modeste, il grandit dans la banlieue populaire de Radès. La vie de cet enfant de l’école publique baigne dans le droit : le jeune Kaïs Saïed, puis son frère Naoufel − son directeur de campagne en 2019 − étudient les sciences juridiques. Diplômé en droit international public et constitutionnel, Saïed enseigne à la faculté de Sousse – où il rencontre son épouse, Ichraf Chebil, alors son élève, aujourd’hui magistrate – puis à Tunis.
C’est peut-être cet habit de modeste prof de droit qui le caractérise le mieux. Dans la cour arborée de la faculté, à deux pas de l’amphi 14 où Saïed a enseigné jusqu’en 2018, ses anciennes élèves Saida et Nour évoquent « un enseignant attentif, ouvert à la discussion, rigoureux mais juste, avec une grande discipline personnelle », qui avait même assuré son cours alors que sa mère était mourante. « Il a juste confié son téléphone au gardien pour qu’il le prévienne en cas d’urgence. » Dévouement ou entêtement ? Pour d’anciens collègues, sa droiture confine à l’intransigeance. Il se serait brouillé avec son directeur de recherche et aurait renoncé à sa thèse plutôt que de solliciter un autre ponte.
Nour n’a pas voté pour son professeur en 2019 : « Je pensais qu’il échouerait à imposer ses principes dans ce monde de compromissions. » Aujourd’hui, elle hésite : défend-il réellement l’Etat de droit ? « Il a érigé la lutte contre la corruption en priorité, mais les arrestations arbitraires semblent se multiplier… » En trois mois, selon Amnesty International, la justice militaire a engagé des enquêtes contre au moins dix civils, dont quatre après des critiques du président.
Le professeur n’a jamais appartenu à un mouvement politique, associatif ou syndical sous Ben Ali. Il fut pourtant l’un des premiers en 2011 à se joindre aux sit-in de la place de la casbah. Il a modifié la date anniversaire de la révolution (le 17 décembre 2010, jour de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, au lieu du 14 janvier 2011, fuite de Ben Ali) et considère que le mouvement a été récupéré par les partis politiques qu’il honnit. « Il croyait dans les débats qui émergeaient au sein du peuple, raconte son amie et ancienne collègue Rachida Ennaïfer. Ce mouvement populaire l’a convaincu de s’impliquer. » Pilier des sit-in, l’entrepreneur Faouzi Daas se souvient de celui qui défendait, déjà, une démocratie directe soutenue par des comités locaux : « Nous avons confiance, il établira un régime qui permettra au peuple de gouverner réellement. »
Le professeur devient un invité régulier des plateaux télé où il analyse la rédaction de la nouvelle Constitution. S’exprimant dans un arabe classique, avec sa diction théâtrale, sa voix grave marquée par le tabagisme, il marque tant les esprits que son nom apparaît dans les présidentiables dès 2013. Attend-il sa retraite en 2018 pour se lancer ? Ou est-il empêché, comme le dit la rumeur, par des problèmes de santé ? Il candidate en 2019.
Entre-temps, il arpente la Tunisie, donne des conférences dans des régions reculées. Son modeste véhicule devient son meilleur faire-valoir, un signe d’humilité. « C’est grâce à nos voitures que nous avons fait connaissance, raconte Rachida Ennaïfer. Nous possédions tous les deux une Opel Corsa blanche, ce qui tranchait avec les standards élevés du parking de la faculté. » Après une campagne sans argent, sans parti, sans meetings, qui va perturber ses concurrents et ses commentateurs, le candidat « antisystème » sort grand gagnant.
« Il s’est isolé au palais de Carthage »
Peu d’électeurs connaissent alors Kaïs Saïed. Ce qui leur importe est qu’il ne représente ni l’ancien régime ni les nouveaux politiciens ambitieux, ni surtout les islamistes, considérés comme incompétents et malhonnêtes après dix ans de participation au pouvoir. Lors de l’entretien qu’il nous avait accordé en septembre 2019, dans le petit appartement du centre-ville qui lui servait de quartier général, Saïed avait remis en cause les notions de modernisme et de conservatisme, tout en assumant ses positions en faveur de la peine de mort ou contre l’égalité successorale entre hommes et femmes. Wahid Ferchichi, professeur de droit public et président de l’Association tunisienne de Défense des Libertés individuelles, analyse :
« Le peuple défend des valeurs conservatrices et Saïed le caresse dans le sens du poil. Avoir nommé Najla Bouden comme Premier ministre est en réalité un triste symbole : une femme peut devenir cheffe du gouvernement, mais pas de sa propre famille. Seuls les pères exercent l’autorité parentale. »
Pour ce juriste, le président − qu’il décrit comme nationaliste, populiste et conservateur −, s’inspire des leaders arabes des années 1950, en particulier du président égyptien Gamal Abdel Nasser sur la tombe duquel il s’est recueilli, au Caire, en avril. Comme le champion du panarabisme et une grande majorité des Tunisiens, Kaïs Saïed soutient la cause palestinienne. Il refuse de reconnaître Israël, ce qui lui vaut d’être accusé d’antisémitisme. Il s’en est défendu durant la campagne, en invoquant son histoire familiale : sous l’occupation allemande de la Tunisie, en 1942 et 1943, son père aurait quotidiennement aidé la jeune Gisèle Halimi, née à La Goulette dans une famille juive, à franchir les barrages pour rejoindre son lycée.
Son projet de « comités locaux » est-il une référence au régime libyen de Mouammar Kadhafi, autre disciple de Nasser ? « Des kolkhozes de Lénine aux comités de Kadhafi, ces expériences n’ont donné que des Etats fascistes », met en garde Walid Ferchichi. Le projet paraissait invraisemblable durant la campagne, tant l’idée que les députés acceptent d’être dépossédés de leur charge semblait incongrue. Aujourd’hui, derrière les grilles du palais du Bardo, les chars de l’armée encerclent le Parlement. Et le président gouverne par décret.
De nombreux professeurs de droit – en particulier ses amis – ont justifié sa prise de pouvoir. « A situation inédite, réaction inédite, dit le juriste Mohamed Salah Ben Aïssa. Les députés bloquaient le fonctionnement de l’Etat en pleine crise économique et sanitaire. » « Il a pris une décision courageuse », ajoute l’ancien ministre de la Justice sous Ben Ali, Sadok Chaabane. Mais aucun ne défend son projet de démocratie directe. « Je ne peux pas croire qu’il veuille mettre un tel système en place », dénonce Amine Mahfoudh, professeur à la faculté de Sousse.
L’opposition s’organise. Des militants politiques et des intellectuels ont lancé le 8 novembre le mouvement « Initiative démocratique ». Parmi eux, le constitutionnaliste Jawar Ben M’barek s’inquiète d’une volonté de diviser, en « opposant dangereusement “les patriotes” aux “traîtres”. Kaïs Saïed déshumanise les seconds, les qualifie de virus, d’insectes, va jusqu’à appeler à “épurer” le pays. » Malgré ses craintes d’être poursuivi par la justice militaire, l’ex-ambassadeur Abderraouf Betbaieb, soutien du président durant la campagne, alerte aussi :
« Il s’est isolé au palais de Carthage. Il ne prend plus aucun de ses anciens conseillers au téléphone, il s’est coupé des Tunisiens. »
Ses rares sorties, de plus en plus mises en scène, renforcent cette impression de distance, comme lorsqu’il s’est rendu à Mnihla, le quartier où il a gardé son domicile, il y a quelques semaines. « C’était du cinéma, regrette Adel Bouzaien, serveur au café Le Bien-être. Nos vies ne lui importent plus. Après quelques photos, il est reparti au palais de Carthage, et moi j’ai fini ma journée : 18 dinars [5 euros, NDLR] pour 11 heures de boulot. » Bientôt, pour apercevoir Kaïs Saïed, le plus sûr sera de passer devant la vitrine du photographe de la rue du Caire. A moins que, dans un « remake » des ères Bourguiba et Ben Ali, ses portraits se multiplient chez les commerçants soucieux d’afficher leur soutien. On n’en est pas encore là. « Les c..ommandes restent rares, déplore le gérant. Ça serait bon pour la boutique. » Moins pour la démocratie.
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