Je l'ai vue blanche la ville
où l'homme devient oiseau
où qu'il soit il ne perd pas la mer
et le ciel toujours à la hauteur
un coup d'ailes sur les jardins pentus
l'arche et le pont sont des corps
qui étendent des passerelles
entre les morts et les vivants
je monte et je descends
je remonte encore je vois son ombre
je la hèle la nuit sur l'autre trottoir
elle a peur dans sa rue pressant le pas
elle ne se retourne pas ses talons résonnent
et vibrent dans le silence
miroir où j'entends frémir les palmes
les arcs dansent au cœur de l'automne
sur la chaussée noire humectée de larmes
le chœur des pleureuses crie sa douleur
elles se déchirent le sein autour de la tombe
pierre blanche coffre de terre
qui enferme le corps du poète
je suis venu te célébrer un an après
ils se querellent autour de ta dépouille
les paroles rassemblent tes reste
et les emportent pour l'adhésion posthume
pour toi j'ai exhumé un vieux poète
qui chantait l'ivresse l'herbe dansait
au pied de sa tombe un cep avait crû
le poids des os avait écrasé les fruits
le sang de la vigne s'était mêlé au sang du poète
dans la coupe j'ai trempé le doigt
j'ai inventé des ablutions pour errer
dans la nuit je cours les tempes battent
derrière l'interrogation j'ai espoir
de lever un voile oh seulement un
des mille voiles qui couvrent l'énigme
le poète ancien avait dit les mots
qui t'éclairent en un petit nombre de vers
je les ai clamés devant les pleureuses
dans la blancheur où l'homme se change oiseau
survolant l'enceinte entre les coupoles
et les tombes les femmes sortent leurs bras
hors du voile l'olive entre les doigts
elles sèment des graines de chènevis
au creux du nombril entre les deux stèles
quittant le kiosque dans le jardin des morts
je marche avec mes compagnons du cru
je m'étonne de l'humanité divisée
désœuvrée dans les bas quartiers
je dis aux amis je vois en cette race
deux peuples parlant deux fonds de langues
portant deux formes de costumes
astiquant deux types de signes
où sont les passerelles comment traverser
entre les deux moitiés le gouffre béant
sera comblé par le fracas des corps
jetés selon le calcul et la cruauté
qui traquent la portée des cadavres
carcasses de fer blanc tordu
les crânes seront les pavés de vos ponts
l'autre peuple est chassé de vos cènes
le gardien de la nuit me prévient
il n'y aura pas de table commune
ne rôdez pas près de la rade
sous les arcades il y a ceux qui mordent
laissant des traces de sang en pleine joue
les deux peuples ne se parlent plus
ils n'échangent plus dans le même alphabet
chacun cache un couteau sous le manteau
les ères se succèdent les fins se suivent
les trappes s'ouvrent ils tuent la mémoire
sans avoir le temps de découvrir
qu'ils disparaissent maîtres et serfs
les pasteurs occupent la ville bâtie
par des aïeux dont les enfants étaient partis
leur don échoue sur les récifs
les formes chantent la gloire du site
les ciseaux avaient taillé dans la barrière
une tunique parée de lettres et de pierres
le linge flotte dans les fenêtres
le sang de la bête immolée est avalé
par la bonde des baignoires
les murs tremblent les ongles creusent
peintures et crépis s'effritent
le prurit atteint la chair du bâti.
migrants des plateaux ils sont nombreux
dans la ville qui tourne le dos à la mer
en ouest je parviens à une gare d’Orient
serait-ce Taormina ou Tolède
au lieu de monter la ville descend
la mer est la dernière marche
à tous les degrés de l'échelle
je rencontre la fin des tribus
les pasteurs sont des lances mobiles
foule solitaire patiente austère
il s'en dégage un silence de cauchemar
les pas sont bus par le goudron
sous la halle le marché est maigre
je n'ai pu tirer le fil de l'enfance
les emblèmes des colons bâtisseurs
recensent une abondance désormais
couverte par une nappe de naphte
le cavalier enturbanné brandit le sabre
dont l'ombre coupe les seins de la République
devant l'opéra hanté par les fantômes
et la synagogue prédestinée à être mosquée
coup d'ailes et je renoue avec l'oiseau
de la première ville je frôle le bleu
de la mer avant de revenir sur terre
et survoler la caserne où siégea la légion
recevant à ses vingt ans un sage allemand
qui avait décrit le bordel et ses fugues
apprenti infini qui parfait la vie
je traverse le spectre de mon initiateur
vers l'exil du nord il me révéla
que le midi est déserté des dieux
c'est un orphelin sans patrie
qui mettait son cœur à sauver les siens
dans le mystère de la pauvreté
il leur donnait place dans le pays
prolongé par le vaste désert
je lui offre le partage
et je répare son ignorance
lui montrant la ville que porte le soufi
comme Le Grec porte Tolède
une ville qu'avivent les mots du poète
qui y dort depuis mille ans
un voyageur anglais dit dans le texte
qu'elle n'est pas la dernière venue
je la visite avec le spectre de mon aîné
à côté d'un lac vide derrière le barrage
la cascade est sans remous ni chute d'eau
le froid n'a pas fixé la poussière
j'ai restauré la saison avec les mots
de mille ans qui irriguent les rues
ces mots je les avais clamés
à la mémoire de l'ami poète
mots ramassés sur la hauteur blanche
face à la ville blessée saignée
détruite conservant des pierres
arrachées à l'ancien labyrinthe
palpitant grâce aux mots
qui brûlent la bouche de l'illustre mort
et qu'entendent les patios rescapés
la nuit le silence l'errance la question
l'ivresse l’es seulement tels sont les mots
de la veille vestiges millénaires
perlant sur la peau de la gazelle
nourrice du poète qui les proférait
toutes les nuits dans la caverne
il allait à sa mamelle étancher sa soif
après un jour studieux en ville
un soir elle s'est détournée de lui
elle l'a même chargé de ses cornes frêles
comme par distraction il avait gardé
en poche les pièces d'une offrande
alors gazelle le bouda l'agressa
elle ne lui avait pas tendu le pis
avant qu'il eût jeté l'obole
au-delà du porche après les marches
un patio parfait m'offre une page bleue
j'y appose des lettres vertes qui m'ouvrent
une salle blanche portant une robe
aux franges violines leur dentelle m'égare
une toile d'araignée avale les cinq horloges
de carton les barres de néon les lustres toc
les exaltés qui en tirent fierté
sont les malades du siècle
courroux et rire secoueraient le dieu
au nom duquel ils jugent et tuent
il les expulserait du temple
dont ils ont usurpé la régence
et les enfermerait dans des garages
ou dans des halls de gare
clos sur leur malsaine odeur
affublés d'insignes origines
des cohortes d'orphelins sortent
de tous les pores de cette terre
il me serait pénible de trancher tes bouts
en coupant les lignes qui tailladent ta peau
pays qu'une de tes langues étrangères
nomme les îles archipel de comptoirs
endigue tes vagues recense tes fossiles
élargis l'intervalle contre tes haltes
dans tes césures accueille tous les tien
accorde-leur la sérénité du dehors
alors ils retrouveront l'innocence
entre fils et filles entre pères et mères
ils entendront la musique du monde.
Abdelwahab MEDDEB
Les commentaires récents