1-Au travail, c’était l’esclavage, Dans la rue, c’était la répugnance, En famille, c’étaient des dommages, Partout, étaient mauvaises les circonstances. Le colonialisme profitait davantage En croyant à l’éternité de l’ignorance.
Nulle patience ne peut résister aux effets de l’injustice.
2-Mais, quand on a trop attisé la flamme, La glace s’est fondue et a débordé le bol. Rien n’a pu arrêter la colère et le drame, Une fois le liquide a atteint le sol. Le corps s’était imaginé sans âme Et la peur était devenue sans rôle.
L’oppression, excite, réveille et active-les soumis.
3-C’est ainsi que s’est manifesté la sagesse, En évoquant le mot ; INDÉPENDANCE. L’objectif circulait avec tact et finesse Et promenait la nation dans tous les sens. Unanimes sur le but et sa noblesse, La minorité n’avait point d’importance.
Rien n’est insurmontable, quand l’imagination épouse la réalité.
4-Nul prétexte n’a pu vaincre la détermination et la foi, Pour renoncer à la décision. Comme un seul homme, le peuple s’est levé à la fois, Dont le support était l’union. L’objectif n’est dominé ni par la force, ni par la loi. Le seul chemin c’est l’action. La détermination est le chemin idéal vers l’objectif.
5-L’action sera accompagnée de misère, Mais dotée de dignité et d’espoir. La patrie qui a appelé, c’est la mère. Qui dit à ses fils : « pas de blanc, sans noir. ». Même durable, la souffrance sera temporaire. Ce qui aura comme âge l’éternité, c’est la gloire.
La privation a toujours donné goût à l’obtention.
6- Elle n’est plus utile la patience, Une patience déjà vieille et séculaire. Se disait l’intelligence, En traçant, telle une araignée, ses repères. L’Algérie ne peut être la France Et la France doit rejoindre son repaire Ephémères, les délices de l’égoïsme se transforment en amertume durable.
7-C’est le 1er novembre 1954, à minuit, Que les vrais appels sont lancés. Des bouches de fusils sortaient des bruits Intelligibles comme des paroles sensées. Le passé et sont contenus sont déjà cuits, La voie du futur, avec du courage, est tracée.
Il suffit de vouloir, le savoir et le pouvoir s’invitent automatiquement.
8-Aucun algérien, digne de ce nom, N’était resté inerte à ces appels. Les fellahs, les ouvriers, les étudiants… Qui jette sa plume, qui jette sa pelle… Pour se jeter eux même dans un camp Menant vers la paix, malgré conflictuelle.
Solides, nulle force ne peut délier les anneaux de la chaîne.
9-Les discours flatteurs et trompeurs Que les colons prenaient pour nécessaires Ne faisaient qu’aiguiser les cœurs Et exciter la maudite mais utile guerre. Les esprits n’étaient fixés que sur l’heure Où l’Algérie et l’algérien, formeront la paire.
La vérité est lumière, le mensonge est obscurité, c’est clair.
10-Le 5 juillet 1962, sonna cette heure, En apportant tristesse et gaieté. Joyeux d’être de sa maison, le seul possesseur Attristé, par ceux qui, à vie, l’ont quitté, L’algérien, a gonflé son cœur En l’emplissant d’amertume et de fierté.
Si les absents étaient présents, « l’utilité serait liée à l’agréable. »
11-Le héros de la révolution, dans sa multiplicité, est unique. Il s’appelle le vrai ALGÉRIEN. Avec du sang, sueur, sacrifices…est écrit son historique, Que rien ne peut décrire aussi bien. Concevant une victoire sûre, réelle et non utopique, Avec le courage, il était toujours en lien.
Quand c’est toute la foule qui chante, identifier les chanteurs, c’est risquer de léser certains. 12– Illogique de méconnaître les morts, S’étant donnés pour que vive la patrie. Omettre de les citer est un tort, Leurs valeurs dépassent tous les prix. Hommage à leur courage si fort. Hommage à leurs parents, veuves et enfants aussi.
Nulle conscience n’égale celle des morts pour la patrie.
13 -Une guerre sans saccages, manque de sens, Et sa cessation ne signifie pas confort. Après elle, une autre guerre commence, Dont le sacrifice est intense et fort. Pour parfaire et bien asseoir notre indépendance, Cessons d’attacher à l’autrui notre sort. Récupérer ses biens, c’est l’idéal, les délaisser, c’est infidèle.
14- Entre la paix et la guerre, La différence est de grande taille, C’est comparer un champ en jachère A un jardin où les fruits se chamaillent. Nous devons être contents et fiers. Être satisfait, peut engendrer des failles.
Qui dit jour, dit nuit dissoute.
15– Tout se fait entre algériens, A l’école, dans l’administration, à l’hôpital… C’est par un langage commun Que le gouvernant et le gouverné se parlent. Si hier, nous étions traités de vauriens, Aujourd’hui nous tenons le croissant et l’étoile.
A nous de les placer haut dans le ciel. 16- Des centaines de milliers de martyrs Est, à notre mémoire, un indice. C’est un nombre qui doit nous unir En nous rappelant leur sacrifice. Leur âme, ne cessera jamais de nous dire : « Il ne faut pas que notre honneur se salisse. » L’ingratitude obstrue les chemins de la bénédiction.
Pour la première fois en soixante ans, un préfet de police a participé aux cérémonies rendant hommage aux victimes du massacre d'Algériens le 17 octobre 1961 à Paris. Dimanche 17 octobre, vers 8h30, le préfet de Paris Didier Lallement a déposé une gerbe de fleurs sur le pont Saint-Michel.
La sonnerie aux morts a résonné. Puis une minute de silence a été respectée "à la mémoire des morts du 17 octobre 1961", selon les paroles prononcées par une représentante de la préfecture de police au micro. Didier Lallement n'a pas pris la parole et n'est resté que quelques minutes sur place.
Face à des proches de victimes parfois en larmes, le chef de l'Etat a participé - geste inédit pour un président français - à un hommage sur les berges de la Seine, à la hauteur du pont de Bezons, emprunté il y a 60 ans par les manifestants algériens qui arrivaient du bidonville voisin de Nanterre à l'appel de la branche du Front de libération nationale (FLN) installée en France.
Cette nuit-là, une répression - "brutale, violente, sanglante", selon les mots de l'Elysée - s'est abattue sur les manifestants qui protestaient contre l'interdiction aux Algériens de sortir de chez eux après 20H30. Dix mille policiers et gendarmes étaient déployés. La répression fut sanglante avec plusieurs manifestants tués par balle dont les corps furent pour certains jetés dans la Seine. Le nombre de morts est estimé par les historiens à au moins plusieurs dizaines, voire 200, le bilan officiel n'en dénombrant que trois et 11.000 blessés.
Journalistes, migrants, militants et même élus politiques ; une trentaine de personne ont décidé de porter plainte contre le Préfet de Police de Paris, Didier Lallement. Selon leur avocat Raphaël Kempf, il est accusé de violence volontaire par personne dépositaire de l’autorité publique, vol en bande organisée et destruction de biens. Ces faits concernent notamment le soir du 23 novembre. Ce soir-là, un camp d’exilés et de migrants était installé sur la Place de la République par l’association Utopia56. Le but de la manœuvre était de leur trouver une solution d’hébergement. Une soirée ou cours de laquelle tout le monde a pu voir le déchaînement du dispositif policier. Migrants, militants, journalistes, élus ; la police n’aurait pas fait dans le détail. Pour en parler, Le Média a reçu l’avocat Raphaël Kempf, il explique le motif de la plainte et les faits qui sont reprochés à Didier Lallement.
Le 17 octobre 1961, des dizaines de milliers d’Algériens manifestent dans Paris contre le couvre-feu qui leur est imposé. La répression est sanglante. Retour, 60 ans plus tard, sur l'une des pages les plus sombres de l’histoire française.
Ce 17 octobre 1961 à Paris, une manifestation du FLN algérien réprimé dans le sang
Histoire et mémoires de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris
Dans le cadre de la commémoration des 60 ans du 17 octobre 1961, nous proposons ici un entretien avec Emmanuel Blanchard (historien) et Mogniss H. Abdallah (journaliste et réalisateur). Découpé en trois parties, qui peuvent être regardées indépendamment ou à la suite, cet entretien tente de faire un état des connaissances vu de France sur cet événement.
Les faits
Cette première partie revient sur la manifestation elle-même. Interrogé par Mogniss Abdallah, Emmanuel Blanchard retrace le contexte de l’époque : la violence des derniers mois de la guerre d’Algérie et la pression policière sur les Algériens vivant en France métropolitaine. Ils abordent également les motivations de la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN), à l’origine de l’appel à manifester, qui devait d'abord être une grande démonstration pacifique. Ils décrivent ensuite la « réponse » de la préfecture de Police : Maurice Papon met en place une immense rafle (12 000 personnes arrêtées en quelques heures) provoquant de très nombreux morts, et organise un grand nombre d’expulsions, faisant du 17 octobre la répression la plus meurtrière en Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale.
L’écriture de l’histoire
La deuxième partie de l’entretien montre la façon dont s’est écrite et s’écrit encore l’histoire du 17 octobre : entre « mensonge d’État », effacement, mémoire souterraine et travaux trop peu connus, il faut attendre les années 1990 et les travaux de Jean-Luc Einaudi pour que l’histoire du 17 octobre s’écrive véritablement et se diffuse largement, notamment grâce à une importante production culturelle (romans, films, pièces de théâtre, BD, chansons...). La difficile question du nombre des morts va longtemps polariser les recherches. Elle est longuement abordée ici ainsi que celle de l’interprétation de cet événement : ce que les historiens montrent aujourd’hui, c’est que la violence de la répression le 17 octobre dépasse les techniques de maintien de l’ordre classique et qu'elle est à mettre en regard avec les techniques de répression coloniale qui ont cours dans l’Empire.
Mémoires algériennes, vers une histoire partagée
La troisième partie pose des pistes de recherches et explore la mémoire de ce massacre dans l’immigration et le long combat pour la diffusion de cette mémoire en dehors de cercles restreints et pour la reconnaissance du massacre et de ce qu’il implique. Archives à l’appui, Mogniss Abdallah montre comment cette mémoire s’est maintenue dans l’immigration des années 70 aux années 80 aussi bien dans les familles qu’à travers des associations. Puis, comment les jeunes issus de l’immigration ont « ré-activé » cette mémoire en la mettant en lien avec des crimes racistes et/ou policiers contre lesquels ils se mobilisent et enfin comment les pères sont petit à petit sortis du silence à la faveur des luttes menées par les jeunes des années 80-90. Ce sont ces nouvelles générations qui ont organisé les premières commémorations s'adressant à la société française dans son ensemble, notamment en 1983 au moment de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, puis qui ont œuvré à des commémorations de plus en plus importantes, touchant des publics de plus en plus larges, comme celle de 1991. Ces commémorations portées par des associations, soutenues par les travaux d’historiens et notamment ceux de Jean-Luc Einaudi, vont petit à petit amener à des reconnaissances officielles partielles du 17 octobre : au niveau municipal d’abord (dans différentes villes d’Ile-de-France puis à Paris), puis au niveau national avec le communiqué de presse de François Hollande en 2012.
Un dossier réalisé par Mogniss H. Abdallah, Joy Banerjee, Emmanuel Blanchard et Anne Volery.
Pour la commémoration des 60 ans du 17 octobre un certain nombre d’ouvrages sont édités ou ré-édités (avec des préfaces et/ou des postfaces inédites pour les ré-éditions) :
Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, suivi de « La triple occultation d’un massacre » par Gilles Manceron, Ed La Découverte, octobre 2021 Si le 17 octobre a semblé être resté méconnu pendant plusieurs décennies, des journalistes ont tenté de faire connaître le massacre dès 1961. C’est le cas de Marcel et Paulette Péju qui ont écrit ce texte entre la fin 1961 et le début 1962. Censuré, il ne paraîtra que bien plus tard. Les éditions La découverte le ré-édite ici en poche et augmenté d’une postface de Gilles Manceron qui tente de relire la répression du 17 octobre à travers le prisme de l’histoire politique : il analyse les choix et les responsabilités politiques derrière le massacre du 17 octobre, notamment celles de Michel Debré alors Premier ministre. Il revient également sur les raisons de la longue occultation du 17 octobre.
Jim House et Neil Macmaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'État et la mémoire, Trad. de l'anglais par Christophe Jacquet. Postface de Mohammed Harbi. Préface inédite, Collection Folio histoire(n° 311), septembre 2021 Nouvelle édition (en poche) d’un ouvrage qui fait référence. Jim House et Neil MacMaster y démontrent que le massacre du 17 octobre constitua le paroxysme d’une répression pratiquée par les autorités françaises à l’encontre des immigrés algériens et que l’État français a importé en métropole la violence qu’il déployait au Maroc et en Algérie depuis les années 1940 dans sa lutte contre les mouvements indépendantistes. L’ouvrage analyse également l’occultation officielle de ce massacre, qui ne suscita pas de réaction de masse au sein de la gauche et rencontra l’ambivalence des dirigeants nationalistes algériens avant de lentement ré-émerger dans les mémoires en France et en Algérie. Cette nouvelle édition est complétée par une postface de Mohamed Harbi, historien, spécialiste de l’histoire de l’Algérie et de la guerre d’indépendance.
Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens, La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961. Précédée de « Une passion décoloniale » de Edwy Plenel et préface de Gilles Manceron, Ed. Le passager clandestin, septembre 2021 Fabrice Riceputi revient ici sur le long travail mené par Jean-Luc Einaudi pour écrire l’histoire du 17 octobre et faire connaitre et reconnaitre un crime d’Etat : lutte pour accéder aux archives, long et difficile recueil de témoignages, batailles judiciaires, etc. Les recherches et les publications de Jean-Luc Einaudi ont constitué le premier travail d’historien sur la question et ont permis de « briser » le mensonge d’Etat. Ce livre rend visible l’ampleur de son travail de recherche et sa lutte pour la diffusion de la connaissance sur le 17 octobre. Cette ré-édition est précédée d’un texte inédit d’Edwy Plenel, journaliste et cofondateur de Mediapart, « Une passion décoloniale » ainsi que d’une préface de Gilles Manceron, spécialiste de l’histoire coloniale française.
Riposter à un crime d’Etat. Le rôle méconnu du PSU dans la mobilisation contre la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. Présentation par Gilles Manceron, Jean-François Merle et Bernard Ravenel, Les éditions du Croquant, aout 2021 Cet ouvrage revient sur les tentatives du PSU (Parti socialiste unifié), dès 1961, pour dénoncer la répression de la manifestation du 17 octobre. Les ouvrages précédemment cités reviennent tous sur l’occultation du 17 octobre, y compris par une partie de la gauche française et l’on voit ici comment le PSU et ses membres, à contre courant d’une partie de cette gauche, ont tenté malgré tout d’organiser des manifestations et de publier des communiqués et des articles dénonçant la répression.
William Gardner Smith, Le visage de pierre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, septembre 2021 Écrit en 1963, Le Visage de pierre fut le seul livre de William Gardner Smith à n'avoir jamais été traduit en français or il est le premier roman à raconter la répression de la manifestation du 17 octobre 1961.
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Témoignages :
Dans ces deux entretiens réalisés en 2011 à l’occasion de l’exposition Vies d’exil. Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie, Ali Haroun (avocat, ancien responsable de la Fédération de France du FLN) et Monique Hervo (ancienne membre du service civil international) décrivent la vie des immigrés nords africains en région parisienne pendant la guerre d’Algérie et reviennent sur le 17 octobre et les journées qui ont suivi.
Le prochain numéro de la revue Hommes & Migrations consacre plusieurs articles à la manifestation du 17 octobre 1961 qui sont centrés essentiellement sur les productions culturelles autour du 17 octobre. En attendant la publication du numéro ces articles sont disponibles ici en téléchargement - « Le 17 octobre 1961 devrait être reconnu en ce 60e anniversaire ». Entretien avec Samia Messaoudi, réalisé par Marie Poinsot - Le 17 octobre 1961 vu dans le monde anglophone, de Alec G. Hargreaves - « On peut dire que les productions culturelles “font l’histoire”, mais elles la font autrement ». Entretien avec Lia Brozgal, réalisé par Marie Poinsot - La longue marche des rescapés du 17 octobre, de Mustapha Harzoune - Le 17 octobre 1961 dans le cinéma français : une rétrospective, de Mouloud Mimoun
Le mardi 17 octobre 1961, en pleine guerre d’Algérie, des Algériens manifestent pacifiquement à Paris contre le couvre-feu décrété par le préfet de police Maurice Papon. Cette mobilisation, organisée à l’appel du FLN, sera très violemment réprimée : entre des dizaines et des centaines de morts selon les sources, des manifestants emprisonnés dans des centres de détention spécialement mis en place (palais des sports, stade Coubertin, parc des expositions, etc.) où ils ont subi des mauvais traitements. Or ce massacre a été longtemps étouffé. Le lendemain, Maurice Papon publie un communiqué de presse où il minimise la répression (officiellement on parle de trois morts) et accuse les manifestants de violence envers les forces de l’ordre. Si quelques journaux tentent de contester cette version, c’est néanmoins ce communiqué qui va incarner la version "officielle". A partir des années 80 des historiens vont commencer à produire des travaux de recherche sur la manifestation et sa répression. Mais il faut attendre 1997 et le procès de Maurice Papon (sur ses actes pendant l’Occupation) pour que les événements du 17 octobre refassent surface sur la scène publique. Commence alors un long travail de mémoire et d’écriture de l’histoire encore en cours.
Histoire et mémoires de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris :
Dans un contexte médiatique où l’arsenal raciste des démocraties libérales se trouve, une fois encore, déployé à l’encontre des femmes voilées, la lecture de cet article de Frantz Fanon, publié en mai 1957 dans Résistance Algérienne, rappelle que la situation des femmes a longtemps constitué un thème d’action privilégié par la doctrine politique de l’administration coloniale. Elle rappelle également comment le voilement, d’abord tradition d’habillement, est devenu mécanisme de résistance sous les conditions historiques de l’Algérie coloniale. « Ce sont les exigences du combat qui provoquent […] de nouvelles attitudes, de nouvelles conduites, de nouvelles modalités d’apparaître ».
Les techniques vestimentaires, les traditions d’habillement, de parement, constituent les formes d’originalité les plus marquantes, c’est-à-dire les plus immédiatement perceptibles d’une société. À l’intérieur d’un ensemble, dans le cadre d’une silhouette déjà formellement soulignée, existent évidemment des modifications de détail, des innovations qui, dans les sociétés très développées, définissent et circonscrivent la mode. Mais l’allure générale demeure homogène et l’on peut regrouper de grandes aires de civilisation, d’immenses régions culturelles à partir des techniques originales, spécifiques, d’habillement des hommes et des femmes.
C’est à travers l’habillement que des types de société sont d’abord connus, soit par les reportages et documents photographiques, soit par les bandes cinématographiques. Il y a ainsi des civilisations sans cravates, des civilisations avec pagnes et d’autres sans chapeaux. L’appartenance à une aire culturelle donnée est le plus souvent signalée par les traditions vestimentaires de ses membres. Dans le monde arabe, par exemple, le voile dont se drapent les femmes est immédiatement vu par le touriste. On peut pendant longtemps ignorer qu’un Musulman ne consomme pas de porcs ou s’interdit les rapports sexuels diurnes pendant le mois de Ramadan, mais le voile de la femme apparaît avec une telle constance qu’il suffit, en général, à caractériser la société arabe.
Dans le Maghreb arabe, le voile fait partie des traditions vestimentaires des sociétés nationales tunisienne, algérienne, marocaine ou libyenne. Pour le touriste et l’étranger, le voile délimite à la fois la société algérienne et sa composante féminine1. Chez l’homme algérien, par contre, peuvent se décrire des modifications régionales mineures : fez dans les centres urbains, turbans et djellabas dans les campagnes. Le vêtement masculin admet une certaine marge de choix, un minimum d’hétérogénéité. La femme prise dans son voile blanc, unifie la perception que l’on a de la société féminine algérienne.
De toute évidence, on est en présence d’un uniforme qui ne tolère aucune modification, aucune variante2.
Le haïk délimite de façon très nette la société colonisée algérienne. On peut évidemment demeurer indécis et perplexe devant une petite fille, mais toute incertitude disparaît au moment de la puberté. Avec le voile, les choses se précisent et s’ordonnent. La femme algérienne est bien aux yeux de l’observateur : « Celle qui se dissimule derrière le voile. »
Nous allons voir que ce voile, élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire traditionnel algérien, va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation mobiliseront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie. La société coloniale, prise dans son ensemble, avec ses valeurs, ses lignes de force et sa philosophie, réagit de façon assez homogène en face du voile. Avant 1954, plus précisément depuis les années 1930-1935, le combat décisif est engagé. Les responsables de l’administration française en Algérie, préposés à la destruction de l’originalité du peuple, chargés par les pouvoirs de procéder coûte que coûte à la désagrégation des formes d’existence susceptibles d’évoquer de près ou de loin une réalité nationale, vont porter le maximum de leurs efforts sur le port du voile, conçu en l’occurrence, comme symbole du statut de la femme algérienne. Une telle position n’est pas la conséquence d’une intuition fortuite. C’est à partir des analyses des sociologues et des ethnologues que les spécialistes des affaires dites indigènes et les responsables des Bureaux arabes coordonnent leur travail. À un premier niveau, il y a reprise pure et simple de la fameuse formule : « Ayons les femmes et le reste suivra. » Cette explicitation se contente simplement de revêtir une allure scientifique avec les « découvertes » des sociologues.
Sous le type patrilinéaire de la société algérienne, les spécialistes décrivent une structure d’essence matrimoniale. La société arabe a souvent été présentée par les occidentaux comme une société de l’extériorité, du formalisme et du personnage. La femme algérienne, intermédiaire entre les forces obscures et le groupe, paraît alors revêtir une importance primordiale. Derrière le patriarcat visible, manifeste, on affirme l’existence, plus capitale, d’un matriarcat de base. Le rôle de la mère algérienne, ceux de la grand-mère, de la tante, de la « vieille » sont inventoriés et précisés.
L’administration coloniale peut alors définir une doctrine politique précise : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache. » C’est la situation de la femme qui sera alors prise comme thème d’action. L’administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée… On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l’homme algérien en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisé. Le comportement de l’Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbares. Avec une science infinie, la mise en place d’un réquisitoire-type contre l’Algérien sadique et vampire dans son attitude avec les femmes, est entreprise et menée à bien. L’occupant amasse autour de la vie familiale de l’Algérien tout un ensemble de jugements, d’appréciations, de considérations, multiplie les anecdotes et les exemples édifiants, tentant ainsi d’enfermer l’Algérien dans un cercle de culpabilité.
Des sociétés d’entraide et de solidarité avec les femmes algériennes se multiplient. Les lamentations s’organisent. « On veut faire honte à l’Algérien du sort qu’il réserve à la femme. » C’est la période d’effervescence et de mise en application de toute une technique d’infiltration au cours de laquelle des meutes d’assistantes sociales et d’animatrices d’œuvres de bienfaisance se ruent sur les quartiers arabes.
C’est d’abord le siège des femmes indigentes et affamées qui est entrepris. À chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d’indignation contre le voile et la claustration. Après l’indignation, les conseils pratiques. Les femmes algériennes sont invitées à jouer « un rôle fondamental, capital » dans la transformation de leur sort. On les presse de dire non à une sujétion séculaire. On leur décrit le rôle immense qu’elle ont à jouer. L’administration coloniale investit des sommes importantes dans ce combat. Après avoir posé que la femme constitue le pivot de la société algérienne, tous les efforts sont faits pour en avoir le contrôle. L’Algérien, est-il assuré, ne bougera pas, résistera à l’entreprise de destruction culturelle menée par l’occupant, s’opposera à l’assimilation, tant que sa femme n’aura pas renversé la vapeur. Dans le programme colonialiste, c’est à la femme que revient la mission historique de bousculer l’homme algérien. Convertir la femme, la gagner aux valeurs étrangères, l’arracher à son statut, c’est à la fois conquérir un pouvoir réel sur l’homme et posséder les moyens pratiques, efficaces, de destructurer la culture algérienne.
Encore aujourd’hui, en 1959, le rêve d’une totale domestication de la société algérienne à l’aide des « femmes dévoilées et complices de l’occupant », n’a pas cessé de hanter les responsables politiques de la colonisation3.
Les hommes algériens, pour leur part, font l’objet des critiques de leurs camarades européens ou plus officiellement de leurs patrons. Il n’est pas un travailleur européen qui, dans le cadre des relations interpersonnelles du chantier, de l’atelier ou du bureau, ne soit amené à poser à l’Algérien les questions rituelles : « Ta femme est-elle voilée ? Pourquoi ne te décides-tu pas à vivre à l’européenne ? Pourquoi ne pas emmener ta femme au cinéma, au match, au café ? »
Les patrons européens ne se contentent pas de l’attitude interrogative ou de l’invitation circonstanciée. Ils emploient des « manœuvres de sioux » pour acculer l’Algérien, et exigent de lui des décisions pénibles. À l’occasion d’une fête, Noël ou jour de l’An, ou simplement d’une manifestation intérieure à l’entreprise, le patron invite l’employé algérien et sa femme. L’invitation n’est pas collective. Chaque Algérien est appelé au bureau directorial et nommément convié à venir avec « sa petite famille ». L’entreprise étant une grande famille, il serait mal vu que certains viennent sans leurs épouses, vous comprenez, n’est-ce pas ?… Devant cette mise en demeure, l’Algérien connaît quelquefois des moments difficiles. Venir avec sa femme, c’est s’avouer vaincu, c’est « prostituer sa femme », l’exhiber, abandonner une modalité de résistance. Par contre, y aller seul, c’est refuser de donner satisfaction au patron, c’est rendre possible le chômage. L’étude d’un cas choisi au hasard, le développement des embuscades tendues par l’Européen pour acculer l’Algérien à se singulariser, à déclarer : « Ma femme est voilée, elle ne sortira pas » ou à trahir : « Puisque vous voulez la voir, la voici », le caractère sadique et pervers des liens et des relations, montreraient en raccourci, au niveau psychologique, la tragédie de la situation coloniale, l’affrontement pied à pied de deux systèmes, l’épopée de la société colonisée avec ses spécificités d’exister, face à l’hydre colonialiste.
Avec l’intellectuel algérien, l’agressivité apparaît dans toute sa densité. Le fellah, « esclave passif d’un groupe rigide » trouve une certaine indulgence devant le jugement du conquérant. Par contre, l’avocat et le médecin sont dénoncés avec une exceptionnelle vigueur. Ces intellectuels, qui maintiennent leurs épouses dans un état de semi-esclavage, sont littéralement désignés du doigt. La société coloniale s’insurge avec véhémence contre cette mise à l’écart de la femme algérienne. On s’inquiète, on se préoccupe de ces malheureuses, condamnées « à faire des gosses », emmurées, interdites.
En face de l’intellectuel algérien, les raisonnements racistes surgissent avec une particulière aisance. Tout médecin qu’il est, dira-t-on, il n’en demeure pas moins arabe… « Chassez le naturel, il revient au galop »… Les illustrations de ce racisme-là peuvent être indéfiniment multipliées. En clair, il est reproché à l’intellectuel de limiter l’extension des habitudes occidentales apprises, de ne pas jouer son rôle de noyau actif de bouleversement de la société colonisée, de ne pas faire profiter sa femme des privilèges d’une vie plus digne et plus profonde… Dans les grandes agglomérations, il est tout à fait banal d’entendre un Européen confesser avec aigreur n’avoir jamais vu la femme d’un Algérien qu’il fréquente depuis vingt ans. À un niveau d’appréhension plus diffus, mais hautement révélateur, on trouve la constatation amère que « nous travaillons en vain »… que « l’Islam tient sa proie ».
En présentant l’Algérien comme une proie que se disputeraient avec une égale férocité l’Islam et la France occidentale, c’est toute la démarche de l’occupant, sa philosophie et sa politique qui se trouvent ainsi explicitées. Cette expression indique en effet que l’occupant, mécontent de ses échecs, présente de façon simplifiante et péjorative, le système de valeurs à l’aide duquel l’occupé s’oppose à ses innombrables offensives. Ce qui est volonté de singularisation, souci de maintenir intacts quelques morceaux d’existence nationale, est assimilé à des conduites religieuses, magiques, fanatiques.
Ce refus du conquérant prend, selon les circonstances ou les types de situation coloniale, des formes originales. Dans l’ensemble, ces conduites ont été assez bien étudiées au cours des vingt dernières années ; on ne peut cependant affirmer que les conclusions auxquelles on est parvenu, soient totalement valables. Les spécialistes de l’éducation de base des pays sous-développés ou les techniciens d’avancement des sociétés attardées, gagneraient à comprendre le caractère stérile et néfaste, de toute démarche qui illumine préférentiellement un élément quelconque de la société colonisée. Même dans le cadre d’une nation nouvellement indépendante, on ne peut, sans danger pour l’œuvre entreprise (non pour l’équilibre psychologique de l’autochtone), s’attaquer à tel ou tel pan de l’ensemble culturel. Plus précisément, les phénomènes de contre-acculturation doivent être compris comme l’impossibilité organique dans laquelle se trouve une culture, de modifier l’un quelconque de ses types d’exister, sans en même temps repenser ses valeurs les plus profondes, ses modèles les plus stables. Parler de contre-acculturation dans une situation coloniale est un non-sens. Les phénomènes de résistance observés chez le colonisé doivent être rapportés à une attitude de contre-assimilation, de maintien d’une originalité culturelle, donc nationale.
Les forces occupantes, en portant sur le voile de la femme algérienne le maximum de leur action psychologique, devaient évidemment récolter quelques résultats. Çà et là il arrive donc que l’on « sauve » une femme qui, symboliquement, est dévoilée.
Ces femmes-épreuves, au visage nu et au corps libre, circulent désormais, comme monnaie forte dans la société européenne d’Algérie. Il règne autour de ces femmes une atmosphère d’initiation. Les Européens surexcités et tout à leur victoire, par l’espèce de transe qui s’empare d’eux, évoquent les phénomènes psychologiques de la conversion. Et de fait, dans la société européenne, les artisans de cette conversion gagnent en considération. On les envie. Ils sont signalés à la bienveillante attention de l’administration.
Les responsables du pouvoir, après chaque succès enregistré, renforcent leur conviction dans la femme algérienne conçue comme support de la pénétration occidentale dans la société autochtone. Chaque voile rejeté découvre aux colonialistes des horizons jusqu’alors interdits, et leur montre, morceau par morceau, la chair algérienne mise à nu. L’agressivité de l’occupant, donc ses espoirs sortent décuplés après chaque visage découvert. Chaque nouvelle femme algérienne dévoilée annonce à l’occupant une société algérienne aux systèmes de défense en voie de dislocation, ouverte et défoncée. Chaque voile qui tombe, chaque corps qui se libère de l’étreinte traditionnelle du haïk, chaque visage qui s’offre au regard hardi et impatient de l’occupant, exprime en négatif que l’Algérie commence à se renier et accepte le viol du colonisateur. La société algérienne avec chaque voile abandonné semble accepter de se mettre à l’école du maître et décider de changer ses habitudes sous la direction et le patronage de l’occupant.
Nous avons vu comment la société coloniale, l’administration coloniale perçoivent le voile et nous avons esquissé la dynamique des efforts entrepris pour le combattre en tant qu’institution et les résistances développées par la société colonisée. Au niveau de l’individu, de l’Européen particulier, il peut être intéressant de suivre les multiples conduites nées de l’existence du voile, donc de la façon originale qu’a la femme algérienne d’être présente ou absente.
Pour un Européen non directement engagé dans cette œuvre de conversion, quelles réactions est-on amené à enregistrer ?
L’attitude dominante nous paraît être un exotisme romantique, fortement teinté de sensualité.
Et d’abord le voile dissimule une beauté.
Une réflexion — parmi d’autres — révélatrice de cet état d’esprit, nous a été faite par un Européen de passage en Algérie et qui, dans l’exercice de sa profession — il était avocat — avait pu voir quelques Algériennes dévoilées. Ces hommes, disait-il, parlant des Algériens, sont coupables de couvrir tant de beautés étranges. Quand un peuple, concluait cet avocat, recèle de telles réussites, de telles perfections de la nature, il se doit de les montrer, de les exposer. À l’extrême, ajoutait-il, on devrait pouvoir les obliger à le faire.
Dans les tramways, dans les trains, une tresse de cheveux aperçue, un morceau de front, esquisse d’un visage « bouleversant », entretiennent et renforcent la conviction de l’Européen dans son attitude irrationnelle : le femme algérienne est la reine de toutes les femmes.
Mais également il y a chez l’Européen cristallisation d’une agressivité, mise en tension d’une violence en face de la femme algérienne. Dévoiler cette femme, c’est mettre en évidence la beauté, c’est mettre à nu son secret, briser sa résistance, la faire disponible pour l’aventure. Cacher le visage, c’est aussi dissimuler un secret, c’est faire exister un monde du mystère et du caché. Confusément, l’Européen vit à un niveau fort complexe sa relation avec la femme algérienne. Volonté de mettre cette femme à portée de soi, d’en faire un éventuel objet de possession.
Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur. Il n’y a pas réciprocité. Elle ne se livre pas, ne se donne pas, ne s’offre pas. L’Algérien a, à l’égard de la femme algérienne, une attitude dans l’ensemble claire. Il ne la voit pas. Il y a même volonté permanente de ne pas apercevoir le profil féminin, de ne pas faire attention aux femmes. Il n’y a donc pas chez l’Algérien, dans la rue ou sur une route, cette conduite de la rencontre intersexuelle que l’on décrit aux niveaux du regard, de la prestance, de la tenue musculaire, des différentes conduites troublées auxquelles nous a habitués la phénoménologie de la rencontre.
L’Européen face à l’Algérienne veut voir. Il réagit de façon agressive devant cette limitation de sa perception. Frustration et agressivité ici encore vont évoluer en parfaite harmonie.
L’agressivité va se faire jour, d’abord dans des attitudes structuralement ambivalentes et dans le matériel onirique que l’on met en évidence indifféremment chez l’Européen normal ou souffrant de troubles névropathiques4.
Dans une consultation médicale par exemple, à la fin de la matinée, il est fréquent d’entendre les médecins européens exprimer leur déception. Les femmes qui se dévoilent devant eux sont banales …, vulgaires…, il n’y a vraiment pas de quoi faire un mystère… On se demande ce qu’elles cachent.
Les femmes européennes règlent le conflit avec beaucoup moins de précaution. Elles affirment, péremptoires, qu’on ne dissimule pas ce qui est beau, et décèlent dans cette coutume étrange une volonté « bien féminine » de dissimuler les imperfections. Et de comparer la stratégie de l’Européenne qui vise à redresser, à embellir, à mettre en valeur (l’esthétique, la coiffure, la mode) et celle des l’Algérienne, qui préfère voiler, cacher, cultiver le doute et le désir de l’homme. À un autre niveau, on avance qu’il y a volonté de tromper sur la « marchandise » et qu’à l’empaqueter on n’en modifie pas réellement sa nature, ni sa valeur.
Le matériel onirique fourni par les Européens précise d’autres thèmes privilégiés. J.-P. Sartre, dans ses « Réflexions sur la Question Juive », a montré qu’au niveau de l’inconscient, la femme juive a presque toujours un fumet de viol.
L’histoire de la conquête française en Algérie relatant l’irruption des troupes dans les villages, la confiscation des biens et le viol des femmes, la mise à sac d’un pays, a contribué à la naissance et à la cristallisation de la même image dynamique. L’évocation de cette liberté donnée au sadisme du conquérant, à son érotisme, crée, au niveau des stratifications psychologiques de l’occupant, des failles, des points féconds où peuvent émerger à la fois des conduites oniriques et dans certaines occasions des comportements criminels.
C’est ainsi que le viol de la femme algérienne dans un rêve d’Européen est toujours précédé de la déchirure du voile. On assiste là à une double défloration. De même la conduite de la femme n’est jamais d’adhésion ou d’acceptation, mais de prosternation.
Chaque fois que l’Européen, dans des rêves à contenu érotique rencontre la femme algérienne, se manifestent les particularités de ses relations avec la société colonisée. Ces rêves ne se déroulent ni sur le même plan érotique, ni au même rythme que ceux qui mettent en jeu l’Européenne.
Avec la femme algérienne, il n’y a pas de conquête progressive, révélation réciproque, mais d’emblée, avec le maximum de violence, possession, viol, quasi-meurtre. L’acte revêt une brutalité et un sadisme paranévrotiques même chez l’Européen normal. Cette brutalité et ce sadisme sont d’ailleurs soulignés par l’attitude apeurée de l’Algérienne. Dans le rêve, la femme-victime crie, se débat telle une biche, et défaillante, évanouie, est pénétrée, écartelée.
Il faut également souligner dans le matériel onirique un caractère qui nous paraît important. L’Européen ne rêve jamais d’une femme algérienne prise isolément. Les rares fois où la rencontre s’est nouée sous le signe du couple, elle s’est rapidement transformée par la fuite éperdue de la femme qui, inéluctablement, conduit le mâle « chez les femmes ». L’Européen rêve toujours d’un groupe de femmes, d’un champ de femmes, qui n’est pas sans évoquer le gynécée, le harem, thèmes exotiques fortement implantés dans l’inconscient.
L’agressivité de l’Européen va également s’exprimer dans des considérations sur la moralité de l’Algérienne. Sa timidité et sa réserve vont se transformer selon les lois banales de la psychologie conflictuelle en leur contraire et l’Algérienne sera hypocrite, perverse, voire authentique nymphomane.
On a vu que très rapidement la stratégie coloniale de désagrégation de la société algérienne, au niveau des individus, accordait une place de premier plan à la femme algérienne. L’acharnement du colonialiste, ses méthodes de lutte vont naturellement provoquer chez le colonisé des comportements réactionnels. Face à la violence de l’occupant, le colonisé est amené à définir une position de principe à l’égard d’un élément autrefois inerte de la configuration culturelle autochtone. C’est la rage du colonialiste à vouloir dévoiler l’Algérienne, c’est son pari de gagner coûte-que-coûte la victoire du voile qui vont provoquer l’arc-boutant de l’autochtone. Le propos délibérément agressif du colonialiste autour du haïk donne une nouvelle vie à cet élément mort, parce que stabilisé, sans évolution dans la forme et dans les coloris, du stock culturel algérien. Nous retrouvons ici l’une des lois de la psychologie de la colonisation. Dans un premier temps, c’est l’action, ce sont les projets de l’occupant qui déterminent les centres de résistance autour desquels s’organise la volonté de pérennité d’un peuple.
C’est le blanc qui crée le nègre. Mais c’est le nègre qui crée la négritude. À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile. Ce qui était élément indifférencié dans un ensemble homogène, acquiert un caractère tabou, et l’attitude de telle Algérienne en face du voile, sera constamment rapportée à son attitude globale en face de l’occupation étrangère. Le colonisé, devant l’accent mis par le colonialiste sur tel ou tel secteur de ses traditions réagit de façon très violente. L’intérêt mis à modifier ce secteur, l’affectivité inverse par le conquérant dans son travail pédagogique, ses prières, ses menaces, tissent autour de l’élément privilégié un véritable univers de résistances. Tenir tête à l’occupant sur cet élément précis, c’est lui infliger un échec spectaculaire, c’est surtout maintenir à la « coexistence » ses dimensions de conflit et de guerre latente. C’est entretenir l’atmosphère de paix armée.
À l’occasion de la lutte de Libération, l’attitude de la femme algérienne, de la société autochtone à l’égard du voile va subir des modifications importantes. L’intérêt de ces innovations réside dans le fait qu’elles ne furent à aucun moment comprises dans le programme de la lutte. La doctrine de la Révolution, la stratégie du combat n’ont jamais postulé la nécessité d’une révision des comportements à l’égard du voile. On peut affirmer d’ores et déjà que dans l’Algérie indépendante, de telles questions ne seront pas soulevées, car dans la pratique révolutionnaire le peuple a compris que les problèmes se solutionnent dans le mouvement même qui les pose.
Jusqu’en 1955, le combat est mené exclusivement par les hommes. Les caractéristiques révolutionnaires de ce combat, la nécessité d’une clandestinité absolue obligent le militant à tenir sa femme dans une ignorance absolue. Au fur et à mesure de l’adaptation de l’ennemi aux formes du combat, des difficultés nouvelles apparaissent qui nécessitent des solutions originales. La décision d’engager les femmes comme éléments actifs dans la Révolution algérienne ne fut pas prise à la légère. En un sens, c’est la conception même du combat qui devait être modifiée. La violence de l’occupant, sa férocité, son attachement délirant au territoire national amènent les dirigeants à ne plus exclure certaines formes de combat. Progressivement, l’urgence d’une guerre totale se fait sentir. Mais, engager les femmes ne correspond pas seulement au désir de mobiliser l’ensemble de la Nation. Il faut allier harmonieusement l’entrée en guerre des femmes et le respect du type de la guerre révolutionnaire. Autrement dit, la femme doit répondre avec autant d’esprit de sacrifice que les hommes. Il faut donc avoir en elle la même confiance que l’on exige quand il s’agit de militants chevronnés et plusieurs fois emprisonnés. Il faut donc exiger de la femme une élévation morale et une force psychologique exceptionnelles. Les hésitations ne manquèrent pas. Les rouages révolutionnaires avaient pris une telle envergure, la machine marchait à un rythme donné. Il fallait compliquer la machine, c’est-à-dire augmenter ses réseaux sans altérer son efficacité. Les femmes ne pouvaient pas être conçues comme produit de remplacement, mais comme élément capable de répondre adéquatement aux nouvelles tâches.
Dans les montagnes, des femmes aidaient le maquisard à l’occasion des haltes ou des convalescences après une blessure ou une typhoïde contractées dans le djebel. Mais décider d’incorporer la femme comme maillon capital, de faire dépendre la Révolution de sa présence et de son action dans tel ou tel secteur, c’était évidemment une attitude totalement révolutionnaire. D’asseoir la Révolution en un point quelconque, sur son activité, était une option importante.
Une telle décision était rendue difficile pour plusieurs raisons. Pendant toute la période de domination incontestée, nous avons vu que la société algérienne et principalement les femmes, ont tendance à fuir l’occupant. La ténacité de l’occupant dans son entreprise de dévoiler les femmes, d’en faire une alliée dans l’œuvre de destruction culturelle a renforcé les conduites traditionnelles. Ces conduites, positives dans la stratégie de la résistance à l’action corrosive du colonisateur, ont naturellement des effets négatifs. La femme, surtout celle des villes, perd en aisance et en assurance. Ayant à domestiquer des espaces restreints, son corps n’acquiert pas la mobilité normale en face d’un horizon illimité d’avenues, de trottoirs dépliés, de maisons, de voitures, de gens évités, heurtés… Cette vie relativement cloîtrée et aux déplacements connus, répertoriés et réglés, hypothèque gravement toute révolution immédiate.
Les chefs politiques connaissaient parfaitement ces singularités et leurs hésitations exprimaient la conscience qu’ils avaient de leurs responsabilités. Ils avaient le droit de douter du succès de cette mesure. Une telle décision n’allait-elle pas avoir des conséquences catastrophiques sur le déroulement de la Révolution ?
À ce doute s’ajoutait un élément également important. Les responsables hésitaient à engager les femmes, n’ignorant pas la férocité du colonisateur. Les responsables de la Révolution ne se faisaient aucune illusion sur les capacités criminelles de l’ennemi. Presque tous étaient passés par leurs geôles ou s’étaient entretenus avec les rescapés des camps ou des cellules de la police judiciaire française. Aucun d’eux n’ignorait le fait que toute Algérienne arrêtée serait torturée jusqu’à la mort. Il est relativement facile de s’engager soi-même dans cette voie et d’admettre parmi les différentes éventualités celle de mourir sous les tortures. La chose est un peu plus difficile quand il faut désigner quelqu’un qui, manifestement risque cette mort de façon certaine. Or il fallait décider l’entrée de la femme dans la Révolution ; les oppositions intérieures se firent massives et chaque décision soulevait les mêmes hésitations, faisait naître le même désespoir.
Les observateurs, devant le succès extraordinaire de cette nouvelle forme de combat populaire, ont assimilé l’action des Algériennes à celle de certaines résistantes ou même d’agents secrets de services spécialisés. Il faut constamment avoir présent à l’esprit le fait que l’Algérienne engagée apprend à la fois d’instinct son rôle de « femme seule dans la rue » et sa mission révolutionnaire. La femme algérienne n’est pas un agent secret. C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu’elle sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d’activité d’une zone dans le corsage. Il n’y a pas chez elle cette sensation de jouer un rôle lu maintes et maintes fois dans les romans, ou aperçu au cinéma. Il n’y a pas ce coefficient de jeu, d’imitation, présent presque toujours dans cette forme d’action, quand on l’étudie chez une Occidentale.
Ce n’est pas la mise à jour d’un personnage connu et mille fois fréquenté dans l’imagination ou dans les récits. C’est une authentique naissance, à l’état pur, sans propédeutique. Il n’y a pas de personnage à imiter. Il y a au contraire une dramatisation intense, une absence de jour entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne s’élève d’emblée au niveau de la tragédie5.
La multiplication des cellules du F.L.N., l’étendue des tâches nouvelles, finances, renseignements, contre-renseignements, formation politique, la nécessité de constituer pour une même cellule en exercice, trois ou quatre cellules de remplacement, de réserve, susceptibles d’entrer en activité à la moindre alerte concernant celle de premier plan, obligent les responsables à chercher d’autres éléments pour l’accomplissement de missions strictement individuelles. Après une dernière série de confrontations entre responsables et surtout devant l’urgence des problèmes quotidiens posés à la Révolution, la décision est prise, d’engager concrètement l’élément féminin dans la lutte nationale.
Il faut insister encore une fois sur le caractère révolutionnaire de cette décision. Au début, ce sont des femmes mariées qui sont contactées. Mais assez rapidement ces restrictions seront abandonnées. On a d’abord choisi les femmes mariées dont les maris étaient militants. Par la
suite, furent désignées des veuves ou des divorcées. De toute façon, il n’y avait jamais de jeunes filles. D’abord parce qu’une jeune fille même âgée de vingt ou vingt-trois ans, n’a guère l’occasion de sortir seule du domicile familial. Mais les devoirs de mère ou d’épouse de cette femme, le souci de restreindre au minimum les conséquences éventuelles de son arrestation et de sa mort et aussi le volontariat de plus en plus nombreux de jeunes filles, conduisent les responsables politiques à faire un autre bond, à bannir toute restriction, à prendre appui indifféremment sur l’ensemble des femmes algériennes.
Pendant ce temps, la femme, agent de liaison, porteuse de tracts, précédant de cent ou deux cents mètres un responsable en déplacement, est encore voilée ; mais à partir d’une certaine période, les rouages de la lutte se déplacent vers la ville européenne. Le manteau protecteur de la Kasbah, le rideau de sécurité presque organique que la ville arabe tisse autour de l’autochtone se retire, et l’Algérienne à découvert, est lancée dans la ville du conquérant. Très rapidement elle adopte une conduite d’offensive absolument incroyable. Quand un colonisé entreprend une action contre l’oppresseur, et quand cette oppression s’est exercée sous les formes de la violence exacerbée et continue comme en Algérie, il doit vaincre un nombre important d’interdits. La ville européenne n’est pas le prolongement de la ville autochtone. Les colonisateurs ne se sont pas installés au milieu des indigènes. Ils ont cerné la ville autochtone, ils ont organisé le siège. Toute sortie de la Kasbah d’Alger débouche chez l’ennemi. De même à Constantine, à Oran, à Blida, à Bône.
Les villes indigènes sont, de façon concertée, prises dans l’étau du conquérant. Il faut avoir en mains les plans d’urbanismes d’une ville dans une colonie, avec en regard les appréciations de l’État-Major des forces d’occupation, pour se faire une idée de la rigueur avec laquelle est organisée l’immobilisation de la ville indigène, de l’agglomération autochtone.
En dehors des femmes de ménage employées chez le conquérant, celles qu’indifféremment le colonisateur prénomme les « Fatmas », l’Algérienne, la jeune Algérienne surtout, s’aventure peu dans la ville européenne. Les déplacements ont presque tous lieu dans la ville arabe. Et même dans la ville arabe, les déplacements sont réduits au minimum. Les rares fois où l’Algérienne abandonne la ville, c’est presque toujours à l’occasion d’un événement, soit exceptionnel (mort d’un parent habitant une localité voisine), soit plus souvent visites traditionnelles intra-familiales pour les fêtes religieuses, soit pèlerinage… Dans ce cas, la ville européenne est traversée en voiture, la plupart du temps de bon matin. L’Algérienne, la jeune Algérienne — en dehors de quelques rares étudiantes (qui n’ont d’ailleurs jamais la même désinvolture aisée que leurs homologues européennes) — dans la ville européenne, doit vaincre une multiplicité d’interdits internes, de craintes organisées subjectivement, d’émotions. Elle doit à la fois affronter le monde essentiellement hostile de l’occupant et les forces de police mobilisées, vigilantes, efficaces. L’Algérienne, à chaque entrée dans la ville européenne, doit remporter une victoire sur elle-même, sur ses craintes infantiles. Elle doit reprendre l’image de l’occupant fichée quelque part dans son esprit et dans son corps, pour la remodeler, amorcer le travail capital d’érosion de cette image, la rendre inessentielle, lui enlever de sa vergogne, la désacraliser.
Les entamures au colonialisme, d’abord subjectives, sont le résultat d’une victoire du colonisé sur sa vieille peur et sur le désespoir ambiant distillé jour après jour par un colonialisme qui s’est installé dans une perspective d’éternité.
La jeune Algérienne, chaque fois qu’elle est requise, établit une liaison. Alger n’est plus la ville arabe, mais la zone autonome d’Alger, le système nerveux du dispositif ennemi. Oran, Constantine développent leurs dimensions. L’Algérien, en déclenchant la lutte, desserre l’étau qui se resserrait autour des villes indigènes. D’un point à l’autre d’Alger, du Ruisseau à Hussein-Dey, d’El-Biar à la rue Michelet, la Révolution crée de nouvelles liaisons. C’est la femme algérienne, la jeune fille algérienne qui, dans une proportion de plus en plus forte, assumera ces tâches.
Porteuses de messages, d’ordres verbaux compliqués, appris par coeur quelquefois par des femmes sans aucune instruction, telles sont quelques-unes des missions qui sont confiées à la femme algérienne.
Mais aussi, elle doit faire le guet une heure durant, souvent davantage, devant une maison où a lieu un contact entre responsables.
Au cours de ces minutes interminables où il faut éviter de rester en place car on attire l’attention, éviter de trop s’éloigner car on est responsable de la sécurité des frères à l’intérieur, il est fréquent de constater des scènes tragico-comiques. Cette jeune Algérienne dévoilée qui « fait le trottoir » est très souvent remarquée par des jeunes qui se comportent comme tous les jeunes gens du monde, mais avec une teinte particulière, conséquence de l’idée qu’habituellement on se fait d’une dévoilée. Réflexions désagréables, obscènes, humiliantes. Quand de telles choses arrivent, il faut serrer les dents, faire quelques mètres, échapper aux passants qui attirent l’attention sur vous, qui donnent aux autres passants l’envie soit de faire comme eux, soit de prendre votre défense. Ou bien c’est avec vingt, trente, quarante millions que la femme algérienne se déplace, portant l’argent de la Révolution dans son sac on dans une petite valise, cet argent qui servira à subvenir aux besoins des familles de prisonniers ou à acheter des médicaments et des vivres à l’intention des maquis.
Cet aspect de la Révolution a été mené par la femme algérienne avec une constance, une maîtrise de soi et un succès incroyables. En dépit des difficultés internes, subjectives et malgré l’incompréhension quelquefois violente d’une partie de la famille, l’Algérienne assumera toutes les tâches à elle confiées.
Mais progressivement les choses vont se compliquer. C’est ainsi que les responsables qui se déplacent et qui font appel aux femmes-éclaireurs, aux jeunes filles ouvreuses de route, ne sont plus des hommes politiques nouveaux, inconnus encore des services de police. Dans les villes commencent à transiter d’authentiques chefs militaires en déplacement. Ceux-là sont connus, recherchés. Il n’y a pas un commissaire de police qui ne possède leur photo sur son bureau.
Ces militaires qui se déplacent, ces combattants, ont toujours leurs armes. Il s’agit de pistolets-mitrailleurs, de revolvers, de grenades, quelquefois les trois à la fois. C’est après maintes réticences que le responsable politique arrive à faire admettre à ces hommes, qui ne sauraient accepter d’être faits prisonniers, de confier à la jeune fille chargée de les précéder, leurs armes, à charge pour eux, si la situation se complique, de les récupérer immédiatement. Le cortège s’avance donc en pleine ville européenne. À cent mètres une jeune fille, une valise à la main et derrière deux ou trois hommes l’aspect détendu. Cette jeune fille qui est le phare et la baromètre du groupe, rythme le danger. Arrêt-départ-arrêt-départ, et les voitures de police qui se succèdent dans les deux sens, et les patrouilles, etc…
De temps à autre, avoueront les militaires une fois la mission terminée, le désir fut fort en nous de récupérer notre mallette, car nous avions peur d’être pris de court et de ne pas avoir le temps de nous défendre. Avec cette phase, la femme algérienne s’enfonce un peu plus dans la chair de la Révolution.
Mais c’est à partir de 1956 que son activité prend des dimensions véritablement gigantesques. Devant répondre coup sur coup au massacre des civils algériens dans les montagnes et dans les villes, la direction de la Révolution se voit acculée, si elle ne veut pas voir la terreur prendre au ventre le peuple, à adopter des formes de lutte jusque-là écartées. On n’a pas suffisamment analysé ce phénomène, on n’a pas suffisamment insisté sur les raisons qui amènent un mouvement révolutionnaire à choisir cette arme qui s’appelle le terrorisme.
Pendant la résistance française, le terrorisme visait des militaires, des Allemands en occupation, ou les installations stratégiques de l’ennemi. La technique du terrorisme est la même. Attentats individuels ou attentats collectifs par bombes ou déraillements de trains. Dans la situation coloniale, précisément en Algérie où le peuplement européen est important et où les milices territoriales ont rapidement engagé le postier, l’infirmier et l’épicier dans le système répressif, le responsable de la lutte se trouve confronté à une situation absolument nouvelle.
Personne ne prend facilement la décision de faire tuer un civil dans la rue. Personne n’arrête sans drame de conscience la pose d’une bombe dans un lieu public.
Les responsables Algériens qui, compte tenu de l’intensité de la répression et du caractère forcené de l’oppression, supposaient pouvoir répondre sans problèmes de conscience graves, aux coups, découvraient que les crimes les plus horribles ne constituent pas une excuse suffisante à certaines décisions.
Plusieurs fois, des responsables sont revenus sur des projets ou même ont rappelé à la dernière minute le fidaï chargé de placer la bombe. Il y avait bien sûr, pour expliquer ces hésitations, le souvenir de civils tués ou affreusement blessés. Il y avait le souci politique de ne pas faire certains gestes qui risquaient de dénaturer la cause de la liberté. Il y avait aussi la peur que les Européens, travaillant avec le Front, ne soient atteints au cours de ces attentats. Donc triple souci, de ne pas amonceler les victimes quelquefois innocentes, souci de ne pas donner une image fausse de la Révolution, et souci enfin de maintenir de son côté les démocrates français, les démocrates de tous les pays du monde et les Européens d’Algérie attirés par l’idéal national algérien.
Or, les massacres d’Algériens, les razzias dans les campagnes renforcent l’assurance des civils européens, semblent consolider le statut colonial, et injectent l’espoir dans le monde colonialiste. Les Européens qui, à la suite de certaines actions militaires de l’Armée Nationale Algérienne, à la faveur de la lutte du peuple algérien, avaient mis une sourdine à leur racisme et à leur insolence, retrouvent leur vieille morgue, le mépris traditionnel.
Je me souviens de cette buraliste de Birtouta, qui, le jour de l’interception de l’avion transportant les cinq membres du Front de Libération Nationale, brandissait de son magasin leurs photos en hurlant : « On les a eus, on leur coupera ce que je pense. »
Chaque coup porté à la Révolution, chaque massacre perpétré par l’adversaire renforce la férocité des colonialistes et cerne de toutes parts le civil algérien.
Des trains chargés de militaires français, la marine française dans les rades d’Alger et de Philippeville qui manoeuvre et qui bombarde, les avions à réaction, les miliciens qui font irruption dans les douars et qui liquident sans compter les hommes algériens, tout cela contribue à donner au peuple l’impression qu’il n’est pas défendu, qu’il n’est pas protégé, que rien n’a changé et que les Européens peuvent faire ce qu’ils veulent. C’est la période au cours de laquelle on entend des Européens déclarer dans les rues : « Que chacun de nous en prenne dix et les bousille et vous verrez que le problème sera vite résolu. » Et le peuple algérien, surtout celui des villes, voit cette jactance éclabousser sa douleur et constate l’impunité de ces criminels qui ne se cachent pas. On peut effectivement demander à tout Algérien, toute Algérienne d’une ville de nommer les tortionnaires et les assassins de la région.
À partir d’un certain moment, une partie du peuple admet le doute dans son esprit et se demande si vraiment il est possible de résister quantitativement et qualitativement aux offensives de l’occupant.
La liberté mérite-t-elle que l’on pénètre dans ce circuit énorme du terrorisme et du contre-terrorisme ? Cette disproportion n’exprime-t-elle pas l’impossibilité d’échapper à l’oppression ?
Cependant, une autre partie du peuple s’impatiente et veut stopper l’avantage que prend l’ennemi dans la voie de la terreur. La décision de frapper individuellement et nommément l’adversaire ne peut plus être écartée. Tous les prisonniers « abattus en tentant de prendre la fuite », les cris des suppliciés exigent que soient adoptées de nouvelles formes de combat.
Ce sont d’abord les policiers et les lieux de réunions des colonialistes (cafés à Alger, Oran, Constantine) qui seront visés. Dès lors, l’Algérienne s’enfonce de façon totale, avec opiniâtreté, dans l’action révolutionnaire. C’est elle qui, dans son sac transporte les grenades et les revolvers qu’un fïdaï prendra à la dernière minute, devant le bar, ou au passage du criminel désigné. Au cours de cette période, les Algériens, surpris dans la ville européenne sont impitoyablement interpellés, arrêtés, fouillés.
C’est pourquoi il faut suivre le cheminement parallèle de cet homme et de cette femme, de ce couple qui porte la mort à l’ennemi, la vie à la Révolution. L’un appuyant l’autre, mais apparemment étrangers l’un à l’autre. L’une transformée radicalement en Européenne, pleine d’aisance et de désinvolture, insoupçonnable, noyée dans le milieu, et l’autre, étranger, tendu, s’acheminant vers son destin.
Le Fidaï algérien, à l’inverse des déséquilibrés anarchistes rendus célèbres par la littérature, ne se drogue pas. Le Fidaï n’a pas besoin d’ignorer le danger, d’obscurcir sa conscience ou d’oublier. Le « terroriste » dès qu’il accepte une mission, laisse entrer la mort dans son âme. C’est avec la mort qu’il a désormais rendez-vous. Le Fidaï, lui, a rendez-vous avec la vie de la Révolution, et sa propre vie. Le Fidaï n’est pas un sacrifié. Certes, il ne recule pas devant la possibilité de perdre sa vie pour l’indépendance de la Patrie, mais à aucun moment il ne choisit la mort.
Si la décision est prise de tuer tel commissaire de police tortionnaire ou tel chef de file colonialiste, c’est que ces hommes constituent un obstacle à la progression de la Révolution. Froger, par exemple, symbolise une tradition colonialiste et une méthode inaugurée à Sétif et à Guelma en 19546. De plus, la prétendue force de Froger cristallise la colonisation et autorise les espoirs de ceux qui commençaient à douter de la véritable solidité du système. C’est autour d’hommes comme Froger que se réunissent et s’entrencouragent les voleurs et les assassins du peuple algérien. Cela, le Fidaï le sait et la femme qui l’accompagne, sa femme-arsenal, également.
Porteuse de revolvers, de grenades, de centaines de fausses cartes d’identité ou de bombes, la femme algérienne dévoilée évolue comme un poisson dans l’eau occidentale. Les militaires, les patrouilles françaises lui sourient au passage, des compliments sur son physique fusent çà et là, mais personne ne soupçonne que dans ses valises se trouve le pistolet-mitrailleur qui, tout à l’heure, fauchera quatre ou cinq membres d’une des patrouilles.
Il faut revenir à cette jeune fille, hier dévoilée, qui s’avance dans la ville européenne sillonnée de policiers, de parachutistes, de miliciens. Elle ne rase plus les murs comme elle avait tendance à le faire avant la Révolution. Appelée constamment à s’effacer devant un membre de la société dominante, l’Algérienne évitait le centre du trottoir qui, dans tous les pays du monde revient de droit à ceux qui commandent.
Les épaules de l’Algérienne dévoilée sont dégagées. La démarche est souple et étudiée : ni trop vite, ni trop lentement. Les jambes sont nues, non prises dans le voile, livrées à elles-mêmes et les hanches sont « à l’air libre ».
Le corps de la jeune Algérienne, dans la société traditionnelle, lui est révélé par la nubilité et le voile. Le voile recouvre le corps et le discipline, le tempère, au moment même où il connaît sa phase de plus grande effervescence. Le voile protège, rassure, isole. Il faut avoir entendu les confessions d’Algériennes ou analyser le matériel onirique de certaines dévoilées récentes, pour apprécier l’importance du voile dans le corps vécu de la femme. Impression de corps déchiqueté, lancé à la dérive ; les membres semblent s’allonger indéfiniment. Quand l’Algérienne doit traverser une rue, pendant longtemps il y a erreur de jugement sur la distance exacte à parcourir. Le corps dévoilé paraît s’échapper, s’en aller en morceaux. Impression d’être mal habillée, voire d’être nue. Incomplétude ressentie avec une grande intensité. Un goût anxieux d’inachevé. Une sensation effroyable de se désintégrer. L’absence du voile altère le schéma corporel de l’Algérienne. Il lui faut inventer rapidement de nouvelles dimensions à son corps, de nouveaux moyens de contrôle musculaire. Il lui faut se créer une démarche de femme-dévoilée-dehors. Il lui faut briser toute timidité, toute gaucherie (car on doit passer pour une Européenne) tout en évitant la surenchère, la trop grande coloration, ce qui retient l’attention. L’Algérienne qui entre toute nue dans la ville européenne réapprend son corps, le réinstalle de façon totalement révolutionnaire. Cette nouvelle dialectique du corps et du monde est capitale dans le cas de la femme7.
Mais l’Algérienne n’est pas seulement en conflit avec son corps. Elle est maillon, essentiel quelquefois, de la machine révolutionnaire. Elle porte des armes, connaît des refuges importants. Et c’est en fonction des dangers concrets qu’elle affronte qu’il faut comprendre les victoires insurmontables qu’elle a dû remporter pour pouvoir dire à son responsable, à son retour : « Mission terminée… R.A.S. ».
Une autre difficulté qui mérite d’être signalée est apparue dès les premiers mois d’activité féminine. Au cours de ses déplacements, il arrive en effet que la femme algérienne dévoilée soit vue par un parent ou un ami de la famille. Le père est assez rapidement prévenu. Le père hésite naturellement à accorder foi à ces allégations. Puis les rapports se multiplient. Des personnes différentes affirment avoir aperçu « Zohra ou Fatima dévoilée, marchant comme une… Mon Dieu protégez-nous ». Le père décide alors d’exiger des explications. Dès les premières paroles, il s’arrête. Au regard ferme de la jeune fille, le père comprend que l’engagement dans l’action est ancien. La vieille peur du déshonneur est balayée par une nouvelle peur toute fraîche et froide, celle de la mort au combat ou de la torture de la jeune fille. La famille tout entière derrière la fille, le père algérien, l’ordonnateur de toutes choses, le fondateur de toute valeur, sur les traces de la fille, s’infiltrent, sont engagés dans la nouvelle Algérie.
Voile enlevé puis remis, voile instrumentalisé, transformé en technique de camouflage, en moyen de lutte. Le caractère quasi tabou pris par le voile dans la situation coloniale disparaît presque complètement au cours de la lutte libératrice. Même les Algériennes non activement intégrées dans la lutte prennent l’habitude d’abandonner le voile. Il est vrai que dans certaines conditions, surtout à partir de 1957, le voile réapparaît. Les missions deviennent en effet de plus en plus difficiles. L’adversaire sait maintenant, certaines militantes ayant parlé sous la torture, que des femmes très européanisées d’aspect jouent un rôle fondamental dans la bataille. De plus, certaines Européennes d’Algérie sont arrêtées et c’est le désarroi de l’adversaire qui s’aperçoit que son propre dispositif s’écroule. La découverte par les autorités françaises de la participation d’Européens à la lutte de Libération fut l’une des dates de la Révolution Algérienne. À partir de ce jour, les patrouilles françaises interpellent toute personne. Européens et Algériens sont également suspects. Les limites historiques s’effritent et disparaissent. Toute personne qui possède un paquet est invitée à le défaire et à en montrer le contenu. N’importe qui peut demander des comptes à n’importe qui sur la nature d’un colis transporté à Alger, Philippeville ou Batna. Dans ces conditions, il devient urgent de dissimuler le paquet aux regards de l’occupant et de se couvrir à nouveau du haïk protecteur.
Ici encore, il faut réapprendre une nouvelle technique. Porter sous le voile un objet assez lourd, « très dangereux à manipuler », a dit le responsable et donner l’impression d’avoir les mains libres, qu’il n’y a rien sous ce haïk, sinon une pauvre femme ou une insignifiante jeune fille. Il ne s’agit plus seulement de se voiler. Il faut se faire une telle « tête de Fatma » que le soldat soit rassuré : celle-ci est bien incapable de faire quoi que ce soit.
Très difficile. Et les policiers qui interpellent juste à trois mètres de vous une femme voilée qui ne semble pas particulièrement suspecte. Et la bombe, on a deviné à l’expression pathétique du responsable qu’il s’agissait de cela, ou le sac de grenades, retenus au corps par tout un système de ficelles et de courroies. Car les mains doivent être libres, nues exhibées, présentées humblement et niaisement aux militaires pour qu’ils n’aillent pas plus loin. Montrer les mains vides et apparemment mobiles et libres est le signe qui désarme le soldat ennemi.
Le corps de l’Algérienne qui, dans un premier temps s’est dépouillé, s’enfle maintenant. Alors que dans la période antérieure, il fallait élancer ce corps, le discipliner dans le sens de la prestance ou de la séduction, ici il faut l’écraser, le rendre difforme, à l’extrême le rendre absurde. C’est, nous l’avons vu, la phase des bombes, des grenades, des chargeurs de mitraillettes.
Or, l’ennemi est prévenu, et dans les rues, c’est le tableau classique de femmes algériennes collées au mur, sur le corps desquelles on promène inlassablement les fameux détecteurs magnétiques, les « poêles à frire ». Toute femme voilée, toute Algérienne devient suspecte. Il n’y a pas de discrimination. C’est la période au cours de laquelle, hommes, femmes, enfants, tout le peuple algérien expérimente tout à la fois son unité, sa vocation nationale et la refonte de la nouvelle société algérienne.
Ignorant ou feignant d’ignorer ces conduites novatrices, le colonialisme français réédite à l’occasion du 13 Mai sa classique campagne d’occidentalisation de la femme algérienne. Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leurs foyers, des prostituées, sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de : « Vive l’Algérie française ! » Devant cette nouvelle offensive réapparaissent les vieilles réactions. Spontanément et sans mot d’ordre, les femmes algériennes dévoilées depuis longtemps reprennent le haïk, affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général de Gaulle.
Derrière ces réactions psychologiques, sous cette réponse immédiate et peu différenciée, il faut toujours voir l’attitude globale de refus des valeurs de l’occupant, même si objectivement ces valeurs gagneraient à être choisies. C’est faute d’avoir saisi cette réalité intellectuelle, cette disposition caractérielle (c’est la fameuse sensibilité du colonisé) que les colonisateurs ragent de toujours « leur faire du bien malgré eux ». Le colonialisme veut que tout vienne de lui. Or la dominante psychologique du colonisé est de se crisper devant toute invitation du conquérant. En organisant la fameuse cavalcade du 13 Mai, le colonialisme a obligé la société algérienne à retrouver des méthodes de lutte déjà dépassées.
Dans un certain sens, les différentes cérémonies ont provoqué un retour en arrière, une régression.
Le colonialisme doit accepter que des choses se fassent sans son contrôle, sans sa direction. On se souvient de la phrase prononcée dans une Assemblée Internationale par un homme politique africain. Répondant à la classique excuse de l’immaturité des peuples coloniaux et de leur incapacité à se bien administrer, cet homme réclamait pour les peuples sous-développés « le droit de se mal gouverner ». Les dispositions doctrinales du colonialisme dans sa tentative de justifier le maintien de sa domination acculent presque toujours le colonisé à des contre-propositions tranchées, rigides, statiques.
Après le 13 Mai, la voile est repris, mais définitivement dépouillé de sa dimension exclusivement traditionnelle.
Il y a donc un dynamisme historique du voile très concrètement perceptible dans le déroulement de la colonisation en Algérie. Au début, le voile est mécanisme de résistance, mais sa valeur pour le groupe social demeure très forte. On se voile par tradition, par séparation rigide des sexes, mais aussi parce que l’occupant veut dévoiler l’Algérie. Dans un deuxième temps, la mutation intervient à l’occasion de la Révolution et dans des circonstances précises. Le voile est abandonné au cours de l’action révolutionnaire. Ce qui était souci de faire échec aux offensives psychologiques ou politiques de l’occupant devient moyen, instrument. Le voile aide l’Algérienne à répondre aux questions nouvelles posées par la lutte.
L’initiative des réactions du colonisé échappe aux colonialistes. Ce sont les exigences du combat qui provoquent dans la société algérienne de nouvelles attitudes, de nouvelles conduites, de nouvelles modalités d’apparaître.
Texte originellement paru dans la revue Résistance Algérienne du 16 mai 1957.
Nous ne mentionnons pas ici les milieux ruraux où la femme est souvent dévoilée. Il n’est pas davantage tenu compte de la femme kabyle qui, en dehors des grandes villes, n’utilise jamais le voile. Pour le touriste qui s’aventure rarement dans les montagnes, la femme arabe est d’abord celle qui porte le voile. Cette originalité de la femme kabyle constitue entre autres l’un des thèmes de la propagande colonialiste autour de l’opposition des Arabes et des Berbères. Consacrées à l’analyse des modifications psychologiques, ces études laissent de côté le travail proprement historique. Nous aborderons prochainement cet autre aspect de la réalité algérienne en acte. Contentons-nous ici de signaler que les femmes kabyles, au cours des 130 années de domination ont développé, face à l’occupant, d’autres mécanismes de défense. Pendant la guerre de libération, leurs formes d’action ont également pris des aspects absolument originaux.
Un phénomène mérite d’être rappelé. Au cours de la lutte de libération du peuple marocain et principalement dans les villes, le voile blanc fit place au voile noir. Cette modification importante s’explique par le souci des femmes marocaines d’exprimer leur attachement à Sa Majesté Mohamed V. On se souvient, en effet, que c’est immédiatement après l’exil du Roi du Maroc que le voile noir, signe de deuil, fit son apparition. Au niveau des systèmes de signification, il est intéressant de remarquer que le noir, dans la société marocaine ou arabe n’a jamais exprimé le deuil ou l’affliction. Conduite de combat, l’adoption du noir répond au désir de faire pression symboliquement sur l’occupant, donc de choisir logiquement ses propres signes.
Le travail d’approche est également réalisé dans les établissements scolaires. Assez rapidement, les enseignants, à qui les parents ont confié les enfants prennent l’habitude de porter un jugement sévère sur le sort de la femme dans la société algérienne. « On espère fermement que vous au moins, serez assez fortes pour imposer votre point de vue… ». Des écoles de « jeunes filles musulmanes » se multiplient. Les institutrices ou les religieuses, à l’approche de la puberté de leurs élèves, déploient une activité véritablement exceptionnelle. Les mères sont d’abord touchées, assiégées et on leur confie la mission d’ébranler et de convaincre le père. On vante la prodigieuse intelligence de la jeune élève, sa maturité ; on évoque le brillant avenir réservé à ces jeunes avidités, et l’on n’hésite pas à attirer l’attention sur le caractère criminel d’une éventuelle interruption de la scolarité de l’enfant. On accepte de faire la part des vices de la société colonisée et l’on propose l’internat à la jeune élève, afin de permettre aux parents d’échapper aux critiques « de voisins bornés ». Pour le spécialiste des affaires indigènes, les anciens combattants et les évolués sont les commandos chargés de détruire la résistance culturelle d’un pays colonisé. Aussi, les régions sont-elles répertoriées en fonction du nombre « d’unités actives » d’évolution, donc d’érosion de la culture nationale qu’elles renferment.
Il faut signaler l’attitude fréquente, principalement des Européennes, à l’égard d’une particulière catégorie d’évoluées. Certaines femmes algériennes dévoilées, avec une rapidité étonnante et une aisance insoupçonnée réalisent de parfaites occidentales. Les femmes européennes ressentent une certaine inquiétude devant ces femmes. Frustrées devant le voile, elles éprouvent une impression analogue devant le visage découvert, ce corps audacieux, sans gaucherie, sans hésitation, carrément offensif. La satisfaction de diriger l’évolution, de corriger les fautes de la dévoilée est non seulement retirée à l’Européenne, mais elle se sent mise en danger sur le plan de la coquetterie, de l’élégance, voire de la concurrence par cette novice muée en professionnelle, catéchumène transformée en propagandiste, la femme algérienne met en question l’Européenne. Cette dernière n’a d’autre ressource que de rejoindre l’Algérien qui avait avec férocité, rejeté les dévoilées dans le camp du mal et de la dépravation. « Décidément, diront les Européennes, ces femmes dévoilées sont tout de même des amorales et des dévergondées. » L’intégration, pour être réussie, semble bien devoir n’être qu’un paternalisme continué, accepté.
Nous mentionnons ici les seules réalités connues de l’ennemi. Nous taisons donc les nouvelles formes d’action adoptées par les femmes dans la Révolution. Depuis 1958, en effet, les tortures infligées aux militantes ont permis à l’occupant de se faire une idée de la stratégie-femme. Aujourd’hui, de nouvelles adaptations ont pris naissance. On comprend donc qu’on les taise.
Froger, l’un des chefs de file colonialiste. Exécuté par un « Fidaï » à la fin de 1956.
La femme, qui, avant la Révolution ne sort jamais de la maison, si elle n’est accompagnée de sa mère, ou de son mari, va se voir confier des missions précises : comme de se rendre d’Oran à Constantine ou Alger. Pendant plusieurs jours, toute seule, transportant des directives d’une importance capitale pour la Révolution, elle prend le train, couche dans une famille inconnue, chez des militants. Il faut là aussi se déplacer en harmonie, car l’ennemi observe les ratés. Mais l’importance ici est que le mari ne fait aucune difficulté pour laisser partir sa femme en mission. Sa fierté, au contraire sera de dire, au retour de l’agent de liaison : « Tu vois, tout s’est bien passé en ton absence. » La vieille jalousie de l’Algérien, sa méfiance « congénitale » ont fondu au contact de la Révolution. Il faut signaler aussi que des militants recherchés se réfugient chez d’autres militants non encore identifiés par l’occupant. Dans ces conditions, pendant toute la journée, c’est la femme, qui, seule avec le réfugié, lui procure la nourriture, la presse, le courrier. A aucun moment, là non plus, n’apparaît une quelconque méfiance ou une crainte. Engagé dans la lutte, le mari ou le père découvre de nouvelles perspectives sur les rapports entre sexes. Le militant découvre la militante et conjointement ils créent de nouvelles dimensions à la société algérienne.
Le 17 octobre 1961, une manifestation était organisée à Paris par la Fédération de France du FLN pour protester contre le décret du 5 octobre, interdisant aux seuls Algériens de sortir de chez eux après 20h30. Dans la soirée, malgré l’interdiction de la manifestation, plus de 25.000 hommes, femmes et enfants, se dirigèrent vers différents points de regroupement. La répression fut brutale, violente, sanglante. Près de 12.000 Algériens furent arrêtés et transférés dans des centres de tri au Stade de Coubertin, au Palais des sports et dans d’autres lieux. Outre de nombreux blessés, plusieurs dizaines furent tués, leurs corps jetés dans la Seine. De nombreuses familles n’ont jamais retrouvé la dépouille de leurs proches, disparus cette nuit-là. Le Président de la République rend hommage à la mémoire de toutes les victimes.
Les historiens ont établi de longue date ces faits et les ont inscrits dans un engrenage de violence durant plusieurs semaines. Cette tragédie fut longtemps tue, déniée ou occultée. Les premières commémorations furent organisées par le maire de Paris, M. Bertrand Delanoë ainsi que par d'autres élus de la Nation.
Aujourd’hui, soixante ans après, le Président de la République s’est rendu au pont de Bezons, près de Nanterre d’où sont partis ce jour-là de nombreux manifestants, et où des corps ont été repéchés dans la Seine. En présence de familles frappées par cette tragédie, de celles et ceux qui se sont battus pour la reconnaissance de la vérité, de représentants et descendants de toutes les parties prenantes, il a observé une minute de silence en mémoire des victimes de la répression sanglante du 17 octobre 1961.
Il a reconnu les faits : les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République.
La France regarde toute son Histoire avec lucidité et reconnaît les responsabilités clairement établies. Elle le doit d’abord et avant tout à elle-même, à toutes celles et ceux que la guerre d’Algérie et son cortège de crimes commis de tous côtés ont meurtris dans leur chair et dans leur âme. Elle le doit en particulier à sa jeunesse, pour qu’elle ne soit pas enfermée dans les conflits de mémoires et construise, dans le respect et la reconnaissance de chacun, son avenir.
À l'occasion du 60e anniversaire du massacre du 17 octobre 1961, voici une archive filmique rare et précieuse : le début de la déposition de Jean-Luc Einaudi au procès de Maurice Papon, à la cour d'assises de Bordeaux, le 16 octobre 1997. Un moment décisif dans le retour dans la mémoire collective française de ce crime d'Etat. Par Fabrice Riceputi.
Blog : Le blog de Histoire coloniale et postcoloniale
À l'occasion du 60e anniversaire du massacre du 17 octobre 1961, voici une archive filmique rare et précieuse : le début de la déposition de Jean-Luc Einaudi au procès de Maurice Papon, à la cour d'assises de Bordeaux, le 16 octobre 1997. Un moment décisif dans le retour dans la mémoire collective française de ce crime d'Etat. Par Fabrice Riceputi.
À l'occasion du 60e anniversaire du massacre du 17 octobre 1961, nous présentons ici une archive filmique rare, précieuse : les 25 premières minutes de la déposition de Jean-Luc Einaudi (1951-2014) au procès de Maurice Papon à la cour d'assises de Bordeaux, le 16 octobre 1997.
On y voit et on y entend l'auteur du livre La bataille de Paris (1991), commencer le récit de cette journée d'horreur et de honte. Celui que l'historien Mohamed Harbi qualifia de "héros moral", assume l'écrasante responsabilité d'avoir à faire savoir devant la justice et l'opinion internationale ce que fut le 17 octobre 1961 et quel fut alors le rôle de Maurice Papon. A la demande de parties civiles : Michel Slitinsky et l'avocat Gérard Boulanger, ainsi que le MRAP et l'avocat Pierre Mairat. On ne pouvait pas selon eux, alors que seul son rôle durant l'Occupation était en cause dans ce procès, ne pas y exposer aussi "l'autre moitié" criminelle de Papon, bien qu'elle soit couverte par l'amnistie, et laisser dans l'ombre ses victimes algériennes. Et qui mieux qu'Einaudi pour exposer devant la cour des faits qu'il avait établis en enquêtant longuement ?
On comprend que Jean-Luc Einaudi, qui n'a alors jamais témoigné, en tant qu'éducateur à la PJJ, que devant des juges pour enfants, doive manifestement surmonter un certain vertige en s'exprimant à la barre. Et qu'il soupèse avec soin chacun de ses mots. La veille encore, l'accusé Papon a soutenu avec aplomb la version mensongère de 1961. Einaudi la ruine, à quelques mètres de ce dernier, dans une implacable leçon d'histoire. Il témoigne au total plus de deux heures et finit par ces mots :
Monsieur Papon voulait que la vérité ne puisse pas se faire. Finalement cette vérité a fait son chemin. Je suis venu ici en mémoire de ces victimes algériennes, enterrées comme des chiens dans la fosse commune réservée aux musulmans inconnus du cimetière de Thiais.
Cette déposition est un moment décisif dans l'histoire du retour dans la mémoire collective française d'un crime d'Etat longtemps occulté. Son impact judiciaire, médiatique et politique fut considérable. Elle désarçonna la défense de Papon et contribua à la condamnation de l'ancien préfet et ancien ministre à 10 ans de réclusion criminelle. Elle permit surtout une diffusion dans le grand public d'une connaissance de l'événement et du rôle de Papon. Elle obligea le pouvoir de l'époque à réagir et à annoncer une ouverture des archives. Celle-ci sera fort difficile à obtenir mais permettra, à l'aube des années 2000, d'importantes avancées historiographiques sur l'ensemble de la guerre d'Algérie.
À l'occasion du 60e anniversaire du massacre du 17 octobre 1961, voici une archive filmique rare et précieuse : le début de la déposition de Jean-Luc Einaudi au procès de Maurice Papon, à la cour d'assises de Bordeaux, le 16 octobre 1997. Un moment décisif dans le retour dans la mémoire collective française de ce crime d'Etat. Par Fabrice Riceputi
À l'occasion du 60e anniversaire du massacre du 17 octobre 1961, nous présentons ici une archive filmique rare, précieuse : les 25 premières minutes de la déposition de Jean-Luc Einaudi (1951-2014) au procès de Maurice Papon à la cour d'assises de Bordeaux, le 16 octobre 1997.
On y voit et on y entend l'auteur du livre La bataille de Paris (1991), commencer le récit de cette journée d'horreur et de honte. Celui que l'historien Mohamed Harbi qualifia de "héros moral", assume l'écrasante responsabilité d'avoir à faire savoir devant la justice et l'opinion internationale ce que fut le 17 octobre 1961 et quel fut alors le rôle de Maurice Papon. A la demande de parties civiles : Michel Slitinsky et l'avocat Gérard Boulanger, ainsi que le MRAP et l'avocat Pierre Mairat. On ne pouvait pas selon eux, alors que seul son rôle durant l'Occupation était en cause dans ce procès, ne pas y exposer aussi "l'autre moitié" criminelle de Papon, bien qu'elle soit couverte par l'amnistie, et laisser dans l'ombre ses victimes algériennes. Et qui mieux qu'Einaudi pour exposer devant la cour des faits qu'il avait établis en enquêtant longuement ?
On comprend que Jean-Luc Einaudi, qui n'a alors jamais témoigné, en tant qu'éducateur à la PJJ, que devant des juges pour enfants, doive manifestement surmonter un certain vertige en s'exprimant à la barre. Et qu'il soupèse avec soin chacun de ses mots. La veille encore, l'accusé Papon a soutenu avec aplomb la version mensongère de 1961. Einaudi la ruine, à quelques mètres de ce dernier, dans une implacable leçon d'histoire. Il témoigne au total plus de deux heures et finit par ces mots :
Monsieur Papon voulait que la vérité ne puisse pas se faire. Finalement cette vérité a fait son chemin. Je suis venu ici en mémoire de ces victimes algériennes, enterrées comme des chiens dans la fosse commune réservée aux musulmans inconnus du cimetière de Thiais.
Cette déposition est un moment décisif dans l'histoire du retour dans la mémoire collective française d'un crime d'Etat longtemps occulté. Son impact judiciaire, médiatique et politique fut considérable. Elle désarçonna la défense de Papon et contribua à la condamnation de l'ancien préfet et ancien ministre à 10 ans de réclusion criminelle. Elle permit surtout une diffusion dans le grand public d'une connaissance de l'événement et du rôle de Papon. Elle obligea le pouvoir de l'époque à réagir et à annoncer une ouverture des archives. Celle-ci sera fort difficile à obtenir mais permettra, à l'aube des années 2000, d'importantes avancées historiographiques sur l'ensemble de la guerre d'Algérie.
La vidéo est suivie d'un extrait du livre de Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens (Le Passager clandestin, 2021), qui expose le contexte et la portée de cette déposition.
La salle d’audience de la cour d’assises de la Gironde, spécialement aménagée pour l’occasion, est bondée. Sur l’estrade qui fait face au public, outre les quatre juges et les deux avocats généraux, se trouvent les dizaines d’avocats des parties civiles, ceux de la défense, les jurés. Sur la droite, dans un box, protégé du public par une vitre blindée et un garde du corps, l’accusé. À l’extérieur, dans une autre salle également remplie de journalistes français et étrangers qui n’ont pu trouver place dans le tribunal, on retransmet les débats sur grand écran. Les audiences, comme l’avaient été celles des procès Barbie et Touvier, sont intégralement filmées.
Derrière le président […], une grosse caméra noire a remplacé le buste de Marianne, ou l’allégorie de la Justice, qui, dans les salles d’assises, préside traditionnellement les débats. À Bordeaux les audiences quotidiennes seront toutes filmées et les cassettes rejoindront chaque soir les archives sous escorte policière[1].
C’est un procès dit « pour l’histoire », le procès le plus médiatisé depuis l’après-guerre. On juge l’ancien ministre du Budget Maurice Papon pour son concours actif dans la déportation entre 1942 et 1944, alors qu’il était secrétaire général à la préfecture de la Gironde, de 1 690 juifs, en huit convois, de Bordeaux à Drancy, dernière étape avant Auschwitz.
Mercredi 15 octobre
Un peu étrangement, avant d’évoquer Vichy, il faut parler de la guerre d’Algérie. Car l’accusé dont on examine aujourd’hui comme il se doit le curriculum vitae eut, dès son recyclage dans la préfectorale d’un État républicain restauré, une activité coloniale de premier plan. En 1945, après avoir été jugé bon pour le service par une commission d’épuration, il poursuivit en effet sa carrière à la sous-direction des affaires algériennes de l’Intérieur, puis fut, à deux reprises, de 1949 à 1951 et de 1956 à 1958, préfet de Constantine. Enfin, il dirigea la préfecture de police de Paris durant les dernières années de la guerre d’Algérie, de 1958 à 1962[2]. Il ne quitta ce poste qu’en 1967.
C’est à Maurice Papon lui-même que le président Jean-Louis Castagnède demande d’abord de raconter cette partie de sa carrière, ce qu’il fait bien volontiers. C’est un homme solidement préparé, sûr de lui et pugnace, nullement sur la défensive, qui prend la parole avec autorité. À quatre-vingt-sept ans, il n’a rien perdu de sa superbe :« Une voix sûre, qui prend son temps. Une expression aisée, qui sent le passé, un phrasé impeccable, conjugué au subjonctif et où il est question de carrière que l’on « embrasse », de sentiments qui « honorent » et de « charité parentale[3]».
À plusieurs reprises, le greffier de la cour d’assises indique dans les minutes du procès les postures théâtrales ainsi que les mouvements d’humeur d’un homme habitué au commandement et souffrant mal la contradiction. Les nombreux avocats des parties civiles le questionnent rudement, tentant de le déstabiliser. Il s’agace, mais a néanmoins réponse à tout. On aborde ses activités dans l’Est algérien, haut lieu de l’insurrection nationaliste. La terrible répression du soulèvement de Sétif en mai 1945, sur laquelle il fut d’abord chargé d’informer le ministre de l’Intérieur puis dont il dut gérer les suites en 1949 ? Elle « a, dit-il, soulevé [son] cœur et [son] esprit[4]». Plus tard, en poste comme préfet Igame (inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire) dans un Constantinois où il avait tous les pouvoirs et que l’on nommait parfois «la Paponie», ne dirigea-t-il pas contre les civils algériens une répression des plus féroces, incluant, selon nombre de témoins, rafles, tortures, exécutions sommaires ? Ayant toujours « réprouvé la torture » et les exactions, la main sur le cœur, il écarte ces accusations qui le blessent. Devenu soudainement un brin orientaliste, il va même jusqu’à déclarer son amour pour un islam si « longtemps caressé » en Afrique du Nord, indiquant fièrement que « dans les wilayas musulmanes, […], on [l]’appelait alors “le Mâhadi” ». Ce qui signifie, poursuit-il doctement, « “le maître”, mais cela voulait dire le sage, le juste, et c’est peut-être la meilleure décoration que j’ai recueillie dans ma carrière ». Visiblement satisfait par l’effet de ce cliché du paternalisme colonial, l’accusé « éteint son micro d’un geste énergique » et se rassied, note le greffier[5].
On en vient à la préfecture de police de Paris, qu’il dirigeait lors de la manifestation des Algériens[6], le 17 octobre 1961. Papon ne redoute manifestement pas d’aborder ce sujet. Il connaît par cœur la partition de sa défense, pour l’avoir déjà jouée avec succès en 1961. Il y a là au contraire, selon lui, une excellente occasion de marquer des points décisifs pour la suite de ce procès. Elle lui permet en effet de rappeler à tous quel serviteur efficace et loyal de la république gaullienne il a été après Vichy. Et combien le général de Gaulle lui-même lui a manifesté sa confiance la plus entière, le couvrant d’éloges pour avoir « tenu Paris » face au FLN. Ce qu’il a fait, assure-t-il, sans violences excessives, même s’il convient que ses agents étaient alors rendus nerveux par les récents attentats du FLN contre la police parisienne. Il n’y eut pourtant, affirme-t-il comme en 1961, que deux morts parmi les Algériens, ce qui est trop, mais doit être replacé dans le contexte de la guerre sans merci livrée par le FLN jusque sur le territoire français. Pour lui, le vilain mot de « rafle » ne saurait être employé à propos des 11 700 manifestants « appréhendés » cette nuit-là selon ses services. Il les a tout simplement « mis à l’abri » des violences éventuelles. Enfin, ajoute-t-il, croit-on vraiment que de Gaulle l’aurait maintenu à son poste à Paris de 1958 à 1967, un record depuis Lépine, si les accusations délirantes de « massacre » lancées à l’époque par des irresponsables étaient fondées[7] ?
Parmi de nombreux autres témoins de moralité de haut rang, sa défense a d’ailleurs cité Pierre Messmer. L’ancien résistant et ministre des Armées de de Gaulle viendra en personne le lendemain matin confirmer sa version des faits et lui apporter une caution inattaquable. Michel Debré et Roger Frey, respectivement Premier ministre et ministre de l’Intérieur à l’époque des faits, étant morts, « reste à l’ancien préfet de police, qui a la malchance de vivre encore à quatre-vingt-sept ans, de répondre de la République et de la France », dit l’accusé, debout depuis trois quarts d’heure, la main tendue comme au Parlement. Et d’ajouter : « La France, tant que j’aurai un souffle, je n’y laisserai pas toucher[8] ».
Dans sa chronique quotidienne du procès, le journaliste Éric Conan souligne que l’effet produit par cette audience est « catastrophique[9] ». De fait, sorti inchangé de sa naphtaline et réaffirmé avec un culot hors du commun par Maurice Papon, confirmé avec autorité par des témoins au-dessus de tout soupçon, le mensonge d’État de 1961 peut toujours, trente-six ans plus tard, se faire passer pour la vérité.
Jeudi 16 octobre
Le lendemain, selon le même chroniqueur, est « l’envers de la journée précédente, du fait d’un seul témoin[10] » : Jean-Luc Einaudi, appelé à témoigner par certaines parties civiles. Comme il le confirme au président, ce témoin, né en 1951, n’a pas vécu la guerre d’Algérie à l’âge adulte. Il est, de son métier, éducateur et non historien, mais il a écrit un livre intitulé La bataille de Paris. 17 octobre 1961, publié six ans auparavant[11].
C’est à ce titre qu’il témoigne. Les parties civiles lui ont confié une lourde responsabilité, celle d’être leur seul « témoin d’immoralité » sur la période algérienne de Maurice Papon. Elles comptent sur lui pour démontrer une continuité criminelle et dissimulatrice entre son action sous Vichy et celle qu’il mena durant la guerre d’Algérie. Elles auraient pu choisir de concentrer l’attaque sur la torture et les exactions commises dans le Constantinois, alors que Papon y dirigeait les opérations d’écrasement du nationalisme, ou encore sur la tuerie du métro Charonne, le 8 février 1962, elle aussi commise sous ses ordres. Mais c’est principalement l’évocation de la répression du 17 octobre 1961 qu’elles ont retenue pour le confondre.
Exactement dix ans auparavant, Jean-Luc Einaudi commençait son enquête. Il collectait, en sillonnant l’Algérie, des témoignages sur le passage de Papon à Constantine et sur la répression du 17 octobre 1961. L’occasion qui se présente ici à lui de faire avancer la reconnaissance du drame dont il s’est fait l’historien, pour laquelle il milite, avec d’autres, depuis 1991, est proprement inespérée. Elle ne doit pas être manquée. Jusque-là, l’éducateur n’a jamais témoigné que devant des juges pour enfants. Et, même s’il s’est longuement préparé à cette épreuve avec l’avocat Pierre Mairat, un certain « vertige », dira-t-il, le saisit alors qu’il lui faut s’avancer à la barre de cette cour d’assises intimidante et s’exprimer, à deux pas de Maurice Papon lui-même, devant la presse nationale et internationale[12].
Autorisé à parler par le président, il se lance, carrure de rugbyman et regard doux, voix grave et débit lent, solidement agrippé à la barre. Et cet homme « habité » par les faits qu’il raconte, notent les journalistes, capte rapidement l’attention de la cour et du public pour ne plus la lâcher. « Le cauchemar des victimes, écrit Sud-Ouest, est encore le sien[13]». Il se livre à une véritable « leçon d’histoire », d’une longueur et d’une densité très rarement autorisées dans un tribunal. Pourtant, nul ne l’interrompt. Les CRS eux-mêmes, signale-t-on, ont abandonné leur poste de surveillance des abords de la salle pour venir « l’écouter avec attention »[14].
Ce que relate Einaudi, bien peu en ont alors connaissance. Et c’est effroyable. Il accumule sans aucune note les dates et les heures, les lieux du drame, le nom des victimes et des témoins, les descriptions circonstanciées des violences policières, les déclarations des protagonistes. Selon lui, la vérité est bien éloignée de la version donnée la veille par Papon. Ce qu’il démontre, c’est que, le 17 octobre 1961 et les jours suivants, en plein Paris, la police française commit, avec une violence inouïe, un véritable « massacre » de manifestants algériens entièrement pacifiques. Einaudi se livre, écrit Le Monde, à une « déposition-réquisitoire [15]». La démonstration est d’autant plus accablante qu’elle s’en tient soigneusement aux faits et évite tout excès de langage. C’est sous les ordres de Papon que ce massacre «au faciès » eut lieu, rappelle-t-il. Et ce dernier ne fit rien pour l’empêcher, ni pour l’interrompre. Davantage, Einaudi cite des mots adressés alors par le préfet de police à ses agents qui sonnent comme des encouragements à utiliser les moyens les plus violents, et même à tuer. Et des agents tuèrent en effet, détaille-t-il, au pont de Neuilly, au pont Saint-Michel, sur les Grands Boulevards, au Palais des sports de Versailles, au centre d’identification de Vincennes et dans bien d’autres lieux de la banlieue parisienne. Des jours durant, la Seine et les canaux charrièrent des cadavres d’Algériens morts par balle, par strangulation, par pendaison, par noyade ou des suites de matraquage à coups de crosse ou de bidule[16].
C’est le même Papon, ajoute-t-il enfin, qui inventa la version outrageusement mensongère, défendue bec et ongles par le gouvernement Debré, restée officielle jusqu’à ce jour de 1997, soutenue la veille encore devant cette cour, selon laquelle il n’y aurait eu que deux morts algériens. Einaudi, reprenant les conclusions de son livre, évalue quant à lui le nombre des victimes de la police à « un minimum de deux cents morts, vraisemblablement autour de trois cents ». Et il conclut ainsi :
Monsieur Papon voulait que la vérité ne puisse pas se faire. Finalement cette vérité a fait son chemin. Je suis venu ici en mémoire de ces victimes algériennes, enterrées comme des chiens dans la fosse commune réservée aux musulmans inconnus du cimetière de Thiais[17].
À quelques mètres de la barre où s’est tenu Einaudi durant deux heures trente, Maurice Papon, jusqu’alors plutôt serein, accuse le coup. « Rompant [avec] sa naturelle impassibilité, l’ancien préfet tapote nerveusement la tablette de sa main droite », écrit Le Monde[18]. .
Au président Castagnède qui lui demande s’il veut réagir à ce qu’il vient d’entendre, le prévenu ne trouve rien d’autre à dire que sa « stupéfaction ». Il renvoie une réponse à plus tard. Son avocat, Me Varaut, a réalisé que quelque chose d’inattendu et de fort préjudiciable aux intérêts de son client venait de survenir. Selon lui, c’est un « discours politique » qui a été tenu par Einaudi. Il dénonce une manœuvre traîtresse des parties civiles. Ces dernières viennent, dit-il, d’ouvrir « un procès dans le procès ». Il doit même avouer n’avoir pas « prévu l’importance » de cette évocation du 17 octobre[19]. Commentant devant la cour cette prétendue négligence et révélant son trouble après la déposition d’Einaudi, Me Varaut a encore ces mots surprenants : « J’aurais dû le prévoir compte tenu que l’affaire de Charonne [sic] est une vieille obsession politique[20] ». . Cette confusion entre la répression du 17 octobre 1961, dont il vient pourtant d’entendre parler durant deux heures, et celle qu’il mentionne, le meurtre de neuf Français par la police lors d’une manifestation anti-OAS en février 1962, au métro Charonne, paraît aujourd’hui parfaitement incongrue dans la bouche d’un avocat posant volontiers en ténor du barreau. Mais elle est alors encore courante et fort symptomatique. Elle en dit long sur le sentiment d’impunité du notable de la Ve République. Le drame de Charonne a été abondamment commémoré par la gauche depuis 1962, au point d’incarner dans la mémoire collective, y compris dans celle de l’avocat royaliste de Papon, toutes les répressions liées à la guerre d’Algérie et opérées sur le territoire français[21].
Le 17 octobre 1961, quant à lui, a été longtemps « oublié ». Ce que ne réalisent manifestement pas encore Papon et son avocat, c’est qu’à compter de ce jour, c’en est bel et bien fini de cet oubli national sur lequel ils croyaient encore pouvoir compter. L’avocat ayant fait observer que son client est « très fatigué », l’audience est levée.
Pour la presse française et étrangère, qui s’ennuyait ferme depuis l’ouverture du procès six jours auparavant, un véritable événement vient d’avoir lieu : on a découvert d’autres cadavres dans les placards de Papon, des placards et des cadavres qui sont, cette fois, ceux de la République et non pas ceux de Vichy. Me Pierre Mairat raconte que, lorsque Jean-Luc Einaudi et lui-même sortent de la cour d’assises, ce 16 octobre 1997 en fin d’après-midi, une foule hérissée de micros et de caméras se rue vers eux et assaille de questions ce témoin qui vient d’accabler avec tant de force Maurice Papon et de mettre en lumière une tragédie « oubliée »[22]. Einaudi, plusieurs jours durant, enchaîne les interviews. Le soir même, tous les médias évoquent, parfois longuement, le drame qui vient, contre toute attente, de ressurgir à Bordeaux. Au point d’obliger le gouvernement à s’exprimer, en la personne de deux de ses ministres. Il faut, disent-ils, « faire la lumière » sur cet événement. Par un heureux hasard de calendrier, le lendemain de cette audience est le trente-sixième anniversaire du 17 octobre 1961. Il est abondamment commémoré dans la presse française.
Il en ira désormais ainsi chaque année. Tous les 17 octobre, on montrera les terribles photos d’Algériens brutalisés ou tués prises par Élie Kagan et par Georges Azenstarck, ou des images du film de Jacques Panijel, longtemps interdit, tournées dans les bidonvilles de Nanterre[23]. On publiera d’ahurissants témoignages de sauvagerie policière en plein Paris. Et l’on mentionnera, bien souvent aussi, le rôle joué par Jean-Luc Einaudi dans le retour mémoriel de l’événement.
Pour reprendre l’expression d’un auteur britannique, la République gaullienne, en commettant ce crime puis en le niant, avait fabriqué une « French memory’s bombe à retardement[24] ». Longtemps restée enfouie dans les tréfonds de la société française, cette bombe mémorielle explosa véritablement devant la cour d’assises de Bordeaux, trente-six ans plus tard. Ce 16 octobre 1997, une brèche s’est ouverte dans le mur de silence derrière lequel un consensus national avait si longtemps relégué le drame. Cette brèche ne s’est plus refermée. [...]
Extrait de Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens, La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961. Préface de Gilles Manceron et précédé de « Une passion décoloniale » par Edwy Plenel. Paris, Le passager clandestin, 2021, pp 33-43.
[1] Éric Conan, Le procès Papon. Un journal d’audience, Paris, Gallimard, 1998, p. 27. Le film du procès, tourné en vertu de la loi Badinter de 1985, est conservé aux Archives nationales, sous la cote BB 30 AV Papon.
[2] Éric Conan, Le procès Papon…, op. cit., p. 26.
[3] Le film documentaire Maurice Papon, itinéraire d’un homme d’ordre (2011), d’Emmanuel Hamon, résume bien cette carrière. On peut y voir quelques brèves séquences du procès de Bordeaux.
[4] Catherine Erhel, Mathieu Aucher et Renaud de La Baume (éd.), Le procès de Maurice Papon, vol. 1, 8 octobre 1997 - 8 janvier 1998, Paris, Albin Michel, coll. « Les grands procès contemporains », 1998, p. 194.
[6] La « manifestation des Algériens », expression consacrée, comprit aussi des Algériennes (de même que de très rares non-Algériens). Elle fut cependant majoritairement masculine, à l’image de la population algérienne immigrée en France à cette date. Le FLN organisa les jours suivants des protestations de femmes contre les violences.
[24] Cette formule, titre d’un article de Richard J. Golsan («Memory’s bombes à retardement. Maurice Papon, crimes against humanity and 17 october 1961 », Journal of European Studies, vol. 28, n° 109-110, 1998, p. 153-172), est citée dans Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961.Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire (Paris, Tallandier, 2008, réédité en poche en 2021), remarquable somme sur la répression de l’automne 1961 et son histoire mémorielle, abondamment utilisée pour écrire ce livre.
Sa thèse révélait, scientifiquement, la torture en Algérie pratiquée par l’État français. Avec Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, l’historienne Raphaëlle Branche publie une volumineuse enquête sur ces Français appelés à combattre et les ressorts du silence entourant l’expérience algérienne.
Les premiers éléments de la 20e division d’infanterie formée par des rappelés venant de Bretagne, de Normandie et du Poitou débarquent à Alger le 9 juin 1956 (AFP)
L’écho de la guerre d’Algérie siffle sur la société française. Dans son ouvrage Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial (La Découverte), l’historienne Raphaëlle Branche dresse, à travers moults témoignages, archives et sources inédites, le profil des 1,5 million d’appelés envoyés en Algérie entre 1954 et 1962. Officiellement pour accomplir leur service militaire.
Minutieusement menée, cette enquête scientifique lève le voile sur les récits de ces jeunes Français fortement marqués par l’empreinte des deux guerres mondiales. C’est, d’ailleurs, l’une des forces de ce travail : appréhender ces appelés dans leur contexte historique et familial.
L’histoire de ces appelés débute dans l’enfance, bien avant 1954, au moment où se dessine pour eux leur place dans leur famille, dans le conflit et, par transitivité, dans la société française. Si leur expérience algérienne n’est pas nécessairement traumatique, elle reste néanmoins déterminante pour les hommes, les époux et les pères qu’ils deviennent par la suite.
Et dans ce vécu post-guerre d’Algérie, l’auteure interroge les strates du silence autour du conflit. Un silence qui reflète celui de l’État français, incapable, pour parler du conflit, d’utiliser le lexique adéquat – « guerre » – avant 1999.
En plus d’humaniser les parcours de ces jeunes appelés « qui n’ont pas tous compris le colonialisme », Raphaelle Branche apporte de la complexité, préalable à tout travail de mémoire, que cette dernière soit construite par le haut ou par les appelés eux-mêmes.
Si le mal et le bien n’ont pas d’historicité, l’enquête montre, en filigrane, la nécessité de mettre en phase principes et actes de la République. Au risque, sinon, de dévoyer ses citoyens et morceler la société.
Raphaelle Branche, qui a rédigé en 2000 une thèse sur la torture pratiquée par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, a reçu le prix d’histoire contemporaine Augustin Thierry (2020) pour Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?
Middle East Eye : La guerre d’Algérie est la dernière séquence de la période coloniale française. Pourquoi le poids des récits des 1,5 million d’appelés se noue-t-il, d’abord, dans leur propre famille et non sur le terrain de cette « guerre sans mots » ?
Raphaëlle Branche : Ce qui m’est apparu depuis des années en travaillant sur les appelés en Algérie, c’est que personne n’est un individu seul. On est tous reliés dans notre famille, en particulier quand on a 20 ans à cette époque-là. On naît, on part et on revient dans sa famille, elle-même insérée dans une société. Il me semblait que l’on ne mentionnait pas ce chaînon à leur sujet.
Concernant la guerre d’Algérie, ceux qui partent à la guerre, les appelés – pas les militaires professionnels – ont tous 20 ans. On ne fait pas appel à la réserve pour la guerre d’Algérie
Concernant la guerre d’Algérie, ceux qui partent à la guerre, les appelés – pas les militaires professionnels – ont tous 20 ans. On ne fait pas appel à la réserve pour la guerre d’Algérie, contrairement aux Première et Deuxième Guerres mondiales.
Non seulement ils sont dans leur famille mais, au retour de la guerre, ils fondent des familles. Il y a un lien très fort entre les hommes qu’ils sont devenus – avec cette interrogation : « Qu’est-ce que la guerre fait de nous ? » – et les familles qu’ils vont fonder.
Avec tout ce matériau, je me suis dit que cela devenait vraiment une Histoire des familles françaises. J’avais donc besoin de savoir comment fonctionnaient les familles françaises pour mieux comprendre ces anciens combattants.
MEE : À la kyrielle de profils d’appelés correspond une typologie de silences autour de cette guerre. L’absence de narration diffère d’un appelé à l’autre, un silence qu’ils s’appliquent à eux-mêmes ou à leur entourage. Est-ce que l’on peut léguer le silence à ses descendants comme on lèguerait un héritage ?
RB : En tant qu’historienne de la guerre d’Algérie, j’ai été très souvent en contact avec des gens qui me disaient à propos de leur père, leur frère, leur oncle : « Il n’en a pas parlé. » Or, depuis 25 ans, je mène des enquêtes orales avec ces anciens combattants, qui m’ont toujours parlé.
Ce décalage m’a questionné jusqu’à ce que je comprenne, historiquement, qu’un silence n’est pas un silence en soi. Un silence dépend de « à qui l’on parle ». À moi, l’historienne avec qui le seul lien était l’Histoire, ils pouvaient parler. En revanche, raconter à leurs enfants, avec qui il y a toute une histoire, des conflits ou de belles expériences, c’est très différent. Face aux appelés, les proches et moi n’avons pas les mêmes expériences.
Archives de la guerre d’Algérie : un double discours français ?
Le résultat du livre montre qu’il y a eu beaucoup de silences. D’une part, on peut transmettre le silence par des attitudes, des choix, des orientations adressées à ses enfants. On peut le transmettre même dans un récit sans mots.
D’autre part, le silence n’est pas forcément le symptôme d’un problème. De nos jours, on a la perspective que le silence est louche. Il sous-tend qu’il y aurait quelque chose à cacher ou même un traumatisme. Bien sûr que cela est possible, mais ce n’est pas l’unique visage du silence.
À la fin du livre, je dis que ce qui prédomine dans la façon qu’ont les appelés d’Algérie de transmettre le récit ou non, c’est la réaction de la famille. S’il heurte les proches, cela sera compliqué d’en parler. Autrement, et même s’il est traumatique, il peut être dit.
MEE : Cette génération d’appelés a ceci de spécifique qu’elle est « coincée » dans l’écho des deux conflits mondiaux. Les grands-pères marqués par 14-18 et les pères absents du fait de 39-45. Pourquoi leur enfance et leur rapport à la guerre sont-ils déterminants pour profiler ces appelés ?
RB : Il n’y a pas grand-chose à voir entre un homme qui a été à Oran en 1962 et un autre basé dans les Aurès en 1955. En revanche, ils ont en commun des choses, à savoir leur enfance. Ils ont traversé des expériences historiques extrêmement difficiles. C’est pour cela que le livre s’ouvre sur leur enfance, les années 30 et le poids de la mémoire de la Première Guerre mondiale dans la France des années 30.
Il faut quand même imaginer ce que c’est. Il y a un récit dans toutes les familles françaises et toutes les communes du pays. C’est un poids très lourd en matière de mémoire et comme étalon de virilité, guerrier. Cela est fondateur et ils le partagent avec leurs frères et sœurs mais aussi avec leurs futures épouses. Ils ont des référentiels communs auxquels va s’adosser l’expérience algérienne, permettant de la mesurer ou de la partager.
MEE : Lors de son discours contre le « séparatisme islamiste » du 2 octobre, Emmanuel Macron a pointé la nécessité de solder les « traumatismes » de la guerre d’Algérie. La question mémorielle liée à ce conflit est l’un des enjeux du quinquennat. À travers l’histoire de ces appelés, on constate, à nouveau, à quel point la mémoire de la guerre d’Algérie est fragmentée. Face à la multitude de récits, est-il possible de bâtir une mémoire collective ?
RB : Le projet d’Emmanuel Macron renvoie à la construction d’une mémoire par le haut, politique, d’un discours mémoriel plus que d’une mémoire. Ce sont deux choses connectées mais différentes.
Dans le discours d’Emmanuel Macron au sujet de la disparition du [militant de l’indépendance algérienne] Maurice Audin et de l’existence d’un système de torture en Algérie, cette parole politique dit qu’il est important que la France de 2018 prenne ses distances avec celle de 1957, qui a autorisé la disparition d’un homme sous la torture.
Politiquement, c’est une vérité qui a du sens et qui est essentielle. Toutefois, les autorités disent une vérité politique, non historique.
Le rapport de quelqu’un avec le passé n’est pas un rapport de vérité. Il faut être très calme avec ça. Le discours de mémoire n’est pas un discours d’Histoire
Après, la mémoire collective, c’est encore autre chose. Il s’agit de la façon dont une société peut se reconnaître dans un discours et dans des représentations. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de l’expérience de chacun et du vécu de la société.
Les anciens combattants peuvent tous avoir une expérience différente de l’Algérie. Quel discours de mémoire veulent-ils retenir dans la France d’aujourd’hui ? Ce qu’ils appellent la mémoire des anciens combattants est la mémoire de quoi ?
On se souvient toujours au présent, c’est la base de la construction de la mémoire. Le rapport de quelqu’un avec le passé n’est pas un rapport de vérité. Il faut être très calme avec ça. Le discours de mémoire n’est pas un discours d’Histoire.
MEE : En décembre 1974, ces appelés obtiennent le statut d’ancien combattant. Au-delà de la question administrative, qu’est-ce que cela révèle de l’implicite d’État ?
RB : Il y a d’abord une dimension financière, pour l’État, c’est important. Cela donne des droits d’abord, comme à la retraite à 65 ans. Surtout, cela les aligne sur les modèles familiaux et sociaux.
Dans les années 60, le modèle de l’ancien combattant, c’est toujours le poilu. Être reconnu comme ancien combattant, c’est être placé par l’État dans cette lignée.
Cela a des effets symboliques aussi dans la lignée familiale. Jusqu’à cette époque, personne ne les reconnaissait comme tel, ni leurs proches, ni les autres anciens combattants, ni l’État. Ce statut leur permet de dire : « Il s’est passé quelque chose pour moi, ce n’était pas qu’un service militaire. »
MEE : L’État leur accorde ce statut mais ne parle officiellement de guerre d’Algérie qu’en 1999. Comment expliquez-vous cette béance dans la narration de l’Histoire ?
RB : Je trouve cela fascinant, justement. Cela est à l’image de la relation de l’État à toute cette guerre. On dit souvent que c’est un déni, etc. Je pense que c’est plus compliqué que cela.
C’est une façon d’agir sur les humains. Par certains aspects, c’est la guerre, par d’autres, non. Vous êtes anciens combattants mais pas vraiment d’une guerre. Tout cela joue de l’ambiguïté. Les gens doivent, alors, se débrouiller pour se fabriquer un récit.
MEE : L’ancien président français François Mitterrand, qui fut ministre de l’Intérieur puis garde des sceaux pendant la guerre d’Algérie, est évoqué dans votre livre. En quoi la gauche qu’il incarnait a-t-elle participé à la construction d’un silence, d’un tabou, autour de la guerre d’Algérie ?
RB : Je parle de François Mitterrand parce que c’est l’homme politique à la plus longue longévité à ce poste de responsabilité. En réalité, c’est le cas de toute une génération d’hommes politiques qui avaient tous une histoire mêlée à la guerre d’Algérie.
Si l’on regarde l’histoire de la guerre d’Algérie, on constate qu’aucun parti n’a été net
D’ailleurs, cela explique l’ambigüité de l’État. Si l’on regarde l’histoire de la guerre d’Algérie, on constate qu’aucun parti n’a été net. L’État est incarné par des hommes, des parlementaires, l’administration. Ils ont tous une histoire compliquée à assumer avec cette guerre.
Pour la gauche, c’est l’entrée en guerre. Pour le gaullisme, c’est la sortie. Aucun parti n’a pu se poser en porte-drapeau d’une mémoire ou d’une revendication claire. Ce qui explique qu’ils communient dans cet espèce de désir, pendant plusieurs décennies, de ne pas trop en parler politiquement…
MEE : Cette transmission, effective ou non, participe d’une construction de l’identité et de la société françaises. Comment ces récits d’appelés contés ou non irriguent-ils la société française et, par capillarité, l’imaginaire autour des Français héritiers de l’immigration algérienne, spécifiquement ?
RB : C’est ce que j’essaie de proposer. Avec ce livre, j’essaie de voir comment, dans les familles, les dynamiques se composent et évoluent. On voit bien que l’on est dans un moment du point de vue du rapport au passé, au colonial.
Peut-être va-t-on être capable, en tant que société, de regarder le passé colonial plus largement et de le comprendre intimement, comme quelque chose qui nous constitue collectivement.
Passer par l’expérience des pères et des grands-pères pour comprendre cette complexité de notre passé peut être intéressant. Peut-être que les jeunes générations ont besoin de l’entendre.
Entre la France et l'Algérie, la relation bilatérale a toujours été passionnelle. Des deux côtés de la Méditerranée, les susceptibilités sont à fleur de peau et le nationalisme ombrageux. Depuis 1962, c'est un peu une histoire d'amour-haine ponctuée de crises de nerfs.
Par micheldandelot1 dans Accueil le 16 Octobre 2021 à 08:22
OUI mais,
LES FORCES DU DÉSORDRE
« Ce geste qui me rend si fier m’engage et engage en même temps l’humanité entière »
Les forces du désordre ré-enchantent tous les matins qui précèdent et succèdent au grand soir.
Les forces du désordre réinventent une autre manière de voir et de concevoir l’histoire.
D’où nous viennent ces forces du désordre... souvent anarchiques… toujours anachroniques ?
- De la providence ? Peut-être.
- De la volonté de puissance ? Sans doute.
- De la quête d’un autre sens ? Certainement.
Et ça t’oblige à être désobligeant envers tous les dirigeants, avec ton bras d’honneur, tu leur dis :
« Ce geste qui me rend si fier m’engage et engage en même temps l’humanité entière ».
Dans son livre Le Trauma colonial, Karima Lazali nous plonge dans la période sombre de l’histoire algérienne que fut la colonisation française en analysant ses effets dévastateurs.
Souad, 16 ans, seule survivante d’une famille de dix personnes tuées la nuit du 12 novembre 1996, est consolée par un voisin le 13 novembre à Oued El Alleug, au sud d’Alger (AFP)
Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste exerçant à Paris et à Alger, s’est penchée sur les effets psychiques et politiques de la colonisation en Algérie. Dans son livre Le Trauma colonial, Karima Lazali nous plonge dans une période sombre de l’histoire algérienne qui fut la colonisation française en analysant ses effets dévastateurs. L’effacement, la douleur, la disparition et la destruction sont parmi les traumas d’un passé qui déchire encore le présent de l’Algérie et même son avenir.
Middle East Eye : Comment est née cette enquête ?
Karima Lazali : Ce travail est né des difficultés que je rencontrais dans ma pratique de la psychanalyse à Alger, constatant que de nombreuses femmes et de nombreux hommes étaient empêchés de se libérer subjectivement. Les symptômes récurrents indiquaient un mal-être qui excédait la personne en tant que telle : sentiments d’abattement, d’asphyxie, d’immobilisation, d’inertie, liés en grande partie au fait de se vivre interdit d’être soi.
La parole et la pensée étaient sous la surveillance quasi permanente des censures internes sans que la personne porteuse de ces interdits ne puisse s’en rendre compte. De cela découlait un embarras dans ce que je proposais, les instruments habituels de l’analyse étaient insuffisants pour rendre compte et surtout traiter ce que chaque personne portait en elle, à savoir un collectif très atteint et abîmé qui était hébergé par chaque individu.
La libération subjective peinait à se produire et lorsque cela avait lieu, la personne se sentait en porte-à-faux avec le collectif. En effet, la libération de la personne mène à ne plus pouvoir obéir aux injonctions politiques consistant à se maintenir dans l’interdit d’être soi-même, c’est-à-dire un être de désir singulier qui peut contrarier et mettre en péril le projet d’une société homogénéisée par la morale religieuse, le silence sur la guerre intérieure…
Par conséquent, c’est en m’interrogeant patiemment sur ces entraves clairement construites par le politique, le social, le familial, la morale religieuse, que peu à peu, ces interrogations se sont transformées en enquête.
Il y eut une longue histoire de destruction du collectif en Algérie
Dans un premier temps, je pensais que ces situations d’accablement subjectif faisaient partie des incidences de la guerre intérieure (1990-2000) et du fait que lui soit refusé encore à ce jour un véritable travail mémoriel, subjectif, historique, social, anthropologique et plus politique.
Or finalement, ce premier constat ne rendait pas assez compte de ce qui s’était transmis et véhiculé sur plusieurs générations. Voilà comment a commencé l’enquête qui adonné lieu à ce livre.
Je suis donc entrée dans l’histoire par le biais de l’actuel et du contemporain pour aller à la recherche de ce qui s’est vécu au fil des générations mais qui est resté hors des récits et des mémoires. Dit autrement, quelque chose de la destruction s’est inscrit mais en « blanc », il est donc difficile de le relater, de le situer et de l’identifier en tant que tel.
En réalité, il y eut une longue histoire de destruction du collectif en Algérie qui a commencé dès les débuts de la conquête française du territoire et qui n’a pas cessé, avec et malgré l’indépendance. Cette situation a fortement impacté les subjectivités mais aussi la structure du pouvoir politique dès son émergence.
MEE : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées dans votre pratique en France et en Algérie sur la question du colonialisme ?
KL : En Algérie et en France, les individus, tout comme le politique, sont aux prises avec un trouble de l’inscription mémorielle. La mémoire de l’histoire coloniale est en permanence agissante et pourtant brouillée, à tel point qu’elle rend difficile les véritables questions concernant les responsabilités des uns et des autres et la manière dont les héritiers ici et là de cette histoire peuvent commencer un travail d’appropriation et d’interprétations diverses de cette histoire.
Les historiens ont accompli un immense travail et malgré cela, ces travaux sont confisqués en Algérie et en France par le politique. L’histoire perd son autonomie sur la question coloniale. Ce qui fait qu’elle ne permet pas de transformer les mentalités, les discours et les pratiques.
Pour être plus claire, la colonialité en Algérie s’est construite sur un projet d’effacement qui au départ s’adressait aux « indigènes » : effacement des meurtres de masse, effacement de la confiscation féroce des biens et des terres et enfin plus grave, effacement des généalogies pour les Algériens musulmans.
Cet effacement qui est une constante du projet colonial perdure encore à ce jour et il s’est répandu de part et d’autre sur la masse coloniale, qu’il s’agisse des ex-colonisés ou des ex-colons.
Il s’agit bien d’entendre que le politique tente en permanence de délivrer à ses populations une version officielle de l’histoire, plutôt positive : en Algérie par la glorification des martyrs et autres combattants ; en France par un glissement permanent où il s’agirait de capitaliser les bienfaits de la colonisation, que cela soit à travers le projet de loi sur les effets positifs de la colonisation, ou bien à travers la manière dont l’enseignement de cette histoire est grandement amputé afin que jamais la population française d’origine ne puisse entrer en contact avec sa propre histoire et se poser des questions sur ce qui se transmet de blanc et de silence dans les familles qui étaient durant la colonialité désignées du terme d’Européens.
Les patients français que je reçois en France sont aux prises avec de la douleur, de la honte et de l’incompréhension sur ce que leurs grands-parents ont vécu, sans que cette histoire ait pu leur être transmise.
À défaut de parole et de travail de mémoire, grand est le risque que pour certains, ils basculent dans l’idée d’une monstruosité de leurs ascendants sans pouvoir ni en parler, ni comprendre dans quels mythe et idéologie politiques se sont faites les premières arrivées d’Européens en Algérie.
En Algérie, les patients sont pris dans une autre histoire : à force de glorification et d’une vision totalisante et binaire de l’histoire, les singularités et les diversités des positionnements dans les familles sont complètement écrasées.
Dans les deux sociétés, les individus sont en lutte avec ce que je nomme un brouillage mémoriel qui se transmet de génération en génération. L’actualité de la ségrégation dans la société française est aussi en partie liée à ce brouillage.
À ce jour encore, d’obscures forces poussent à ce que la colonialité, dans son fonctionnement cruel et antirépublicain, relève encore du non-lieu. Tout se passe en France comme si ce qui s’était produit n’avait pas existé.
La mémoire est piégée entre le déni et le désaveu. Le premier tente de poursuivre un effacement des traces du crime. Quant au second, le désaveu, il est de plus en plus fréquent dans les discours singuliers et politiques : en réalité, il consiste à reconnaître ce qui s’est passé pour aussitôt y revenir en l’annulant.
D’obscures forces poussent à ce que la colonialité, dans son fonctionnement cruel et antirépublicain, relève encore du non-lieu
MEE :Vous évoquez souvent la douleur dans votre livre. La douleur, est-ce le sentiment qui caractérise le plus le trauma colonial ?
KL : Oui, il s’agit d’une douleur corporelle liée à ce qui de la mémoire a été amputée et continue de l’être. Il arrive très souvent que pour éviter cette douleur s’impose un terrible silence. Un silence lourd et difficile à déchiffrer.
En effet, lorsque nous avons affaire à un effacement de l’histoire, alors ce sont les corps réels qui se mettent à archiver ce qui est refusé des récits. En ce qui concerne mon travail à Alger, j’ai pu accéder à cette douleur grâce à la littérature algérienne de langue française qui constitue un témoignage extraordinaire sur la spécificité de cette douleur corporelle où manque l’inscription psychique dans les subjectivités par le biais des récits.
La littérature permet de retrouver du récit concernant cette douleur de l’amputation. Pour le dire brièvement, la douleur est accompagnée d’un profond sentiment de honte d’exister et d’un ressenti d’offense très vivace.
Remarquons que c’est là ce qui caractérise le mieux ce trauma colonial. Ces sentiments sont pleinement partagés des deux côtés. Nous retrouvons là le fonctionnement de la colonialité par le clivage et la binarité. La douleur, la honte d’exister et l’offense n’ont cessé d’être vécues par les Algériens et cela reste actuel.
Cependant, nous parlons plus rarement du fait que ces sentiments sont aussi très vivaces côté européen, que cela soit reconnu et admis ou désavoué. Les départs d’Algérie ont été offensants et très douloureux.
L’idée la plus répandue consiste à penser que cette offense a été liée à l’indépendance. C’est en partie juste. Mais un autre fait important est très souvent tu. Ces Européens devenus « pieds-noirs » ont été trahis par ce que la colonialité leur avait garanti et promis. Le mythe de l’éternité du territoire conquis s’est révélé n’être que tromperie et mensonge alors qu’ils y étaient, pour beaucoup, depuis de très nombreuses générations.
Les juifs d’Algérie, à leurs dépens, ont aussi vécu une situation encore plus catastrophique, devenant apatrides d’ancestralité. Je peux donc dire que douleur, offense et honte d’exister sont les effets subjectifs laissés par la trahison coloniale. Ils concernent tous les membres de la colonialité. La population harkie a connu cela de manière encore plus paroxystique car s’y sont ajoutés de part et d’autre le rejet et la ségrégation sur déjà trois à quatre générations.
MEE : Vous expliquez qu’une des conséquences du colonialisme est bien l’effacement, vous soulignez notamment « la disparition du père comme référent symbolique ».
KL : L’Algérie a été une colonie de peuplement. Ce qui signifie que le projet d’expansion consistait à pleinement occuper le territoire aussi en inversant le nombre de naissances d’Européens par rapport au nombre de naissances des « indigènes ».
Il fallait selon le terme d’Alexis de Tocqueville « comprimer la masse arabe » sur le plan réel, mais aussi anéantir ce qui rappelait l’antériorité de l’occupation française en détruisant les fondations symboliques du vivre ensemble et tout ce qui ordonnait la société traditionnelle.
Le code de l’indigénat a entrainé la perte de l’ancrage et des référents généalogiques. Les Algériens ont été renommés et il est plus juste de dire qu’ils ont été a-nommés car cela s’est produit sans référence avec la généalogie familiale, l’Histoire et la terre, comme cela était le cas dans le système usuel traditionnel.
Le but de l’administration française était de casser le régime de propriété collective pour faciliter les expropriations de terre et aussi en attribuant aléatoirement des noms pour contrôler la population car ils s’y perdaient dans le système de nomination traditionnel qui fonctionne en situant l’individu par rapport à son père : vous êtes fils/ fille de tel père, lui-même fils de tel autre père, lui-même fils de tel père, etc.
La colonialité s’est instituée sur plusieurs effacements : effacement de l’histoire du territoire, effacement des généalogies et effacement des crimes. Les enfumades, les meurtres de masse destituant les morts de leurs noms, reposaient sur la fabrique d’une masse anonyme « d’indigènes » à abattre et à réduire pour installer dans la durée la francisation du territoire.
Les enfumades, les meurtres de masse destituant les morts de leurs noms, reposaient sur la fabrique d’une masse anonyme « d’indigènes » à abattre et à réduire
« L’indigène » relevait du statut d’exception, il était éjecté de toute participation politique et de ce fait, comptait au rang d’objet déchet de la République, ceci à partir de la IIIème République.
Nous voyons bien là comment les vivants et les morts ne comptaient pas pareillement selon qu’ils disposaient ou non de l’exercice de la citoyenneté. Côté français, de tout temps, chaque assassinat était une offense faite à la République qui devait être sévèrement punie, alors que côté « indigène », la masse innombrable de morts sans nom était une arme d’expansion.
Pour accéder à une pleine prise du territoire géographique, mental, social et politique, la colonialité a pratiqué la disparition des pères et la destruction du lien tribal. Le fratricide a été largement utilisé comme une arme de guerre puisqu’il permettait l’élimination de l’indigène dans l’entre-soi.
Ce qui avait l’avantage d’effacer les traces de responsabilité. La pratique de la disparition a été une constante de la politique coloniale. Durant la guerre de libération, elle se poursuivra et atteindra également les « Européens » pro-indépendance.
C’est de cela dont témoigne l’affaire Maurice Audin. Constatons qu’il a fallu près de 60 ans pour que la République Française par le biais de son président reconnaisse cette pratique de la torture et de la disparition sur ses citoyens au motif ils menaçaient la politique coloniale.
La pratique de la disparition vise l’effacement des traces du crime. Là est le véritable trauma colonial, trauma lié à l’effacement de ce qui a eu lieu, laissant les individus se débattre dans un blanc de mémoire. Morts et vivants dans ce contexte comptent comme masse à comprimer, pour reprendre la forme de Tocqueville.
MEE : Comment la littérature algérienne francophone a contribué à la renaissance de cette identité « effacée », « confisquée » par le colonisateur ?
KL : La littérature algérienne est née d’un refus de l’asservissement et du meurtre colonial. Elle constitue aussi un véritable témoignage et une mise en récit de ce qui s'est déroulé dans la colonialité comme crime et dessaisissement de la dimension humaine des individus.
D’emblée, cette littérature est animée par le souci de se constituer comme lieu d’archivage et de pensée pour ce qui était pris dans l’effacement. Nous pouvons dire que cette littérature a produit des récits pour les générations à venir afin qu’elles puissent, au sens plein, penser et panser cette histoire.
Entrer dans un travail de la langue et mettre en marche la possibilité de faire quelque chose de cette histoire qui porte de l’invention et de la création et non une glorification à l’infini des martyrs.
Reconnaître enfin les crimes de la colonisation française
Cette littérature a donc été un véritable remède pour l’individu et pour le collectif. Remarquons que jusqu’à ce jour, les écrivains algériens continuent à se situer dans cette lignée-là de refus de toute forme d’asservissement politique, idéologique, historique, etc. Hélas, il est peu tenu compte de cette dimension remarquable de leurs productions.
MEE : Aujourd’hui, dans certains débats en France, la focalisation est passée de l’Algérien au musulman, quel rôle joue le trauma colonial dans cette vision ?
KL : Les « indigènes » étaient aussi nommés « sujets français » ou « Français musulmans ». Vous voyez donc que ces termes disposent d’une très longue histoire en France.
Si vous ne le savez pas, rien ne vous permet d’entendre cette implacable continuation de la colonialité dans la société française actuelle. Mais imaginez la violence que ces termes produisent pour des individus qui ont l’impression que leur religion les met en position de sous-citoyenneté dans la société actuelle alors que cela a été le cas pour leurs ascendants colonisés.
Il est important de savoir que la religion était dans la colonialité un élément de citoyenneté discriminant. Les débats actuels sur la compatibilitéde l’islam et de la République sont anciens et étaient déjà au cœur de la colonialité. Ajoutons à cela que malgré le temps qui passe, le discours politique reste inchangé.
La question du voile dans notre actualité est aussi un élément ancien du discours politique. La volonté de dévoiler les femmes dans la colonialité était présentée comme une victoire de l’expansion coloniale. Frantz Fanon en parle déjà en 1957 dans L’An V de la Révolution algérienne.
Ajoutons à cela que le terme d’intégration a été très largement utilisé dans les années 1940 au moment où le politique français cherchait à détourner l’imminence de la revendication d’indépendance. Il y a eu à un moment le projet d’attribuer la pleine citoyenneté aux Algériens afin de les dissuader de mener une révolution.
La religion était dans la colonialité un élément de citoyenneté discriminant
MEE : Le nationalisme algérien joue toujours le rôle de l’épouvantail dans l’imaginaire français. Cette manifestation de « l’identité » algérienne en France, comme les drapeaux algériens affichés dans les stades, le fait de porter les couleurs de l’Algérie, est devenue l’objet d’une polémique. Manifester cette « identité » ou cette appartenance à l’Algérie est-il un trauma colonial ?
KL : Oui, ces manifestations s’apparentent à une résurgence quasi fantomatique du trauma colonial qui très souvent vise deux choses : premièrement, prendre place dans l’espace public en faisant de l’Algérie une sorte de résurgence spectrale pour la société française. De l’inoubliable qui vient se rappeler aux bons souvenirs de la République.
Il arrive que cela se fasse dans la violence, à la mesure de ce qu’a été l’histoire franco-algérienne. Deuxièmement, ces apparitions viennent comme un refus de l’effacement de cette histoire dans les discours et les pratiques en France. Pour être plus précise, en France l’histoire coloniale est soit frappée de déni, soit de désaveu (c’est-à-dire reconnue et annulée aussitôt).
Il suffit de se pencher sur la manière dont l’enseignement de cet épisode de l’histoire est mis sous contrôle dans la hantise que cela mène les « jeunes de banlieue » à se révolter. Or, c’est l’inverse qui pourrait se produire : le fait d’avoir l’impression d’être reconnus dans leur histoire, même si elle a été violente, et que les discours aident ces jeunes à élaborer du récit là où leurs parents n’ont pas pu en transmettre pour cause de brouillage mémoriel, pourrait fabriquer un sursaut de citoyenneté pour ces jeunes, évitant ainsi de vivre l’hymne et le drapeau national comme une offense.
Ces jeunes reconnus pourraient se mettre, de leur place d’héritiers au même titre que tous les autres Français, qui sont aussi héritiers de cette histoire, à participer activement à l’écriture d’une nouvelle histoire qui porte un rapport tranquille à l’altérité et à la différence.
MEE :En 2019, nous parlons encore de traumatisme colonial alors que le traumatisme suite à la guerre civile l’a dépassé. Certains disent qu’il faudrait dépasser le conflit colonial pour mieux résoudre les conflits entre Algériens eux-mêmes...
KL : Bien entendu que rester figé à cette histoire est source d’une immobilisation et d’un désœuvrement certains. Cependant, le traitement de l’histoire ne peut relever de l’injonction à la dépasser.
Pour dépasser quelque chose encore faut-il savoir ce qui s'est produit, quelles en sont les séquelles et comment des pans entiers de cette histoire coloniale continuent à orienter les discours, les pratiques et les imaginaires des sociétés algérienne et française.
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