Chez Castel, en 1967. Salvador Dalí et Paul Wynter (Monsieur Univers 1966) dans la salle du restaurant.
Photo Giancarlo BOTTI/Gamma-Rapho
ARIS EST UNE FÊTE (5/8) – En 1962, fini les bals et les clubs de jazz. Élitiste et excentrique, poussée par le vent de liberté qui souffle au lendemain de la guerre d’Algérie, la boîte de nuit ouverte par Jean Castel redonne au noctabulisme ses lettres de noblesse. Et devient le symbole de la fête romanesque et du chic éternel.
La porte d’entrée rappelle le rouge vermillon de la cabine téléphonique anglaise. Un clin d’œil au Swinging London, aux Stones et aux Beatles qui eux aussi chérissaient ce temple de la nuit ? C’est pourtant un mythe bien parisien, un établissement situé au cœur de Saint-Germain-des-Prés, non loin du Flore, au 15, rue Princesse. Castel est un nom qui sonne comme un sésame chargé de charme. Un sésame synonyme de fête romanesque et de chic éternel, inséparable des années 1960. Lorsqu’il s’ouvre, en 1962, le lieu annonce sans le savoir l’avènement d’un phénomène nouveau, moderne. Auparavant, on allait dans les bals, on sortait dans des clubs de jazz. En allant chez Castel, on va en boîte de nuit.
Une boîte de nuit très spéciale. Qui dit « Chez Castel » dit plutôt bistrot de bougnat ou pension de famille. Le décor à l’intérieur, entre loge de concierge et maison close kitsch, n’a d’ailleurs rien de mirobolant. Jean Castel (1916-1999), le créateur et gérant, n’est pas auvergnat mais il a le Sud-Ouest et le rugby dans la peau. Ce gaillard à l’œil bleu, au gabarit de troisième ligne, a déjà ouvert à la fin des années 1950 L’Épi Club, boulevard du Montparnasse, ancêtre de Castel. Une épicerie (!) au rez-de-chaussée et une salle en bas avec un bar où l’on peut danser. Quelques années plus tard, il déniche un petit immeuble un peu délabré de la rue Princesse, pour en faire the place to be. Il loge tout en haut, laissant le reste d’espace pour son club si particulier. Où l’on a l’impression d’entrer chez quelqu’un. Une mini entrée, au fond à droite un bar et des canapés, à gauche un petit restaurant avec nappes à carreaux surnommé « le foyer » (1). Et la piste de danse au sous-sol. L’escalier est étroit. Rien ne paraît trop grand. Ambiance feutrée et intime.
Reste qu’il faut pouvoir y entrer. On n’accède pas au saint des saints comme ça. Il faut montrer pattes blanches. Le lieu est un club privé, qui exige de la tenue. Cravate recommandée, sinon allure magnétique. Derrière le judas, Castel lui-même veille au grain, avec Huguette, la physionomiste. Mieux vaut être une célébrité, mais ce n’est pas indispensable. Pas suffisant non plus. Le roi Hussein de Jordanie se fait refouler une fois. Motif : Castel refuse qu’il y pénètre avec ses gardes du corps. Pas de calibres à la maison. Mick Jagger, pourtant un habitué, lui aussi trouve porte close une nuit : parce qu’il est en jean ! Castel, surnommé le Commandant, en référence à la voile, son autre passion, peut avoir son caractère. Il dirige son navire nocturne en snob atypique, aussi strict que généreux.
Un club élitiste mais néanmoins ouvert à l’excentricité. À ce qui peut déborder du cadre. Le cénacle est nettement plus rigolard, moins guindé que celui de chez Régine, l’autre grande boîte de nuit de l’époque, sa concurrente, en guéguerre permanente avec lui. Castel est surtout plus pop. Et plus rock. Grâce à un grand passeur méconnu : Philippe Denis. Ce magicien des platines au faux air d’Oscar Wilde est celui qu’on appelle alors le disquaire, pas encore le DJ. À l’avant-garde du goût, il s’approvisionne directement en vinyles à Londres. Là-bas, il déniche le nec plus ultra du rock, du rhythm’n’blues mais aussi de la soul américaine. Résultat : il déclenche la fièvre en pensant chaque étape de sa programmation, passant les Rolling Stones et les Yardbirds, Wilson Pickett, Otis Redding, Aretha Franklin, James Brown. « Je jouais très fort, raconte l’intéressé (2) puisque le mur où il y avait les bouteilles qui donnait sur la rue tremblait. Les gens au-dessus râlaient. Jean Castel est venu plusieurs fois me dire de baisser le volume. Mais ça n’a pas été plus loin que ça. Le lendemain, c’était rebelote. »
En bas, la jeunesse décomplexée, les danseurs. Au rez-de-chaussée, les causeurs, plus vieux en général. Au bar, Castel est entouré de ses amis, qui refont le monde en trinquant à l’infini. L’intérêt du lieu repose beaucoup dans cette curieuse cohabitation de plusieurs générations qui viennent « s’éclater ». On est alors au pic des Trente Glorieuses, où souffle un vent de légèreté enivrante. La guerre d’Algérie vient de s’achever. La vie qui brille et pétille comme du champagne, la vie décuplée au cœur de la nuit, voilà ce que le club promet à ses clients. Le noctambulisme n’est pas né au 15, rue Princesse, mais il y retrouve à coup sûr ses lettres de noblesse. Zouzou, l’actrice électrique de L’Amour l’après-midi (Rohmer), pourrait en être la figure emblématique, ce n’est pas la seule. Voyez Dutronc, qui a largement concouru au culte en commençant sa chanson par « J’aime les filles de Chez Castel ». C’est là-bas qu’on trouve alors les plus belles filles du monde. Peut-être parce qu’elles y sont plus libres qu’ailleurs. « C’était l’un des rares endroits, témoigne Sofi Bollack, muse de Dali et elle-même peintre, où une femme pouvait aller sans être accompagnée par un garçon, et c’était très important à cette époque. D’ailleurs, souvent, pour oublier un garçon qui vous avait embêtée ou fait du chagrin, si on était un peu triste, on allait là-bas se vider la tête. »
La fête dégage alors un parfum d’innocence. Elle n’est pas encore sponsorisée par des marques. Il y règne encore du jeu, de la provocation bon enfant. Pour preuve, la Bostella (3), créée par Yvan Bostella, étrange danse qui préfigure le pogo, où les gens sautent de l’escalier et s’agglutinent les uns sur les autres, dans une mêlée à la fois tendre et sauvage. On en a un aperçu dans une séquence de Quoi de neuf, Pussycat ? de Clive Donner (1965), avec un Peter O’Toole déchaîné, l’acteur anglais étant un habitué du lieu. Mélanger les castes et les tribus, les gens de « la haute » et la faune de l’underground psychédélique (Kalfon, Clémenti, Zouzou, Nico), la bande du Drugstore et les équipes de rugby, Brian Jones et la Callas, voilà sans doute la clé de la réussite de Castel. Musiciens en costume cintré Renoma, mannequins en Paco Rabanne ou Courrège, sportifs, chanteuses, romanciers, journalistes, intellos, ministres, c’est ce cocktail éclectique qui procure l’énergie si excitante du club. Parmi ses piliers, on trouve les délicieuses Françoise (Dorléac, Hardy, Sagan), Sacha Distel, Jean-Louis Trintignant, Jean-Pierre Cassel, Pierre Bénichou, Claude Brasseur, Maurice Ronet, Jane Birkin, Serge Gainsbourg, Blondin. Côté stars internationales, il n’est pas rare d’y voir Frank Sinatra, Salvador Dali, Andy Warhol.
En allant chez Castel, on peut miser sur un happening, sur des frasques héroïques, parfois pathétiques, mais oubliées le lendemain. Jean de la Lune, comme l’appelle Bénichou, y organise des soirées à thème, des fêtes déguisées, un « bal des dégoûtantes » où les messieurs se travestissent en vierges débutantes. Une nuit, il transforme son club en genre de ferme russe, remplie de canards, de cochons et de poules, avec des tziganes qui jouent au milieu du boxon. Les Kinks sont là, repartent ivres morts le matin, sidérés par le délire. Ils font passer le mot outre-Manche. La semaine suivante, les Who débarquent à Paris et veulent absolument aller dans la boîte où il y a des animaux, en pensant que c’est tous les soirs pareil. Eh bien non, justement !
Dans les années 1970-80, Jean Yanne, Coluche, Olivier de Kersauson, Jacques Martin prennent le relais pour écrire d’autres pages. Différentes, moins fascinantes, sans doute. Castel s’est malgré tout maintenu. Et puis il y a eu plusieurs fermetures, un incendie, les dettes de Jean Castel, qui lâche l’affaire et meurt en 1999. L’homme était un idéaliste plus qu’un affairiste – il a tenté de reproduire Castel à Tokyo et à Rio, sans succès. Reste que soixante ans après sa création, le lieu continue d’exister et porte toujours son nom. C’est exceptionnel dans l’histoire des night-clubs européens – il n’y a guère qu’Annabel’s à Londres à avoir pareillement survécu. Aujourd’hui, s’y amuse une jeunesse jet-setteuse dopée à la finance, à des années-lumière de la bourgeoisie bohème et artistique d’antan. La déco a changé. N’empêche, la configuration du temple est restée la même. Toujours le bar à droite, les salons privés pour le restaurant aux étages, et le dance floor au sous-sol. Étrange impression, susceptible de ranimer des souvenirs, voire des hallucinations. Vers les 3 heures du mat’, après six, sept gin tonics, il arrive qu’on y croise le fantôme de Bardot.
(1) Plus tard, dans les années 1970, Castel s’agrandit par le haut, avec à l’étage un restaurant étoilé dans un petit salon.
(2) Dans Ma nuit chez Castel, de Valentin (éd. Kiwi). Un livre qui regroupe une cinquantaine d’interviews.
(3) Édouard Baer l’a choisie comme titre, pour l’un de ses films, en 2000. En rendant ainsi hommage à la boîte que lui-même a beaucoup fréquentée avec ses amis, Frédéric
Publié le 25/12/21
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