https://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/2018/03/letranger-avec-the-cure-killing-an-arab.html
Tuer Un Arabe
Standing on the beach
Debout sur la plage
With a gun in my hand
Un pistolet à la main
Staring at the sea
Je fixe la mer
Staring at the sand
Je fixe le sable
Staring down the barrel
Je fixe du canon
At the arab on the ground
L'arabe par terre
I can see his open mouth
Je vois sa bouche ouverte
But I hear no sound
Mais je n'entends aucun son
(Chorus)
(Refrain)
I'm alive
Je suis en vie
I'm dead
Je suis mort
I'm the stranger
Je suis l'étranger
Killing an arab
Qui tue un arabe
I can turn
Je peux me retourner
And walk away
Et m'en aller
Or I can fire the gun
Ou je peux tirer avec le pistolet
Staring at the sky
Je fixe le ciel
Staring at the sun
Je fixe le soleil
Whichever I chose
Quoi que je choisisse
It amounts to the same
Cela revient au même
Absolutely nothing
Absolument rien
Entre le tragique et l’absurde, entre l’interrogation du silence du monde et l’écriture blanche du récit, L’Étranger fascine les lecteurs. Rappelons que la vie de Meursault bascule lorsqu’il tue un Arabe « à cause du soleil « . L’évolution du personnage passe nécessairement par ce meurtre, et elle se termine par l’affirmation identitaire d’une étrangeté revendiquée pour mieux s’ouvrir au monde. Mais dans ce contexte, aucun critique ne peut nier que le meurtre est commis par un Français contre un Arabe dans une colonie. Nous pourrions lire, dans cet acte, une allusion à la figure du colonisateur imposant son droit de vie et de mort sur le colonisé. D’un point de vue narratologique, il faut remarquer aussi que la parole arabe est absente du roman. L’Arabe est réduit à un objet du discours justifiant par le récit du meurtre l’éveil de Meursault. Dans une Algérie formée à 90 % d’indigènes, dans une Algérie mécontente, dans une Algérie prête à se soulever et à se battre pour sa liberté, l’histoire de L’Étranger prend soudain un sens ambigu. J’aimerais questionner cette ambiguïté par un détour : l’analyse de l’interprétation musicale de L’Étranger par le groupe britannique The Cure. Ainsi, le roman paru en 1942, pendant l’Occupation, a attiré l’attention d’un large public souvent pour des raisons très différentes.
Edward Saïd et la théorie postcoloniale
- 1 Le travail d’Edward Saïd a été précédé par trois livres majeurs : English Speaking Orientalists (19 (...)
1Ma réflexion s’inscrit dans le cadre du postcolonialisme. C’est-à-dire que j’essaie de rendre compte de la manière dont l’Europe – nous pouvons aussi utiliser le terme « Occident »–, et plus particulièrement la France, construit et se construit en représentant le monde qui lui est étranger. Je m’intéresse dans cette étude à la représentation et à la construction de ce qui a été appelé l’Orient. L’un des travaux fondateurs de la réflexion postcoloniale est Orientalism1 d’Edward Saïd. La théorie de celui-ci est fondamentalement anti-essentialiste. L’auteur fait une critique empreinte de scepticisme de tous les systèmes classificatoires ayant eu pour fonction heuristique de nommer spécifiquement et de définir de manière réductrice – cet autre de l’Occident – l’Orient. Le livre n’est pas une défense de l’Orient, mais une enquête et une déconstruction érudites de l’épistémologie occidentale qui a permis de construire une représentation de ce qui se trouve à l’est de l’Europe pour les Anglais, les Français, et, plus récemment, les Américains (États-Unis). La construction de l’identité en fonction d’une théorisation radicale et oppressive de l’altérité est la relation de domination qui est principalement déconstruite dans l’essai d’Edward Saïd. Pour le critique, chaque communauté humaine nécessite pour se définir de créer et de recréer selon ses besoins tout ce qui lui est autre :
- 2 Saïd, E., Orientalism, New York, Vintage Books, 1979, p. 332.
Far from a static thing then, identity of self or of « other » is a much worked-over historical, social, intellectual, and political process that takes place as a contest involving individuals and institutions in all societies. Debates today about Frenchness and Englishness in France and Britain respectively, or about Islam in countries like Egypt and Pakistan, are part of the same interpretive process, which involves the identities of different « others, » whether they be outsiders and refugees. or apostates and infidels2.
2La construction de l’identité à travers les paramètres socialement établis de l’altérité passe nécessairement par les enjeux du pouvoir dans les différentes communautés, et elle a des conséquences directes et concrètes au sein de la société :
- 3 Ibid.
It should be obvious in all cases that these processes are not mental exercises but urgent social contests involving such concrete political issues as immigration laws, the legislation of personal conduct, the constitution of orthodoxy, the legitimization of violence and/or insurrection, the character and content of education, and the direction of foreign policy, which very often has to do with the désignation of the official enemies3.
3Conséquemment, il est primordial de prendre en considération le fait qu’il n’y a pas une identité naturelle et essentielle, vraie et absolue de tout temps. De plus l’identité n’est ni stable ni définitive. L’identité est le fruit d’une construction, d’une invention, d’une création de soi et de l’autre, de soi à travers l’autre. Même si dans ce contexte il n’est facile pour personne de vivre avec l’impression que la réalité humaine est fabriquée, il est néanmoins inévitable de reconnaître qu’elle est continuellement effacée et redessinée à nouveau d’une manière différente.
4Un autre facteur théorique important dans Orientalism est le fait de remarquer que toute culture – aussi pure que certains puissent la considérer – est hétérogène et hybride. Pour cette raison, Edward Saïd écrit :
- 4 Ibid., p. 347.
Any attempt to force cultures and peoples into separate and distinct breeds or essences exposes not only the misrepresentations and falsifications that ensue, but also the way in which understanding is complicit with the power to produce such things as the « Orient » or the « West »4.
5Dès les premières pages du livre, Edward Saïd inscrit fortement dans son étude l’importance de l’opposition binaire entre l’est et l’ouest pour la construction de l’identité européenne. L’Europe existe d’une certaine manière parce qu’elle peut se définir en fonction d’un autre :
- 5 Ibid, p. 1-2.
The Orient is not only adjacent to Europe; it is also the place of Europe’s greatest and richest and oldest colonies, the source of its civilizations and languages, its cultural contestant, and one of its deepest and most recurring images of the other. In addition, the Orient has helped to define Europe (or the West) as its contrasting image, idea, personality, experience. Yet none of this Orient is merely imaginative. The Orient is an integral part of European material civilization and culture. Orientalism expresses and represents that part culturally and even ideologically as a mode of discourse with supporting institutions, vocabulary, scholarship, imagery, doctrines, even colonial bureaucracies and colonial styles5.
6L’analyse d’Edward Saïd met l’accent sur le fait que les représentations des textes européens parlant de l’Orient uniquement à des lecteurs occidentaux – en aucun cas un Oriental est considéré comme un lecteur potentiel par des écrivains, des administrateurs ou encore des chercheurs – sont seulement des représentations possibles – des constructions par l’entremise de l’écriture de l’Orient et des Orientaux. En aucun cas, ces représentations rendent compte d’une nature, d’une essence ou de la réalité orientale – il faut rappeler que généralement l’Orient, c’était le Maghreb, le Moyen-Orient, l’Inde et l’Asie. L’analyse de la construction de l’Orient dans les représentations textuelles est au centre de la démarche critique d’Edward Saïd. L’Orient est donc une rhétorique en langue anglaise, allemande, italienne ou bien française. L’Orient existe à travers des figures de style et des jeux littéraires. L’Orient, c’est la rencontre d’une série de citations textuelles arrangées et réarrangées selon des auteurs européens pour un public de lecteurs européens. L’Orient serait avant tout une partition à interpréter par et pour des Occidentaux.
7Il ne faut donc pas chercher à juger la vérité des représentations de l’Orient par des Occidentaux, mais il faut analyser les représentations textuelles en tant que contributions à l’émergence d’une construction socio-historique de l’identité anglaise ou française en fonction des commentaires sur l’altérité orientale. Ces représentations ont eu un rôle important à jouer en Europe – il ne faudrait pas oublier qu’elles ont été inventées pour un public occidental –, et c’est peut-être là que se trouve leur plus grande valeur discursive. C’est cela qu’Edward Saïd explique quand il écrit :
- 6 Ibid., p. 273.
My whole point about this System is not that it is a misrepresentation of some Oriental essence – in which I do not for a moment believe – but that it operates as representations usually do, for a purpose, according to a tendency, in a spécifie historical, intellectual, and even économie setting. In other words, representations have purposes, they are effective much of the time. they accomplish one or many tasks. Representations are formations, or as Roland Barthes has said of all the operations of language, they are deformations. The Orient as a representation in Europe is formed – or deformed – out of a more and more spécific sensitivity towards a geographical region called « the East »6.
8La formation et la déformation de l’identité arabe, chinoise ou japonaise à travers les représentations de l’Orient doivent être considérées en tenant compte du destinateur et du destinataire du texte, car comme le remarque le critique :
- 7 Ibid., p. 308.
A still more implicit and powerful difference posited by the Orientalist as against the Oriental is that the former writes about, whereas the latter is written about. For the latter, passivity is the presumed role; for the former, the power to observe, study, and so forth; as Roland Barthes has said, a myth (and its perpetuators) can invent itself (themselves) ceaselessly. The Oriental is given as fixed, stable, in need of investigation, in need even of knowledge about himself. No dialectics is either desired or allowed. There is a source of information (the Oriental) and a source of knowledge (the Orientalist), in short, a writer and a subject matter otherwise inert. The relationship between the two is radically a matter of power, for which there are numerous images7.
9C’est dans ce contexte que l’accumulation de savoir au sujet de l’Orient et la création d’une série de représentations des Orientaux sont des stratégies discursives du pouvoir européen pour imposer sa force sur les autres régions du globe. L’Orient tel qu’il est conçu dans la théorie développée par Edward Saïd est un système de représentations fondé sur un ensemble de forces qui a amené cet Orient tout d’abord dans les filets de la conscience et du savoir européens, pour ensuite l’emprisonner dans les différents empires coloniaux.
10Ainsi l’expérience anglaise, française et américaine de l’Orient a permis d’occuper le territoire, d’influencer la réalité socio-politique et de coloniser le savoir et l’imaginaire orientaux. C’est cela l’Orientalisme : une machine culturelle à laquelle ont participé des militaires, des politiciens, des scientifiques, mais aussi des artistes. Pour cette raison, le critique précise que :
- 8 Ibid., p. 197.
To be a European in the Orient, and to be one knowledgeably, one must see and know the Orient as a domain ruled over by Europe. Orientalism, which is the System of European or Western knowledge about the Orient, thus becomes synonymous with European domination of the Orient8.
11Et ceci est vrai pour des individus qui ont été considérés comme des rebelles en Occident (Angleterre, France, États-Unis, etc.), mais qui ont été vus comme des agents potentiels du pouvoir impérialiste en Orient. Certains d’entre eux, comme Albert Camus, peuvent être compris dans la catégorie des scribes du passé des empires coloniaux d’Occident en Orient.
12Ces scribes ont contribué à bâtir un empire colonial et à le maintenir jusqu’à l’aube des guerres d’indépendance. Leurs textes constituent la cristallisation d’une série de dogmes occidentaux concernant l’Orient. Dans ce contexte, un Arabe – ou plus généralement un Oriental – est avant tout considéré comme un Arabe, et seulement après est-il vu comme un être humain. Ce qui est clair à partir de cette analyse, c’est qu’il y a eu construction d’une totalité orientale indifférenciée, et par conséquent inhumainement anonyme. En niant l’individualité, l’Occident nie l’humanité de ceux qui sont nommés uniquement par le terme « Arabe(s) ».
13Il est clair que la force culturelle de la nation et sa capacité à créer un savoir sont étroitement liées dans l’entreprise de domination impériale en ce lieu qui fut appelé l’Orient de manière générale. Tout ce qui est extérieur à la réalité immédiate de l’Europe est considéré comme radicalement différent. Ceci a pour conséquence de croire que tout ce qui n’est pas l’Europe est nécessairement inférieur. Ce raisonnement sophistique trouve ses défenseurs et puise sa force de persuasion dans la production discursive d’une série d’institutions sociales. La production textuelle savante et artistique contribue à construire une vérité ne s’appuyant que sur des représentations inventées par des Européens pour décrire l’Orient pour les membres de leur propre communauté. Conséquemment, l’objectivité du discours savant sur l’Orient est en réalité une intersubjectivité entre l’Européen qui a des connaissances sur l’Orient et l’Européen qui veut acquérir des connaissances. Ce dernier pourra à son tour transmettre l’information obtenue sous forme de citation, et par conséquent l’Orient est peu à peu culturellement construit en Occident par cette relation de savoir-pouvoir.
- 9 Edward Saïd analyse des textes d’Albert Camus dans la section intitulée « Camus and the French Impe (...)
14Dans Culture and Imperialism9, Edward Saïd concentre de plus en plus son analyse postcoloniale autour des œuvres littéraires. Il explique sa décision de la manière suivante :
- 10 Saïd. E., Culture and Imperialism, New York, Vintage Books, p. 12-13.
The main battle in imperialism is over land, of course; but when it came to who owned the land, who had the right to settle and work on it, who kept it going, who won it back, and who now plans its future – these issues were reflected, contested. and even for a time decided in narrative. As one critic has suggested, nations themselves are narrations. The power to narrate, or to block other narratives from forming and emerging, is very important to culture and imperialism, and constitutes one of the main connections between them10.
15Plus loin dans le livre, il ajoute :
- 11 Ibid., p. 67.
In reading a text, one must open it out both to what went into it and to what its author excluded. Each cultural work is a vision of a moment, and we must juxtapose that vision with the various revisions it later provoked11.
16De ce point de vue, toute narration romanesque est une manière de voir le monde et de le représenter à partir d’un contexte historique socio-politique. Il est très important de prendre en considération ce que l’auteur a dit et ce qu’il n’a pas dit : le silence peut parfois être encore plus important que ce qui est clairement raconté. Il faudrait aussi préciser que dans le cadre des études postcoloniales, il serait inadéquat de ne pas analyser ce qui est classé pour différentes raisons dans la catégorie de la « culture populaire ». Au contraire, toute production culturelle doit être étudiée.
L’actualisation de L’Étranger dans le champ de la culture rock-punk anglaise
- 12 Entre 1975 et 1979, des jeunes issus de milieux économiquement et socialement défavorisés se révolt (...)
17C’est pour cette raison que la réécriture de L’Étranger par The Cure me paraît importante. Le roman passe de la culture littéraire française à la culture populaire anglaise. Il y a un recyclage culturel qui a lieu, et ce recyclage est une interprétation intéressante d’un roman qui est parfois problématique. Le groupe The Cure émerge de manière marginale de la tendance rock-punk vers la fin des années 7012, mais il atteint une très grande popularité et un succès commercial vers le milieu et la fin des années 80 aussi bien en Angleterre qu’en Europe et en Amérique du Nord. À ses débuts, The Cure jouait une musique noire, soutenue par une guitare pop nerveuse, et les chansons avaient un lyrisme pseudo-littéraire. La musique et les chansons de The Cure étaient fortement influencées par les obsessions autodestructrices de son leader Robert Smith. Le groupe compose à l’époque une chanson inspirée de L’Étranger d’Albert Camus : « Killing an Arab ». The Cure a signé un contrat avec le label Hansa. Après le refus de ce label d’utiliser cette chanson comme premier 45 tours, le groupe rompt le contrat en mars 1978. Un enregistrement est envoyé à Chris Parry de Polydor. En décembre 1978, la chanson est mise sur le marché, non chez Polydor qui préfère attendre pour la rééditer plus tard, mais sous l’étiquette Small Wonder. Au début de 1979, Chris Parry quitte Polydor pour fonder une compagnie : Fiction. The Cure signe avec lui, et « Killing an Arab « est disponible de nouveau en février 1979. L’album permet au groupe d’organiser une première série de spectacles en Angleterre.
18Le succès du groupe crée une demande pour une compilation de leurs chansons. The Cure produit Staring at the Sea : The Singles en 1986. « Killing an Arab « fait partie du disque. En février 1979, un premier incident avait eu lieu autour de cette chanson. Des membres du « National Front « (mouvement anglais d’extrême droite), lors d’un concert de The Cure, ont déclenché une bagarre générale, parce qu’ils ont distribué au public des tracts demandant de tuer un Arabe. En 1986, sous la pression et les protestations du Arab-American Anti-Discrimination Committee, The Cure décide d’interdire la radiodiffusion de la chanson. Pour la première fois, les propos inspirés par la lecture de L’Étranger sont considérés comme racistes et condamnés publiquement. Je me propose d’analyser l’interprétation de L’Étranger en jeu dans l’écriture de « Killing an Arab ». Je m’intéresse particulièrement à cette chanson parce qu’elle a eu un très grand succès médiatique et qu’elle a joué un rôle primordial dans la carrière du groupe The Cure.
- 13 Il faut lire l’excellente analyse de Christine Margerrison, « The Dark Continent of Camus’s L’Étran (...)
19Dans la chanson. The Cure s’inspire du récit de la journée et du meurtre de l’Arabe par Meursault décrit au sixième chapitre de la première partie du livre. Je mets ici en relief quelques articulations de ce passage. Raymond invite Meursault et Marie à passer la journée de dimanche sur la plage dans la banlieue d’Alger chez un ami appelé Masson. Marie, Meursault et Raymond partent ensemble pour la plage. En chemin, ils rencontrent un groupe d’Arabes. Parmi eux se trouve le frère de la « Mauresque « que Raymond a battue et sur laquelle il a craché au moment de l’orgasme pour la punir13. Meursault a aidé Raymond à réaliser son plan de vengeance en écrivant une lettre pour tromper la femme sur les véritables intentions de celui-ci. Il a été témoin de la vengeance odieuse de Raymond. Il a aussi menti en témoignant au commissariat de police qu’il savait que la femme avait « manqué « à son ami. Après cette première rencontre, Raymond et Meursault croient que les Arabes ne les ont pas suivis.
20Ils passent la matinée sur la plage et après le déjeuner Masson, Meursault et Raymond se promènent au bord de la mer. Le soleil est intense sur la plage solitaire. Soudain, ils rencontrent deux Arabes, et ils supposent qu’ils ont été suivis. Raymond provoque, le premier, l’un des Arabes. La bagarre commence, et à l’issue de celle-ci Raymond est blessé au bras et à la bouche par l’un des Arabes qui avait un couteau. Meursault et Masson n’osent pas attaquer l’Arabe maintenant qu’ils savent qu’il a une arme blanche. Les deux Arabes partent.
21Meursault retourne au cabanon, pendant que Masson emmène Raymond voir un médecin. Lorsqu’ils reviennent à la maison en après-midi, Raymond décide de descendre immédiatement vers la plage. Meursault l’accompagne. Au bout de la plage, près d’une source, Meursault et Raymond trouvent les deux Arabes couchés. Celui qui a peut-être blessé Raymond le regarde, et l’autre souffle dans un petit roseau. Raymond a un revolver. Meursault tente d’empêcher son ami de tuer l’un des Arabes. Avant que Raymond ait eu le temps de provoquer la bataille qu’il souhaite, les deux Arabes partent discrètement.
22Sur le chemin de retour, Meursault décide de ne pas accompagner Raymond jusqu’au cabanon. Il retourne seul vers la plage pour marcher. Sous la chaleur et le soleil accablants, il a envie de retourner près du rocher et de la source où ils ont vu les deux Arabes. Il rencontre pour la quatrième fois de la journée l’Arabe qui est peut-être le frère de la femme que Raymond a humiliée et battue. C’est à ce moment de la narration qu’est racontée la scène du meurtre.
23Dans ce chapitre, il faut absolument remarquer deux phénomènes narratifs : au début il y a un groupe d’Arabes qui se réduit vers la fin à un seul ; l’identité du groupe d’Arabes du début et celle de l’Arabe tué à la fin est complètement floue. Il est impossible de les identifier et encore moins de savoir qui est en réalité l’Arabe que Meursault tue. Faisait-il partie du groupe du début ? Était-il le frère de la femme arabe battue et humiliée ? Et même, était-ce la première fois que Meursault le rencontrait pendant la journée ou même de toute sa vie ? Il est impossible de trouver une réponse à ces questions. Regardons maintenant la scène du meurtre de l’Arabe :
- 14 Camus, A., L’Étranger, in Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1962, (...)
Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J’ai été un peu surpris. Pour moi, c’était une histoire finie et j’étais venu là sans y penser.
Dès qu’il m’a vu, il s’est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j’ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s’est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J’étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières micloses. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l’air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu’à midi. C’était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant. À l’horizon, un petit vapeur est passé et j’en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de regarder l’Arabe.
J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur14.
24La chanson « Killing an Arab » du groupe britannique The Cure est inspirée de l’extrait cité de L’Étranger de Camus. Nous avons un exemple d’intertextualité et de réécriture d’un roman, appartenant à la tradition littéraire française du XXe siècle, repris et actualisé par des agents de la culture populaire anglaise presque quarante ans plus tard. La chanson comprend trois couplets, un refrain et il y a une ligne isolée à la toute fin. Toute réécriture étant une lecture particulière et une appropriation d’un texte précis, et pouvant être prise en considération comme une interprétation de celui-ci, je crois important de prendre en compte les éléments mis en relief par la chanson de The Cure :
Killing an Arab
Standing on the beach
With a gun in my hand
Staring at the sea
Staring at the sand
Staring down the barrel
At the Arab on the ground
I can see his open mouth
But I heard no Sound
I’m alive
I’m dead
I’m the stranger
Killing an Arab
I can turn
And walk away
Or I can fire the gun
Staring at the sky
Staring at the sun
Whichever I choose
It amounts to the same
Absolutely nothing
I’m alive
I’m dead
I’m the stranger
Killing an Arab
I feel the Steel butt jump
Smooth in my hand
Staring at the sea
Staring at the sand
Staring at myself
Reflected in the eyes
Of the dead man on the beach
The dead man on the beach
I’m alive
I’m dead
I’m the stranger
Killing an Arab
Oh Meursault
25Un certain nombre de traits caractéristiques de la narration de L’Étranger sont conservés dans la chanson « Killing an Arab « . Tout d’abord, comme dans le récit d’Albert Camus, il y a une prédominance de la première personne du singulier : le déterminant possessif my est le premier indice que l’auditeur rencontre, ensuite l’utilisation du pronom personnel I à l’avant-dernière et à la dernière lignes du premier couplet vient confirmer l’utilisation de ce pronom tout au long de la chanson. Le point de vue dominant, et presque exclusif, est celui de Meursault : tout est perçu et dit à travers le filtre de la voix narrative de ce personnage – l’auditeur n’a à aucun moment le point de vue de l’Arabe. La chanson forme un petit récit narratif mis en musique qui respecte les différentes étapes de l’extrait de L’Étranger dont elle est inspirée – toutefois elle modifie parfois la signification des unités du récit original. Par exemple, le temps de l’action est sans aucun doute le même, puisque elle a lieu pendant la journée – dans L’Étranger le meurtre se déroule en après-midi. Cependant, la mer, le sable, le ciel et le soleil prennent une connotation un peu différente dans le texte de The Cure. Ces éléments sont directement tirés de L’Étranger, mais étant donné que le lieu de l’action n’est pas spécifié – l’auditeur ne peut pas savoir si Meursault et l’Arabe se trouvent sur une plage de la banlieue d’Alger ou bien ailleurs – ces éléments prennent une valeur plus symbolique : ils représentent plus fortement l’eau, la terre, l’air et le feu. Ainsi, la structure narrative du récit est respectée : la scène est décrite à travers la conscience de Meursault et l’action a lieu pendant la journée sur une plage. À partir de ce cadre, The Cure modifie la connotation et la signification d’éléments importants du récit.
26La chanson de The Cure met en scène une voix : cette voix peut être celle de Meursault reconstituée sous une autre forme, mais l’auditeur peut aussi avoir l’impression que cette voix est plurielle. Il y a un chœur qui unit sa voix à celle du chanteur principal pour la dernière ligne du refrain : « Killing an Arab « . L’homme représenté de manière fragmentaire est tout à fait vivant et tout à fait mort. C’est-à-dire qu’il n’est pas entre la vie et la mort. Il ne passe pas non plus de la vie vers la mort au cours de la chanson ou bien, comme plusieurs critiques l’ont remarqué dans L’Étranger, d’un état de mort-vivant vers la découverte de la vie. La figure du personnage esquissé dans « Killing an Arab » est mort, il est vivant et il est l’étranger. Tout comme dans le récit d’Albert Camus, il n’est pas un étranger parmi d’autres, il est l’étranger : l’article défini a une valeur générique. Ce qui diffère de manière marquante dans la chanson, c’est le fait que ce soit lui-même qui se qualifie d’étranger : « I’m the stranger ».
27Dans le même ordre d’idées, la dernière ligne de la chanson inscrit un point de vue très différent, puisqu’il semble y avoir un commentaire extérieur de l’événement. Le « Oh Meursault « – faisant écho aux trois dernières phrases de l’extrait cité de L’Étranger – déplace l’interprétation possible par l’auditeur de la scène. Tout d’abord, parce que cette ligne est graphiquement isolée du refrain et des trois strophes, et aussi parce qu’elle est plutôt murmurée, ou bien dite dans un dernier soupir, au lieu d’être chantée dans l’enregistrement. Ensuite, parce que du premier couplet jusqu’à la fin de la troisième répétition du refrain, l’auditeur perçoit la scène du meurtre de l’Arabe à travers la conscience de Meursault : c’est Meursault qui dit je. Mais à la toute fin, nous ne pouvons pas indiquer clairement l’identité de celui qui exprime ce sentiment de doute. Est-ce Meursault qui dans un dernier moment de lucidité se parle à lui-même ? Est-ce un témoin anonyme de la scène qui n’apparaît pas dans la version originale du récit ? Ou bien est-ce l’auditeur de la chanson qui intervient après avoir pris connaissance de l’histoire ? Cette dernière ligne donne un sens tout à fait différent au récit de L’Étranger, puisqu’en considérant la nature de l’acte de Meursault elle exprime un doute, un reproche et j’irai jusqu’à dire que cette ligne peut être considérée comme la sentence finale d’un jugement. Nous pourrions la traduire de la manière suivante : Meursault, tu as tué un autre homme. Il y a une deuxième ligne qui est aussi prononcée par une voix difficile à identifier, c’est la dernière ligne du troisième couplet : « The dead man on the beach ». L’Arabe n’est pas seulement réduit à son essence raciale et ethnique, il est aussi un homme. C’est-à-dire que l’humanité est rendue à l’Arabe, parce qu’il est vu comme un homme et parce que le meurtre commis par Meursault est condamné à la fin de la chanson. Ce n’est plus Meursault qui prend conscience de manière égocentrique des conséquences que l’assassinat qu’il a commis auront sur la suite de sa vie. C’est un « autre étranger », un témoin extérieur de la scène, une voix aussi anonyme que la figure de l’Arabe, qui juge l’acte meurtrier de Meursault. Cette voix éthique, pour une raison que l’auditeur ignore, a contrairement à l’Arabe la liberté de parole.
28Ainsi, selon cette piste de lecture, nous pouvons considérer que le premier couplet montre bien que l’agresseur est Meursault : c’est lui qui est debout sur la plage avec un revolver. C’est lui qui regarde la mer et le sable qui l’entourent de la même manière qu’il regarde à travers le canon de son revolver un homme. Mais cet homme n’est pas pour lui un être humain, il est réduit au terme « Arabe ». Entre Meursault et cet autre homme la communication est impossible : il n’entend pas ce que l’Arabe dit ou veut lui dire. Il voit une bouche ouverte dont les sons produits ne parviennent pas jusqu’à lui. Le corps de l’Arabe doit être interprété par Meursault à travers sa grille personnelle. Il est incapable de bien percevoir, et encore moins de comprendre, ce qui pourrait être important pour l’autre. Deux individus se rencontrent sur une plage. La différence qui les sépare est un écran qui empêche toute communication, tout en permettant une infinité de projections personnelles de la part de Meursault sur la seule chose qu’il semble capable de voir, même s’il y a un brouillage et une transformation des signes, le corps de l’homme. D’un autre côté, l’auditeur n’a aucune information sur ce que l’autre homme pense. Est-il capable de bien décoder les gestes et l’attitude de Meursault ? Sait-il que Meursault peut le tuer ? De quelle manière voit-il son meurtrier ? Ce sont des questions auxquelles il est impossible de répondre.
29Dans le deuxième couplet, Meursault est tout à fait conscient de ses gestes et des actes qu’il peut poser ou ne pas poser. Il peut faire demi-tour et s’en aller ou bien il peut rester sur la plage et tuer l’Arabe. Sans aucun doute, il fait le choix conscient de tuer l’homme qui est devant lui, contrairement à l’ambiguïté que nous retrouvons dans le récit original. La différence se situe aussi à un autre niveau : Meursault n’accorde aucune valeur à la vie ou à la mort de l’Arabe. L’homme n’a pour lui aucune importance, et son destin ne compte absolument pas dans son système de valeurs morales. Il faut aussi remarquer que l’hésitation de Meursault au deuxième couplet peut être considérée comme une feinte rhétorique : il dit et il se dit qu’il peut tuer ou non l’Arabe, parce que la vie et la mort de celui-ci n’ont aucune valeur pour lui. Toutefois, le refrain indique auparavant très clairement que Meursault est déjà en train de tuer l’Arabe. Il a déjà choisi d’entrer dans le processus d’un assassinat. L’auditeur est le récepteur de la trace écrite et chantée du processus du meurtre qui ne peut pas être arrêté avant que la victime arabe ait été sacrifiée.
30Meursault sent, au troisième et dernier couplet, le sursaut de la crosse lisse du revolver dans sa main après qu’il ait tiré. Il se voit de l’extérieur pour la première fois après qu’il ait commis le meurtre : il regarde son image réfléchie dans les yeux de sa victime – son image est donc inversée et dédoublée. Remarquons qu’il ne se voit pas à travers les yeux de l’homme qu’il vient d’assassiner. En aucun moment nous ne connaîtrons l’image que la victime a eue de son meurtrier. Au contraire, les yeux de l’Arabe deviennent pour Meursault un miroir, c’est-à-dire un objet. Il regarde son image transformée par la réflexion des yeux de l’homme, mais il ne la voit pas comme l’homme a pu la voir avant de mourir. Il se voit de l’extérieur sans pouvoir se voir du point de vue intérieur de l’Arabe. Une fois de plus, l’Arabe est un corps sur lequel Meursault projette son univers personnel ; l’intériorité de l’homme continue à lui échapper après son meurtre. Peut-être aussi que Meursault, le colonisateur, nie toute subjectivité à l’Arabe, qu’il condamne complètement à l’aphasie du colonisé.
31À la fin de « Killing an Arab «, après l’assassinat d’un homme, personne ne s’éveille au monde. Une fois que Meursault a imposé son droit de mort sur celui qui est nommé de manière inhumaine « Arabe », l’auditeur se trouve désenchanté devant l’absurdité d’une tragédie destructrice sans nom. Par un jeu intertextuel très intéressant, qui respecte la structure narrative de la scène du meurtre de L’Étranger, The Cure transforme le système sémiotique du récit de manière à ce que la chanson fasse entendre l’histoire d’une autre façon : Meursault est l’agresseur, il fait le choix consciemment de tuer un homme, parce qu’il ne le reconnaît pas comme son égal pour des raisons d’identité ethnique, il a donc commis un crime contre l’humanité. Sans aucun doute « Killing an Arab » est une lecture critique et une réécriture engagée de L’Étranger. Un groupe de jeunes punks anglais de la fin des années 1970 nous fait voir le récit d’Albert Camus sous un angle idéologique très différent de celui que certains critiques, qui partageaient peut-être une mentalité trop semblable à celle de l’auteur de L’Étranger et de La Peste, avaient défendu jusque-là.
https://books.openedition.org/apu/2366
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