Dans le port d'Alger, des appelés du contingent embarquent pour la France, au printemps 1962, peu après la signature des accords d'Évian, déclarant le cessez-le-feu en Algérie.
Pour beaucoup, la fin du service militaire était un moment très attendu : « La quille, bordel ! » fut le mot d'ordre de presque toute une génération. Au point que les appelés sculptaient une quille. Cent jours avant leur libération théorique, les conscrits fêtaient le père Cent, sorte de fête carnavalesque transgressant l'ordre hiérarchique (voir p. 52). Les dernières opérations étaient vécues difficilement, dans la crainte d'un accident tragique. Les « libérables » étaient parfois même dispensés d'opérations lorsque la relève était arrivée. Dès leur retour, les appelés ont dû se réadapter, plus ou moins facilement, à la vie civile. Certains sont parvenus à reprendre immédiatement le travail. D'autres ont mis plusieurs mois à se réinsérer socialement. D'autres encore ont sombré dans l'alcoolisme ou la folie. Officiellement, 23 196 soldats français ont trouvé la mort en Algérie. Depuis la loi du 6 décembre 2012, leur souvenir peut être célébré le 19 mars. Une fois rentré en France, il a fallu passer à autre chose, tenter d'oublier. Mais la mémoire meurtrie des appelés a conduit à des résurgences très fortes, en particulier à l'occasion des débats autour de l'utilisation de la torture. Aujourd'hui, alors que les anciens appelés arrivent à un âge avancé, leur mémoire apaisée les autorise à parler à leurs petits-enfants, afin que les plaies entre l'Algérie et la France enfin se referment.
« Nous les aimions tous, comme des frères »
« Il n'y a plus de poste à Dar El Beïda. [...] Nous avons été prévenus mardi soir que tout devait être déménagé en 24 heures. L'école que nous avions eu tant de mal à installer a été vidée en une demi-heure. Robert et moi, nous avions fait venir les muchos (« enfants ») pour leur distribuer les quelques habits et les babioles qui nous restaient. Plusieurs avaient les larmes aux yeux, et pour nous aussi c'était un moment pénible. Quelques petits élèves en étaient arrivés presque à la lecture courante, mais tout serait oublié bientôt. Nos efforts ! Un coup de pied dans l'eau ! [...] Les fellahs se débrouilleront pour le dégroupement. [...] Les hommes du village, eux, ne pleurèrent pas mais ils vinrent en nombre nous dire adieu et nous souhaiter bonne quille. Combien de fois nous étions-nous révoltés contre les coutumes des fellahs, mais nous connaissions chaque famille, chaque personne, et au fond, nous nous rendions compte que nous les aimions tous, comme des frères. »
> Bernard Bourdet, le 6 avril 1962.
Obéir, sinon...
« Samedi soir on nous annonce une sortie en patrouille pour le lendemain matin. Les anciens dont je suis annoncent qu'ils ne sortiront pas. Je vais voir le "Vieux" avec Bernard, Claude et Louis. Il est couché, il nous renvoie en criant "Vous sortirez". Le lendemain matin il me prend à part : "Je n'aime pas ces délégations. Dites à vos hommes qu'ils sortiront. Les hommes marchent comme vous les commandez." Nous sortons tous les quatre [...]. Au retour [...] le "Vieux" m'appelle. « Je pourrai vous casser, je ne le ferai pas cette fois-ci. Mais vous allez marcher droit sinon vous passerez votre perm libérable ici. Tous les gradés ont à se plaindre de votre attitude. Le lieutenant R. m'a demandé à plusieurs reprises votre mutation, je n'ai pas voulu. Vous avez un esprit défaitiste. [...] Vous inculquez un mauvais état d'esprit. Vous êtes incapable de commander. Beaucoup d'anciens sont partis d'ici en laissant un bon souvenir. Ils ont fait un bon travail, si chacun en avait fait de même il y a longtemps que la guerre d'Algérie serait finie. Ce sont des branleurs comme vous qui refusent de faire leur travail qui la continuent. Les quelques semaines qui vous restent vous allez marcher droit, sinon vous savez ce qui vous attend... »
> Claude Juin, le18 décembre 1958. Le chantage à la libération peut être utilisé par les supérieurs contre les appelés. Il faut dire que les sanctions disciplinaires ajoutaient du temps au « jus », comme disaient les soldats du contingent. C'est ainsi que certains d'entre eux ont passé parfois plus de trente mois sous les drapeaux. Claude Juin a publié Le Gâchis en 1960, sous le pseudonyme de Jacques Tissier. Il a également écrit Des soldats tortionnaires (Robert Laffont, 2012).
« Une seule chose compte : revoir le pays »
« Toussaint [...]. À chaque instant durant cette journée, mes pensées s'en allaient là-bas, imaginant ce qui pouvait alors se passer. Puis ce fut midi. Occasion pour avoir de nouveaux accrochages ici, entre cuistots et autres gars... Orage dont je refusai de tenir compte. [...]. Pour moi, en attaquant ce 27e mois de service avait sonné l'heure de la relève et il fallait passer les soucis à d'autres. Désormais, ici terminé le service et les coups de gueule [...]. Je ne suis plus en somme qu'un adjoint "d'honneur". J'ai fait mon temps, j'ai fait ma part. Je me permets de raccrocher. [...] Désormais personnellement j'en ai pris mon parti. On ne fera rien de bon avec cette section de rouspéteurs. Une seule chose compte désormais pour moi : revoir la terre natale et tous les êtres chers qui m'y attendent. [...] Deux heures : le quart pour moi a pris fin mais je suis toujours là, penché sur ce livre intime où se trouvent consignées (sic) les pensées, les soucis, les peines comme les joies et les espérances de plus de deux ans passés sous l'uniforme. Et comment détacher ses pensées du pays ? Même le vent semble m'apporter dans ma chambrette l'écho de la fête lointaine et qui bat son plein. Les souvenirs chantent en moi. Ce sont les amis et amies de tout genre, ce sont les plus intimes [...], ce sont nos instants, hélas fort rares, de bonheur, avec Monique, ce sont les danses endiablées et la chaleur étouffante d'une salle de danse bondée où se presse toute une jeunesse avide de bonheur (ou d'illusions) et ce sont tous ces airs aimés et qui aujourd'hui font pleurer, font mal : La Paloma, entre autres, que j'entendais ce matin encore et dont chacun des accords ressemblait à un glas, et faisait mal comme un poignard que l'on m'aurait planté jusqu'à la garde. Ce sont tous ces airs aimés dans la lumière tamisée d'une piste de danse [...] comme ce sont ces tangos langoureux et aujourd'hui si chers. C'est le souvenir si cher et si tendre de ma douce petite Monique, ce sont ces amis et tous ces merveilleux instants d'un bonheur éphémère qui font que ce soir, sur sa table éclairée d'une bougie à la flamme agitée par le vent, bien loin de son pays et de la fête qui s'y déroule, dans un pays perdu et sans joie, l'un de ces anonymes 400 000 troufions se trouvant en Algérie pose son stylo sur sa table, y appuie ses coudes, et la tête dans les mains, songe, songe, tandis que son coeur le fait souffrir. Il ferait bon de pleurer mais c'est impossible. On ne pleure pas sur commande, on ne sait plus. »
> Pierre Genty, dimanche 1er novembre 1959. À l'approche de la libération, la nostalgie rend l'attente encore plus longue, d'autant que les soldats craignent d'être tuésau cours des dernières opérations auxquelles ils participent.
« Avril 1962, la « quille » pour un appelé »
« Chers parents, reçue, tout à l'heure, la lettre de maman, et je m'empresse d'y répondre avec les précisions attendues : embarquement le 26, jeudi prochain, à 18 heures, sur le Djebel Dira (un vieux rafiot), arrivée à Marseille le 28 à 6 heures (soit 36 heures de traversée). Je [...] suis "précurseur", c'est-à-dire que je vais porter à l'avance à Oran les listes d'embarquement, et je suis donc libéré réellement du corps (c'est-à-dire que je quitte la compagnie) 2 ou 3 jours avant, ce qui devrait permettre de prendre l'avion plus tôt, ce que je ne désespère pas d'obtenir, en jouant sur tous les tableaux. Mais cela, je ne le saurai qu'au dernier moment, et je vous télégraphierai l'heure d'arrivée prévue à Orly si j'obtiens une place. [...] Sinon, le bateau, qui m'amènerait au 208 [adresse de ses parents, NDLR] le samedi soir. [...] J'ai peu de bagages, simplement ma valise en alu et un petit sac marin, car je reviens en tenue, hélas ! [...] Il n'est plus question pour moi de sortir en maintien de l'ordre, où que ce soit, avec mon half-track. C'est un caporal qui me succédera, car il manque terriblement d'effectifs. En effet, à moins d'une semaine de la quille, on ne travaille plus. Voilà donc une semaine sainte un peu particulière que je vis cette année, puisqu'elle est la dernière que je vis à l'armée. Dimanche de Quasimodo, je serai parmi vous ! Si maman répond tout de suite, j'aurai peut-être la réponse mardi, sinon ce n'est plus la peine d'écrire. Courage pour les derniers jours, et les dernières heures. [...]. Ce que je redoute le plus, c'est la soirée d'adieux, car elle sera un peu arrosée ! À très bientôt donc. Je ne sais plus très bien ce qui m'arrive : en bref, je ne réalise pas à l'avance le brusque changement de vie que la quille amène. Comme disait Jean-Pierre Béchu (un ami) lorsqu'il est rentré : "Je ne sais pas pourquoi je suis parti, et je ne sais pas pourquoi je reviens !" Bons baisers de votre fils libérable, et impatient de retrouver les siens. »
> Pierre Couette, Misserghin, jeudi 19 avril 1962. Les soldats n'apprennent leur date de retour que quelques jours (voire quelques heures) avant celui-ci. Pierre Couette essaie tant bien que mal de l'organiser, mais une chose est sûre : le fait d'être libérable le dispense de participer aux opérations, une règle tacite pas toujours appliquée...
« Mon cher Dekri, tu étais de ceux qui poussent à ne pas désespérer des hommes »
« Cher Dekri, tu dois être très vieux aujourd'hui ou peut-être n'es-tu plus de ce monde mais le souvenir que j'ai gardé de toi est toujours bien vivant. Te souviens-tu de ce 19 mars 1962 ? La radio venait d'annoncer le cessez-le-feu. Robert et moi, nous nous sommes précipités hors du poste militaire pour courir vers le village de regroupement en contrebas. Nous savions que tu accueillais des groupes de l'ALN, la nuit. Tu savais que nous savions. Il existait une sorte d'accord tacite entre le village et nous, en attendant la Paix. Nous nous sommes serré les mains. Très vite les hommes se sont rassemblés. On aurait aimé fêter l'événement mais le FLN avait donné la consigne de n'en rien faire pour éviter tout incident. [...] Nous ne savions pas que des jours difficiles nous attendaient à notre retour à l'unité de base parce que certains gradés refusaient d'accepter le cessez-le-feu. Nous n'imaginions pas non plus qu'un jour l'Algérie pourrait sombrer à nouveau dans la violence. [...] Que sont devenus les enfants de Dar El Beïda à qui nous faisions la classe ? Ils avaient une telle soif d'apprendre ! Nous les aimions. Ont-ils été victimes ou bourreaux ou les deux à la fois ? Leurs enfants n'ont pas connu la guerre pour l'indépendance et l'espoir éphémère qui a suivi. La misère sociale a détruit leurs rêves d'avenir. [...] Ce n'est pas à nous, Français, de montrer la voie mais nous devons en être solidaires, pour des échanges équitables comme nous en parlions déjà en ce printemps 62. Je t'embrasse mon cher Dekri. Tu étais parmi les humbles, les inconnus qui agissent selon leur conscience pour que le monde soit meilleur. Tu étais de ceux qui poussent à ne pas désespérer des hommes. »
> Bernard Bourdet, juillet 2012. « Dans ma boîte en carton, [...] j'ai retrouvé une lettre datée de l'année 2000 pour Dekri, le chef de l'autodéfense de Dar El Beïda [Maison Blanche sous la colonisation]. Je ne sais plus à quelle occasion je l'avais écrite, de toute manière sans l'intention de l'envoyer car où l'adresser ? » Telle est l'introduction à cette lettre, écrite par Bernard Bourdet. »
Sétif, la fosse commune. Massacres du 8 mai 1945. Enquête de Kamel Beniaiche (Préface de Gilles Manceron). El Ibriz Editions, Alger 2016, 900 dinars, 337 pages
Mardi 8 mai 1945 : Le monde libre scelle la capitulation des armées nazies.
Le matin, la ville de Sétif est en ébullition. La cité a été repeinte pour l'occasion...Une ambiance de kermesse. C'est, de plus, jour du marché hebdomadaire, ce qui a amené à la ville bon nombre de ruraux.
Environ 8 000 Algériens sans armes et sans «aâssa» (canne habituelle) doivent défiler, pacifiquement, scouts en tête (répondant à l'appel de l'AML et du PPA, interdit depuis 1939, selon l'auteur, p 38)... et aller déposer une gerbe de fleurs au monument aux morts, et seulement «brandir des slogans politiques», «démontrant leur bonne foi». Car, des dizaines de milliers d'Algériens sont morts pour libérer l'Europe du nazisme. La France coloniale (dont une bonne partie avait épousé la «cause» nazie à travers le pétainisme) l'oublie assez vite. En cours de route, le drapeau algérien est brandi... Bousculade. Saâl Bouzid est abattu par le policier européen Olivieri (Peur ? Une «autorité» mal contrôlée ? Exécution d'ordres venus d'en haut ? Ou provocation délibérée ?...). D'autres tirs et «chasse à l'Arabe». Réaction de la foule... à Sétif et ailleurs, la rumeur ayant la part belle : 103 morts et 110 blessés européens... Répression féroce... même dans les endroits de la région (et du pays) où il n'y eut aucun incident durant les défilés... Jusqu'à Guelma. Kherrata, El Eulma, Bordj Bou Arréridj, Aïn El Kébira, Bougaa, Aïn Abbasa, Bouandas, El Ouricia... 45.000 morts algériens (6.000 tués et 14.000 blessés selon le Gouvernement général de l'époque), des exécutions sommaires (dans une «chasse aux merles» menée par les troupes - composées entre autres de légionnaires, de soldats sénégalais et marocains - et les milices formées de colons haineux), des emprisonnements sans jugement ou suite à des procès expéditifs, des milliers de disparus sans sépulture victimes d'exécutions extra-judiciaires, des charniers sans compter (dont beaucoup restent encore à découvrir), des villages et douars entiers bombardés, mitraillés et détruits (300 sorties aériennes en six jours et pilonnages des montagnes des Babors par les forces navales - dont le croiseur «Duguay -Trouin» - à partir des rivages de Bejaia et Jijel), des familles et des tribus décimées, des viols, des incendies, des humiliations publiques, des cadavres sans sépulture livrés aux chacals et aux chiens... les leaders politiques nationalistes accusés d'être responsables des «émeutes» et emprisonnés (à l'exemple du «Tigre», Ferhat Abbas et du Dr Ahmed Saâdane - qui furent arrêtés dans le salon d'attente du gouverneur général d'Alger, le 8 mai 1945 à 10h30. Mis au secret, ils n'apprirent les événements du Constantinois que deux semaines après - et de Cheikh Bachir Brahimi... et, même Mme F. Abbas, Marcelle Stoetzel, sera malmenée et écrouée à El Harrach, puis à Alkbou, puis en résidence surveillée, à Mascara), des interdictions de séjours... des traumatismes pour la vie, que l'on redécouvre à travers les témoignages recueillis auprès de survivants. Même les enfants ne sont pas épargnés. Ainsi, 17 collégiens sont priés «de quitter les bancs du collège» (ex-Albertini) pour avoir participé à la manifestation de Sétif...On y retrouve les noms de... Kateb Yacine, Abdelhamid Benzine, Benmahmoud Mahmoud, Mostefai Seghir, Maïza Mohamed Tahar, Zeriati Abdelkader, Torche M-Kamel, Khïer Taklit, Abdeslam Belaïd, Djemame Abderezak... et, certains seront, par ailleurs, emprisonnés. Un véritable massacre en «vase clos», la presse coloniale (mis à part, un peu plus tard, «le Courrier algérien») et, aussi, «métropolitaine» (comme «Le Monde» ou «Le Figaro») n'évoquant que les morts européennes. Seules les révélations du consul général britannique à Alger, Carvell et du consul de Suisse à Alger, Arber, lèveront, par la suite, le voile sur une partie de l'holocauste. De Gaulle, qui dirigeait alors la France (gouvernement provisoire), ne lui a consacré que deux lignes dans ses «Mémoires».
Avis : Onze années de recherche et cinquante témoins. Un livre - pas facile à lire - qui fourmille de détails sanglants et émouvants. Un livre qui alimente la nécessaire réflexion sur les responsabilités françaises dans la répression (un «crime d'Etat» selon le préfacier Gilles Manceron) mais aussi qui pousse à s'interroger sur les responsabilités personnelles et particulières... Un ouvrage qui n'oublie pas de mentionner les meurtres et les violences commises à l'encontre d'Européens.
Un ouvrage qui est, aussi, disponible en arabe (nouvelle couverture et à compte d'auteur. Edité en 2018)
Droit d'évocation et de souvenance sur le 17 octobre 1961 à Paris. Essai de Mohammed Ghafir, dit Moh Clichy (préfaces de Jean Luc Einaudi et Boualem Aïdoun), Edition à compte d'auteur (?), Alger 2013 (3ème édition actualisée), 587 pages
Voilà un livre (plutôt un recueil de textes et de documents) qui constitue pour l'auteur «le rêve de toute une vie» parce qu'il comporte non seulement une page d'histoire quasi exhaustive, sur la lutte pour l'indépendance de l'émigration algérienne en France, mais qui est aussi une compilation des étapes importantes des rapports entre l'Algérie et la France. De la documentation, des commentaires et, aussi, beaucoup de témoignages ! Ce qui en fait un livre à part si on le compare à tout ce qui s'est fait, jusqu'ici, en matière de «mémoires» de moudjahidine. Le parcours, le surnom de l'auteur (devenu chef d'une Super-Zone parisienne), ses photos de jeunesse dont l'une conduisant une moto sont, à eux seuls, un résumé à nul autre pareil de la jeunesse, du courage et et du dynamisme de (presque) tous ceux qui ont déclenché et/ou participé à la guerre de libération nationale, en Algérie, et aussi, en France même (ce qui était une «première», soulignée par beaucoup de spécialistes, dont le général Giap). Durant les sept années de guerre en France (de janvier 1956 à janvier 1962) et, selon les statistiques françaises (forcément incomplètes, bien des crimes colonialistes ayant été commis, mais omis volontairement), la Fédération de France du FLN a mené 11 896 actions armées.
Un des hauts faits du combat a été l'organisation des manifestations du 17 octobre 1961. Suite au couvre-feu (visant seulement les Algériens) imposé à partir du 6 octobre par la Préfecture de police parisienne, des dizaines de milliers d'Algériens, hommes, femmes et enfants, organisés en immenses cortèges, ne portant aucune arme ou quelque chose de semblable, ont franchi les portes de Paris et ont occupé les grandes artères, scandant seulement des slogans antiracistes, demandant la libération des militants détenus, des négociations avec le GPRA et l'indépendance totale de l'Algérie. La répression, menée par le ministre de l'Intérieur de l'époque Debré et le SG de la préfecture de la Seine Paris, l'ancien pro-nazi Maurice Papon (il avait sévi à Paris déjà en 53 puis à Constantine en 56-58 et il avait créé, en juillet 59, la Force de police auxiliaire (FPA) constituée de 500 harkis sélectionnés d'Algérie et installés à Barbès et dans tous les points «chauds» de Paris), est sanglante. Près de 400 tués et disparus (beaucoup jetés dans Seine et jamais retrouvés ou retrouvés bien plus tard comme la jeune collégienne de 15 ans, Beddar Fatima), mais certainement bien plus.
Avis : De nombreux textes et documents à grande valeur historique.
Les insurgés de l'an 1. Margueritte (Aïn Torki), 26 avril 1901. Etude de Christain Phéline. Casbah Editions, Alger, 2012.870 dinars, 270 pages
L'affaire de Margueritte (aujourd'hui Aïn Torki) sur les pentes du Zaccar... une révolte populaire (100 à 200 personnes conduits par un certain Yacoub, appartenant à une famille maraboutique) certes circonscrite à un petit village colonial, mais qui trouve une grande valeur annonciatrice... préfigurant tout ce qui allait se passer jusqu'à la révolte suprême, celle de 54. Elle avait commencé à mettre en lumière, aux yeux des plus conscients des observateurs (si peu nombreux et encore bourrés de préjugés) les pratiques par lesquelles la puissance coloniale, au cours des cinq décennies suivantes, fermera obstinément la voie à toute issue pacifique. Elle a préfiguré les méthodes (dépossession, exploitation, racisme ou mépris...) qui, avec des conséquences irréversibles, allaient se développer à grande échelle à partir des événements de Guelma et de Sétif en 1945... accroître l' «anticolonialisme» et surtout développer la conscience nationale. 26 avril 1901. Un petit centre de colonisation (du côté de Hammam Righa... avec sa placette, son église, ses «petits blancs», son garde-champêtre, son institutrice laïque, ses petits colons, son caïd, ses vignobles... et un gros propriétaire terrien détenant à lui seul quelque 1 299 hectares, la plupart acquis par licitation et spoliation... et, tout autour, des tribus réduites à la ruine, à la misère, à l'errance et à la mendicité.
Un soulèvement populaire (des individus «à la recherche d'une mort plus digne qui n'était leur survie»),... cinq européens et un tirailleur «indigène» morts (et non 30 ou 50 comme il est rapporté au public). La répression s'abat assez vite sur la région et ses habitants musulmans ; ordre est donné «d'amener tous les indigènes de 18 à 60 ans rencontrés». Il y en aura 400. 188 inculpés, 137 incarcérés et renvoyés devant les assises... et des dizaines et des dizaines de victimes (200 selon un article du journal «Turco») des exactions, soit des militaires (tirailleurs, chasseurs et zouaves) organisant des «battues» et des «chasses à l'homme», tuant, brûlant, pillant et violant, soit de colons armés se vengeant à qui mieux mieux. Un procès en France. Certes, quelques défenseurs. Mais, pas assez pour plaider la révolte politique et un traitement de «prisonniers politiques», les accusés ayant été pris «les armes à la main». Par contre, beaucoup pour accuser le fanatisme religieux. Certes, aucune condamnation à mort mais des travaux forcés à perpet' (à Cayenne, en Guyane, connue pour être «la guillotine sèche») pour 9 dont quatre y trouveront rapidement la mort... y compris Yacoub qui avait été «affecté» aux îles du Salut, un lieu suscitant «l'effroi de tous les bagnards», de lourdes peines allant de 5 à 15 ans. Et des interdictions de séjour. Peu d'acquittements (81). Encore faudrait-il préciser qu'en cours de route (en plus des séquestres des biens), étant donné les conditions inhumaines de transport (maritime), de détention, de non-prise en charge médicale et psychologique, beaucoup (19 entre avril 1901 et l'ouverture des assises) sont morts de maladie ou de déprime... et même les acquittés, ne connaissant pas le français, dénués de tout, furent abandonnés, à Montpellier, à leur sort en terre inconnue peuplée d' «infidèles». Les interdits de séjour, «rapatriés», seront accueillis par les agents de l'Administration qui les enverront, menottes aux mains, dans le Sud de l'Algérie, au pénitencier. Quant aux «acquittés», il ne leur sera pas permis de revenir auprès de leurs familles et seront «interdits» de pénétrer dans le village.
Ni idéologue, ni militant, modeste et rigoureux, s'interdisant tout commentaire ou jugement de valeur. Un maximum d'éléments d'information... sur un événement que beaucoup d'Algériens ont mis aux «oubliettes» de leur Histoire. Et, pourtant, une page (parmi les toutes premières) de la lutte pour la libération.
Rescapé de la guillotine. Mémoires de Mostefa Boudina. Editions ANEP. Alger 2008, 160 pages, 360 dinars.
C'est vrai, nos héros ont «pris de la bidoche» dans leurs fauteuils de sénateurs, et on avait, peu à peu, oublié leurs prouesses ou leurs sacrifices de moudjahidine, allant parfois, sinon souvent, jusqu'à les «descendre en flammes», sans autre forme de procès, pour leurs prestations après l'Indépendance. A tort ou à raison !
Des «pas de chance» ? Non, tout simplement, à mon sens, parce qu'ils n'ont pas su (ou voulu, ou pu) raconter leur vie d'avant.
Heureusement, les choses sont en train de se remettre, tout doucement, mais sûrement, en place, et l'Histoire de la lutte de libération nationale se (re-) construit grâce, notamment, à des œuvres telles que les mémoires, les témoignages et les souvenirs de tous ceux qui y ont, peu ou prou, joué un certain rôle ou un rôle certain.
L'œuvre (préfacée par Ali Haroun qui n'est plus à présenter et qui la valide plus qu'il n'en faut) de Mostefa Boudina est de celles-ci.
Condamné à mort (deux fois), poursuivi pour une troisième accusation, il relate son séjour - après l'emprisonnement et les tortures - dans le couloir de la mort lyonnais, en attendant «d'avoir la gorge tranchée».
Horrible séjour, émouvants souvenirs... qui, à un certain moment, surtout celui où il raconte le martyre des frères emmenés, à l'aube, brusquement, à la guillotine, amène des larmes aux yeux... et vous pousse, quel que soit votre niveau intellectuel, votre pacifisme et votre envie de «réconciliation», à devenir haineux pour tout ce qui touche au fait colonial et à ses ultras... ainsi qu'à leurs héritiers d'aujourd'hui. Bref, passons !
Il faut que tous le sachent et l'auteur fait très bien de nous le rappeler : Les tribunaux militaires ont condamné à mort 2010 patriotes algériens (sans parler des condamnés à mort par contumace). 215 ont été graciés, mais, 210 ont été guillotinés et une dizaine ont été fusillés ou brûlés vifs. Les listes sont publiées en annexe du livre et devraient figurer sur un monument aux morts, peut-être le plus symbolique... qui reste à élever. Le nombre des rescapés de la machine criminelle s'élève à 1795. Mais, peut-on vraiment parler de rescapés après un passage - toujours long, trop long - au «couloir de la mort» colonial. On en sort vivant, mais à moitié éteint, la joie ayant déserté à jamais les cœurs.
Ceci explique, peut-être, cela !
Avis : Doit obligatoirement être lu. Toutes vos dérives vous seront pardonnées. Et, pour les «fainéants» des méninges, il se lit d'un seul trait, tant il est prenant par son style simple et direct, et émouvant à travers les sacrifices (et les guillotinés) racontés. En espérant voir, un jour, de larges extraits intégrés dans les livres scolaires d'histoire.
Des soldats tortionnaires. Guerre d'Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l'intolérable. Une recherche universitaire de Claude Juin. Media Plus Editions. Alger 2012. 364 pages, 1400 dinars
Près de deux millions de jeunes gens (de France) ont été appelés ou rappelés entre 1955 et 1962...pour aller «mettre fin à l'action des agitateurs (...), au règne de la terreur (...) et rétablir pour tous la sécurité et la confiance» au sein de départements «français».
Ils étaient partis, tout du moins au début, la fleur au fusil, croyant aller à la découverte de l'Orient... d'un pays dont, globalement, ils ignoraient l'existence. La population européenne, surtout les puissants lobbies colons, étant le tamis cachant le soleil... faisant accroire en une «patrie mise en danger» par des «Indigènes terroristes».
Huit années de guerre...trente mille d'entre-eux y périrent... deux cent mille blessés ou gravement malades...
Pourquoi ? Parce que bien d'entre-eux furent confrontés rapidement à une triste et douloureuse réalité : l'exploitation des populations arabes par la population européenne, une sur-exploitation par les gros propriétaires et grands industriels, un apartheid déguisé, un racisme patent... et une résistance populaire des «Arabes» bien souvent insaisissables.
«En Algérie, (au sein de leur Armée et de la société européenne environnante qui vivaient dans un «totalitarisme ambiant»), ils n'ont pas découvert le mal, ils étaient plongés dedans»... plongés «dans la violence extrême», perdant sans le savoir, et pour les plus faibles psychologiquement, «toute humanité» à l'endroit des «Arabes». «Tous des «fells» qu'il fallait éliminer !»
«Je n'avais jamais pensé que la méchanceté des hommes pouvait aller jusque-là : tuer pour le plaisir de tuer» écrit, dans une de ses lettres, un prêtre rappelé en Algérie.
Bien après le retour au pays natal, «l'inhibition de la honte» a conduit inexorablement, de leur vivant, «au néant» et à leur départ vers l'au-delà, «en enfer». Bon voyage du fond du cœur ! A tous ceux qui ne se sont pas repentis... en n'oubliant que parmi les appelés (dont un fameux collectif de trente-cinq des cinquante-cinq prêtres rappelés) ), beaucoup furent ébranlés dans leur foi et leur amour du prochain, s'insurgèrent et osèrent dénoncer publiquement les exactions et les pratiques honteuses de l'armée française (comme Jean Muiller, un ancien de la Route des Scouts de France, comme les cent cinquante militaires qui assistèrent à la messe de Saint-Séverin le 29 septembre 1955...). Ils furent poursuivis par la justice, emprisonnés ou affectés dans des sections difficiles. Il fallait bien s'en débarasser et rien de tel qu'une «embuscade»... avec des balles qui ne se perdent pas.
Avis : Un auteur engagé qui, déjà en 1960, avait publié un ouvrage Le Gâchis, un ouvrage rapidement interdit. Appelé du contingent en Algérie en 1957-1958, il y racontait «sa» guerre, sous le pseudonyme de Jacques Tissier. Une photo terrible : un gamin (arabe, bien sûr) de douze ans à qui l'on fait porter un poste radio de dix-huit kilos, qui «ouvre la route» et «nous protège de possibles mines». A l'arrière, on aperçoit les soldats.
La guerre d'Algérie en France (1955-1962) ou Les combattants du Fln en exil. Récit (romancé) de Ali Boukerma (Préface de Kamel Bouchama). Editions Juba, Alger 2017. 600 dinars, 159 pages.
Si la guerre d'Algérie en France n'a pas été aussi meurtrière (quantitativement ) pour les Algériens que la guerre en Algérie même, elle a été presque aussi terrible... les militants nationalistes du Fln se retrouvant «immigrés», agissant dans des eaux hostiles à plusieurs niveaux :une forte population européenne, certes pas toute hostile (il y eut les «porteurs de valise» et beaucoup de sympathisants ) mais ne comprenant pas le combat pour l'Indépendance des «Arabes» («L'Algérie, c'est loin !») et il a fallu attendre les envois massifs d'appelés pour que l'angoisse naisse et se généralise ; une vie communataire se déroulant dans des conditions économiques et sociales difficiles, bien souvent dans des «ghettos» ; une police qui jouissait de tous les droits,quand elle était appelée à «ratonner», d'autant que la justice et une «certaine presse» n'étaient guère pressées de demander des comptes quant aux dépassements; toute une armée de «harkis» «importés» d'Algérie dans le but de seconder la police hexagonale... ..et pour couronner le tout, les facilités accordées, de manière directe ou insidieuse, aux messalistes du Mna afin qu'ils infiltrent et combattent les militants du Fln. Sans compter les «mouchards» et les traîtres» habituels.
C'est dans cette atmosphère dangereusement polluée que le jeune militant Khaled (surnom de l'auteur) a tracé son chemin de combattant au sein de la Fédération Fln de France. Un chemin parsemé de luttes, d'héroisme, de clandestinité, de souffrances, d'embûches, d'emprisonnement, de grèves de la faim, mais aussi d'engagement, de solidarité et de courage Quatre chapitres sur : la lutte sur le terrain / la vie en prison et les rencontres d'autres combattants (Othmane Belouizdad, Ali Zamoum, Félix Colozzi, Samir Imalayene, Fadel, Daksi...) / face aux «juges» du Tribunal militaire permanent des forces armées / les tentatives d'évasion... Un parcours du combattant en vrai !
Avis : Un récit de combat et de résistance. Un récit avec des phrases simples, claires et parfois rudes.
Massinissa. La légende berbère. Roman (historique) de Auguste Ngomo. Editions La Pensée, Tizi Ouzou, 2020, 302 pages, 850 dinars
Au commencement, il y a le demi-dieu Hercule mort quelque part en Espagne. Sa puissante armée, composée de divers peuples, désormais sans chef charismatique se dispersa... et un groupe de soldats constitué de Mèdes, de Perses et d'Arméniens, recherchant une terre d'accueil accostèrent sur les côtes nord de l'Afrique. Ils s'y installèrent. Les Perses vers l'Ouest et rencontrant les Gétules, peuple local, firent alliance... et se donnèrent le nom de Numides (les Nomades). Les Mèdes et les Arméniens firent alliance avec les Libyens... ils devinrent les «Maures»... Plus tard, cela a donné deux grands royaumes concurrents : à l'ouest le royaume des Massaesyles gouverné par le roi Syphax et à l'est, le royaume des Massyles gouverné par le roi Gaïa, fils du roi Zelalsan, fils d'Iles
et père du prince Massinisa, fils de la reine Telli. Celui qui allait changer l'histoire de l'Empire romain. Une légende berbère venait de naître, laissant bel et bien vivant aujourd'hui encore et pour longtemps, un grand nom de l'Histoire du pays (son tombeau est toujours dressé à El Khroub, près de Constantine, l'ancienne Cirta).
Massinisa, un roi guerrier berbère intrépide, brave et courageux ayant passé la majeure partie de sa jeunesse sur les champs de bataille. Mais, aussi, un homme tombé éperdument amoureux de Sophonisbe qui le lui rend bien, la fille, ô combien belle, fille du roi de Carthage Barca auprès duquel il avait été envoyé pour étudier et parfaire sa formation militaire. Il aura, par la suite, pour (première) épouse l'autre ô combien belle, la guerrière, Azia, fille de Baga, le roi des Maures, un roi qui préfère une alliance avec Massi plutôt que d'être occupé par les Massaesyles... dont le roi Syphax, ayant «épousé» Sophonisbe (résultat de la géopolitique du temps carthaginois), n'a qu'une envie : trucider Massinissa pour récupérer tout le territoire. C'était sans compter sur le génie de Massinissa, aidé en cela par un ami fidèle, Efès... et par les Romains (dont Scipion... l'Africain) auquel il s'était allié... pour un temps, le temps de récupérer son royaume et de gouverner... jusqu'à l'âge de 90 ans... et ce après avoir réunifié le territoire amazigh (jusqu'à la destruction complète de Carthage... les Carthaginois toujours considérés comme des envahisseurs occupant des terres amazighes), créé sa propre monnaie, instauré la paix, installé de nombreuses ambassades à travers le monde connu, développé le commerce dans plusieurs cités, organisé une armée imposante et aguerrie, ouvert des ports commerciaux tournant à plein régime. L'agriculture était florissante, exportant vers l'Europe d'alors, et le royaume connaissait une certaine activité culturelle et philosophique. Avec lui, «l'Afrique était enfin totalement revenue aux Africains» ! Le reste est une autre Histoire... qui reste à écrire... romancée, svp !... pour les besoins de nos rêves et des futurs réalisateurs de films.
Avis : De l'histoire «vivante»... en souhaitant que l'auteur étende son œuvre à d'autres héros maghrébins et africains. Certes, bien avant lui, chez nous, nous avons eu des précurseurs (Tahar Oussedik avec «L'la Fat'ma N'Soumeur», «Oumeri», Bensalah Abderrezak avec «Nesmis», «Les amants de Théveste», Akkache Ahmed avec «La révolte des saints»... ) mais restés mal (ou pas) lus et mal compris.
Laghouat, la ville assassinée ou le point de vue de Fromentin. Roman (Récit romancé ?) de Lazhari Labter (préface de Daho Djerbal), Hibr Editions, Alger 2018, 250 pages, 700 dinars
Une terrible histoire qui s'est passée il y a longtemps, il y a très longtemps ! Un pan de l'histoire d'El-Aghouat (Laghouat)
Mars 1852 : Une armée (française) composée de 3.000 hommes et de 600 chevaux, renforcée de 100 spahis, 200 cavaliers et 1 800 dromadaires, 5 bataillons d'infanterie, 4 escadrons et d'une batterie de montagne établit son camp devant les murs de Laghouat... la ville alors dirigée par Benacer Benchohra (l'agha incontesté de la puissante confédération des Larbâa) qui a refusé toutes les offres de reddition. Un échec qui ne fut pas accepté... Déjà, depuis 1844, Thomas-Robert Bugeaud, alors gouverneur général, estimait la prise de Laghouat absolument nécessaire car la ville était la clef pour la colonisation des villes du Sahara, de Ghardaia à In Salah.
Décembre 1852 : Une autre expédition (dirigée par les généraux Randon, Pélissier, Yusuf et Bouscaren... des noms tristement connus pour leurs macabres «exploits») avec une colonne considérable atteint Laghouat. Elle est «composée de 2 800 hommes et 1.700 animaux dont 1.700 soldats d'infanterie, 2 pièces de montagne de 80 coups chacune, 30 artilleurs avec fusils de rempart, le train l'équipage des dromadaires... en tout 2.100 hommes de troupe, puis 400 cavaliers du goum (ndlr : les goumiers déjà !), 300 Arabes attachés à divers services et 1 499 bêtes de somme (...), 72.000 cartouches de réserve et 60 dans chaque giberne». Plus un régiment de dromadaires, composé de 100 hommes et 100 bêtes (ndlr : le syndrome égypto-bonapartiste). Globalement, une armée de 6 000 hommes contre 800 à 1.000 Laghouatis (un rapport de six, bien équipés, contre un)
Très forte résistance de la ville et de ses guerriers (quelque centaine d'hommes en armes dont une grande partie d'adolescents) avec ses actes héroïques et aussi, des femmes-courage (comme Messaouda el Hrazlia)... La bataille fera rage et le 4 décembre 1852, tout «sera emporté dans le bruit et la fureur». Un mot d'ordre : «Pas de blessés, tuez-les tous !». Un carnage affreux. Un massacre sans nom. Sans état d'âme : 2.500 hommes, femmes ou enfants tués (et 60 soldats français tués... dont le général Bouscaren et un commandant) pour une population de 4.000 habitants. Toute une ville jonchée de cadavres. Toute une «ville assassinée». Une trace indélibile dans la mémoire collective sous le nom de Aâm el-Khalia.
Benacer Benchohra, le «marin du désert» (pour son habileté dans la guérilla des sables), celui qui avait levé d'étendard de la résistance dès 1841, continuera la lutte... en d'autres lieux... presque jusqu'à sa mort en 1875. Il décèdera en exil, à l'âge de 80 ans, à Damas où il y est inhumé (cimetière des Maghrébins)
Avis : Daho Djerbal a bien résumé ce livre à la forme originale : «C'est un livre d'histoire de la conquête du sud algérien par la France, dite par les propres auteurs de ces massacres sans nom, décrits comme une «promenade militaire». Un roman historique ou de l'histoire romancée (en bonne partie car émaillé de témoignages et de documents..)... une forme d'écriture qui fait participer les acteurs, les victimes, les témoins...
«LA TORTURE». Essai fe Henri Alleg El Moudjahid M.Bourkaib, 2020
Ce livre-témoignage demeure un stupéfiant document sur la torture qu'avait subie, en 1957, Henri Alleg, né le 20 juillet 1921 à Londres et mort le 17 juillet 2013 à Paris. De son vrai nom Harry Salem, membre du Parti communiste algérien, directeur du quotidien «Alger républicain», il était tombé entre les mains des parachutistes français. Il faut imaginer les sévices qu'il a endurés : emploi de la gégène, roué de coups, le supplice de la baignoire, privé d'eau, de nourriture, d'hygiène élémentaire, Henri Alleg ne parlera pas. Il écrira un récit poignant pour en témoigner. Son arrestation date du 12 juin 1957. Les soldats l'attendaient au domicile de Maurice Audin, jeune assistant en mathématiques, lui aussi militant du PCA. Il mourra le 21 juin sous la torture.
Parmi les nombreux ouvrages qu'Henri Alleg a écrits, deux sont de nature très différente, mais se complètent convenablement ; «La Question», publié aux Editions de Minuit en 1958, et «Mémoire algérienne» édité chez Stock en 2005 puis aux Editions Casbah à Alger. Le premier document est un récit circonstancié rédigé dans les geôles de Serkadji à Alger, où il a été transféré après son «séjour» à El Biar. De prison, les petits bouts de papier sortent au compte-gouttes, Gilberte, l'épouse d'Henri Alleg les tape à la machine. Jérôme Lindon, qui dirige les Editions de Minuit, publie l'ouvrage en février 1958. Le livre fait l'effet d'une bombe, la chape de plomb maintenue exprès pour dissimuler ces actes de torture vole en éclats.
Le témoignage va être pour notre lutte de libération, ce que la photo des enfants brûlés au napalm sera durant la terrifiante guerre du Vietnam. La Question est rééditée en Suisse, avec une postface de Jean Paul Sartre. Nils Andersson, un Suisse, qui faisait partie des soutiens de la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, se chargera de le republier en terre helvétique. Des extraits de cette vigoureuse charge contre la torture ont été publiés dans plusieurs journaux. «L'Humanité», «France Observateur», «L'Express» ou «Témoignage chrétien». Il faut noter qu'Henri Alleg signera, en 2000, «l'Appel des Douze» pour la reconnaissance par l'Etat français de la torture. Le mérite de Jérôme Lindon fut d'avoir engagé les éditions de Minuit dans un combat honorable, en s'élevant contre la torture et les dérives de «la guerre qui ne dit pas son nom», avec la collaboration du célèbre avocat Jacques Vergès et de l'historien Pierre Vidal-Naquet. Jérôme Lindon publia 23 livres dédiés à la guerre d'Algérie jusqu'en 1962, pour douze saisies et un procès. «La Question» provoqua une onde de choc en frappant l'opinion publique : aux 84.000 exemplaires diffusés, s'ajoutèrent les 90.000 du bulletin «Témoignages et Documents» de Maurice Pagat qui reproduisait le texte en intégralité. À la fin des années 1960, les Editions de Minuit devinrent une tribune éditoriale en faveur de la Cause palestinienne, avec la publication en 1969 de «Pour les Fidayine» de Jacques Vergès, préfacé par Jérôme Lindon, suivi de la «Revue des Études palestiniennes» de 1981 à 2008, et des poèmes du regretté Mahmoud Darwiche au cours des années 1980. Comme François Maspero, Nils Andersson, Jérôme Lindon incarne un éditeur militant. La sinistre OAS plastiquera, d'ailleurs, ses locaux. Fidèle au modèle éprouvé depuis les années 1950, la maison d'édition demeure toujours d'une taille modeste, ne dépassant jamais la dizaine d'employés pour au plus une vingtaine de nouveaux titres par an. Malade, Jérôme Lindon mourut à Paris le 9 avril 2001. Nous ne saurions trop conseiller aux lecteurs de lire ou de relire cet accablant document contre la bête immonde. C'est d'autant nécessaire que depuis la fin de notre lutte de libération, des «révisionnistes», en mal de notoriété, s'échinent à travestir la réalité historique, persistent à glorifier ceux qui avaient commis des crimes impardonnables, à les blanchir.
Jacques Ferrandez, après Le Cimetière des princesses, en 1995, vous aviez pris sept ans pour attaquer un nouveau cycle, avec Carnets d’Algérie. Cette fois-ci, 12 ans séparent Carnets d’Algérie de Suites algériennes : quand vous avec fini Terre fatale, dernier volume des Carnets d’Orient, aviez-vous déjà en tête la suite de l’aventure et qu’est-ce qui vous a décidé à la prolonger justement ? Cela s’est fait en plusieurs périodes, c’est vrai, mais j’ai travaillé comme un feuilletoniste, c’est-à-dire sans avoir le quart de la moitié de la suite, j’avançais au fur et à mesure tout en me renseignant simultanément sur ces périodes. J’y suis allé au coup par coup et chronologiquement, à partir des années 1830, en amassant de la documentation et en intégrant également les souvenirs de mon grand-père maternel. En 1995, pour moi, c’était fini, après Le Cimetière des princesses, je me disais que la Guerre d’Algérie était un sujet trop compliqué, trop sensible.
À la faveur de ce qui s’était passé dans les années 1990, des témoignages des anciens appelés, de l’affaire Aussaresses, je me suis finalement senti autorisé à prolonger cette histoire de 1954 à 1962, ce qui m’a pris de nouveau cinq albums à accomplir. En 2009, je me suis vraiment dit que j’avais fini de raconter 132 ans de présence française, je me suis intéressé à des sujets parallèles, puisque Le Premier Homme, de Camus, reprend des thèmes que j’avais abordés dans les épisodes que j’avais déjà traités, donc je ne me suis pas vraiment éloigné.
Ensuite, c’est un peu pareil, les évènements récents en Algérie m’ont amené à essayer d’éclairer ce qui s’est passé en Algérie depuis l’indépendance, ce qui est globalement mal connu. Je retourne souvent en Algérie depuis le début des années 2000 et ce qui a vraiment déclenché mon envie de refaire un album, c’est mon avant-dernier voyage à Alger, en novembre 2019, en plein Hirak. La manière dont les Algériens osaient remettre en cause tout le système était impressionnante, et c’est à ce moment-là que je me suis incliné sur la tombe de mes ancêtres au moment de la Toussaint. Je me suis alors dit que je tenais le début de mon histoire.
Photographies prises par Jacques Ferrandez visitant en 2019 le cimetière où sont enterrés ses ancêtres
Vous apparaissez sur la couverture : l’histoire qui ouvre le volume, à savoir celle d’un homme qui retourne en 2019 visiter en Algérie un cimetière chrétien où sont enterrés ses ancêtres, est la vôtre. Si le lecteur avisé vous reconnaît, ce n’est probablement pas le cas de tous. Pourquoi avoir intégré plus clairement une part d’autobiographie dans ce troisième cycle ? Et pourquoi, à l’inverse, ne pas l’avoir assumée plus clairement avec un récit purement autobiographique en laissant votre nom sur un acte de décès que vous reproduisez dans l’album mais en modifiant le nom « Ferrandez » ?
Effectivement, je me sers de ce que j’ai vu, entendu, mais ce que je montre reste malgré tout très loin de ce que j’ai vécu, y compris l’amourette avec la jeune Algérienne dans les années 1980, qui restera sous le sceau de le fiction… Surtout, le personnage va se faire enlever par un groupe islamiste armé, ce qui n’est m’est évidemment pas arrivé. J’ai démarré l’histoire avec mes souvenirs, j’ai donc naturellement donné mes traits à mon personnage, ce n’était au départ qu’une étape de travail. Je pensais modifier ce visage mais j’ai été encouragé par mon éditeur à le laisser, car c’est la première fois que je peux mettre en scène ce que j’ai réellement éprouvé dans ce pays, car jusqu’à présent, je racontais des choses par procuration. J’ai repris tous mes carnets de tous mes voyages en Algérie depuis le premier séjour en 1993, tout ce que j’avais noté et dessiné est devenu une source et une matière pour ce que je raconte maintenant.
Titre de concession d’un ancêtre de Jacques Ferrandez
Titre de concession au nom modifié pour être inséré dans le récit
Votre album est construit d’une manière très particulière en forme de récit choral : chaque chapitre est consacré à un individu différent (Paul-Yanis/ Noémie/Samia, etc) ; mais surtout, ce qui est frappant, c’est cette imbrication de chronologies différentes, puisque vous remontez le temps en imbriquant des décennies très différentes : pourquoi cette construction chronologique que l’on ne retrouvait pas dans Carnets d’Orient et Carnets d’Algérie ?
Pour les deux premiers cycles, je me suis documenté, chronologiquement, sur les évènements de 1830 à 1962. Là c’est un peu différent car j’évoque des évènements qui sont en train de se produire sous nos yeux. Ce point de départ me permet de faire des rapprochements : le Hirak évoque ainsi à Paul-Yanis, mon personnage, les manifestations d’octobre 1988, qu’il a couvertes comme journaliste. C’est une commodité de pouvoir passer d’une période à l’autre sans être dans une chronologie trop lourde. Ce mode de narration, en jonglant d’une période à l’autre, est maintenant assez commun pour les spectateurs de séries. J’ai par exemple beaucoup aimé Le Bureau des légendes, qui parle de services de renseignements, d’infiltration, de retournement, autant de choses que j’ai traitées dans mes précédents albums se passant pendant la Guerre d’Algérie. J’ai vu comment cette série était construite : on a des moments où le personnage intervient trois jours avant l’épisode que l’on vient de voir ou cinq ans après, ce genre de télescopages temporels est aujourd’hui admis par le lecteur.
Photographie de Jacques Ferrandez aux RDV de l’Histoire (Blois, 2021). Photographie : Tristan Martine
Ce qui est frappant dans l’évolution des bandes dessinées représentant la Guerre d’Algérie, c’est cette question de mémoires plurielles. Dans les années 2000, sont parues une série d’albums mettant en scène la mémoire d’enfants d’indépendantistes algériens, de Pieds-noirs, de Harkis, etc. Depuis trois ou quatre ans sont parus quelques albums qui entendent mettre en regard au sein d’un même album plusieurs mémoires, sous la forme d’un récit choral. C’est ce procédé que vous adoptez dans ce volume : cette succession d’histoires individuelles, est-ce le reflet de mémoires fragmentées, de la difficulté de figurer un récit unique désormais ?
Il m’a toujours apparu difficile d’avoir un récit unique sur ces événements. Dès le départ, j’ai utilisé des personnages entre deux feux, mêlés à des histoires qui les dépassent, dans lesquelles ils se déterminent au fur et à mesure. J’ai mis en scène pendant la Guerre d’Algérie un maquisard, un officier français, fils de Pied-noir, une étudiante en médecine algérienne, un jeune berger de l’Ouarsenis, etc. Là, je vais simplement un peu plus loin dans cette forme du récit choral, parce que chaque chapitre correspond au monde d’un des personnages que l’on va suivre, parfois à différents âges.
Deux autres tomes sont prévus, comment allez-vous gérer l’évolution chronologique du récit, prévoyez-vous une sorte de boucle pour revenir à aujourd’hui ?
J’avais en effet pensé au départ faire deux autres volumes, mais là je viens de boucler le scénario de la deuxième partie qui va clôturer la période 1962-2019, la séquence finale retombera sur l’histoire du premier chapitre du premier volume, en effet. Mais on ne sait jamais, il se passe tellement de choses ces derniers temps entre la France et l’Algérie que cela pourrait donner le sujet d’un nouveau cycle !
Votre album ne s’inscrit pas vraiment dans la veine de la BD de reportage et de la BD du réel, qui a le vent en poupe depuis une décennie. Pourtant, vous utilisez le truchement du reportage pour raconter les manifestations d’octobre 1988. Dans les premières pages de l’album, votre avatar est également un témoin direct des manifestations sur la Place des martyrs en 2019. Est-ce que ce genre de la BD de reportage vous a influencé ou est-ce simplement le fait que cet album se passe dans une période contemporaine qui vous a amené à modifier votre manière de travailler par rapport aux deux premiers cycles ?
En un sens, les premiers Carnets d’Orient étaient déjà un reportage, vus par les yeux d’un peintre-reporter au XIXe siècle, certes fictif. Là, mon personnage, c’est moi sans être moi : il y a des choses que je n’ai pas vécues du tout, comme je l’expliquais. Le reportage dessiné, le carnet de voyage, c’est quelque chose que j’ai pratiqué depuis des décennies, avec des albums déjà publiés dans cette veine-là, comme les Tramways de Sarajevo, par exemple. C’est peut-être le moment, à cette étape de ma carrière de mêler toutes ces choses, au profit d’un récit qui se passe de nos jours.
À l’aide des différentes étapes de travail sur la première planche du volume, on voit bien votre méthode de travail. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos techniques ?
Je travaille essentiellement de manière traditionnelle, avec papier, encre, aquarelles, etc. Depuis une vingtaine d’années, j’utilise également les techniques numériques pour la finalisation des pages, pour intégrer les bulles et les cases dans l’image, pour jouer sur les parties « bandes dessinées » que je peux assembler de façon beaucoup plus souple à l’écran, car j’ai le droit à l’erreur, je peux agrandir, réduire, etc. C’est une manière d’utiliser le meilleur des deux mondes : je reste attaché à la facture traditionnelle, c’est de là que je viens, mais le numérique est intéressant pour finaliser, gagner du temps.
Depuis Carnets d’Orient, je fais en réalité de « fausses couleurs directes ». La partie de BD c’est le trait de contour en noir et les couleurs viennent ensuite, dans un second temps : je fais des tirages de mon trait en noir et blanc sur lequel j’applique mes couleurs, et le montage se fait à partir d’aquarelles qui sont réalisées de manière classique. Mes encrages ne sont pas suffisamment propres pour être mis en couleur de manière directe, beaucoup de retouches de reprises, de rustines, étaient nécessaires avant de pouvoir faire les couleurs. Ce procédé me permet aussi de ne pas craindre de bousiller mon dessin, car je peux refaire les couleurs sur un autre tirage si nécessaire.
Image utilisée par J. Ferrandez comme source iconographique pour reproduire les manifestations du Hirak
Image utilisée par J. Ferrandez comme source iconographique pour reproduire les manifestations du Hirak
Vos albums sont documentés, à l’aide de documents historiques, à l’aide également de ce que vous avez ramené de vos séjours algériens. Chaque bouton de manchette de chaque officier doit-il être exact et, plus globalement, jusqu’où pousser les recherches documentaires ?
Ce problème est insoluble, on peut aller à l’infini dans la recherche de détails exacts. J’ai amassé une importante documentation qui me permet d’installer mes personnages dans un environnement crédible, mais je ne suis pas un obsédé du bouton de guêtre ou de la marque de pneu de la jeep. J’essaye d’utiliser des photographies de véhicules pris dans les années 1950 et non pas de reconstitutions plus récentes pour avoir tel rétroviseur, tel accessoire au bon endroit. Ça fait plaisir aux spécialistes, mais malgré tout, plein d’éléments doivent m’échapper.
Dans l’un de mes albums sur la Guerre d’Algérie, on voit une section militaire qui part en représailles après une embuscade : le détachement est à la recherche des combattants du FLN et mes personnages portent tous un béret rouge et les officiers ont leur barrette. Or, on m’a expliqué par la suite que dans les opérations au combat, les soldats ne portaient pas leur béret rouge, pour ne pas être trop repérables, et les officiers n’avaient pas non plus leurs barrettes pour ne pas être identifiables. Mais ce genre d’erreurs est inévitable, je suis seul derrière ma table à dessin, même si mon ami Michel Pierre, qui est historien et qui connaît parfaitement l’Algérie, m’aide quand je l’interroge sur tel ou tel aspect du déroulement historique. Je ne reviens pas sur ce qui a été fait auparavant pour les nouvelles éditions, car je considère que cela correspond à un moment de mon parcours et que cela serait sans fin de vouloir tout modifier dans mes précédents albums qui se comptent par dizaines…
Vous insérez des documents dans vos planches. Quel est le sens de cette démarche : apporter davantage de crédibilité au récit ?
Oui, c’est l’ « effet de réel » et en même temps ce sont des documents que j’ai sous la main, donc je me dis que cela peut renforcer le récit, à l’aide de coupures de presse, par exemple. Depuis mes premiers albums, je mélange dans la narration des éléments qui installent le récit dans la réalité, qu’il s’agisse d’aquarelles ou de documentation historique.
À l’occasion des soixante ans du massacre du 17 octobre 1961, point culminant de violences racistes contre les Algériens en France, deux livres complémentaires bénéficient d’une réédition.
Les 60 ans du massacre du 17 octobre 1961, jour au cours duquel les forces de police française ont causé la mort de centaines de manifestants contre le couvre-feu imposé aux Maghrébins de France, sont l'objet de combats politiques pour l'établissement des responsabilités aux différents niveaux de l'Etat. Accompagnant l'établissement de la vérité politique, sinon judiciaire, plusieurs ouvrages s'attachent à rétablir les faits, et les ressorts de leur longue occultation
Dans Ici on noya les Algériens, Fabrice Riceputi retrace le combat de Jean-Luc Einaudi, militant et éducateur, devenu historien afin de retracer les évènements du 17 octobre 1961. Il s’attarde sur les différents temps de ce travail d’historien, les procès et les freins institutionnels auxquels Einaudi a dû faire face dans son combat pour la vérité. Paru en 2015, un an après le décès de Jean-Luc Einaudi, le livre est réédité début septembre 2021. Cette nouvelle édition se voit complétée par un texte du journaliste et cofondateur de Mediapart : Edwy Plenel. Intitulé « Une passion décoloniale », cet ajout contemporain entend exposer le fil des tribunes et des publications ayant œuvré pour la reconnaissance des différents crimes de l’État français pendant la guerre d’Algérie.
Dans Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'État et la mémoire, les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, spécialistes de l’Algérie coloniale et de la décolonisation du nord de l’Afrique, replacent le massacre du 17 octobre dans le continuum des violences coloniales et racistes perpétrées par l’État français contre les Algériens. Publié en langue originale en 2006, puis traduit en français en 2008 et réédité en ce début du mois d’octobre 2021, cette somme sur l’évènement et sur sa mémoire constitue probablement le travail le plus complet sur le massacre du 17 octobre 1961 et le moment d'histoire qu'il cristallise.
Le massacre du 17 octobre, paroxysme des violences coloniales
Le 17 octobre constitue la plus terrible répression policière d’une manifestation pacifique de l’histoire de la République française. À ce titre, il convient de revenir sur les conditions qui ont permis l’exécution de ces violences et sur les faits qui les constituent.
Le soir du 17 octobre, ce sont entre 20 000 et 30 000 Algériens, hommes, femmes et enfants qui affluent vers le centre de Paris. C’est avant tout une réaction au couvre-feu raciste instauré depuis le 5 octobre, à destination des “Français musulmans d’Algérie”, les assimilant à des terroristes, et leur interdisant de circuler entre 20h30 et 05h30 du matin. En habits du dimanche, les manifestants et manifestantes cherchent également à montrer le souhait d’une indépendance non violente. Les consignes des organisateurs étaient strictes, au point de se traduire par des fouilles préalables des manifestants : pas de violences et pas d’armes. Dès le milieu de l’après-midi, Maurice Papon, préfet de police de Paris, était au courant que la manifestation serait pacifique. Il en informe ses policiers et donne également des ordres pour empêcher la grève des commerçants algériens qui se traduisent par des arrestations et des réouvertures forcées. Jim House et Neil MacMaster font le lien avec la Bataille d’Alger pendant laquelle des pratiques similaires sont employées, accompagnées de dégradations des boutiques, afin de casser la grève. Une trace explicite ici du rôle que se donnait Maurice Papon, écrivant dans ses mémoires qu’il était le Général Massu (général avec les pleins pouvoirs qui mène la Bataille d’Alger) de Paris. Papon, pacificateur colonial confirmé, utilise des techniques de répression en octobre 1961 qu’il utilisait déjà lorsqu’il était Préfet de Constantine entre 1949 et 1951 puis entre 1956 et 1958.
En dépit du pacifisme de la manifestation, la répression policière s’abat sur les Algériens. Il en résulte plusieurs dizaines de victimes le soir même, ou les jours suivants, alors que plusieurs Algériens succombent à leurs blessures. La préfecture de police parle elle d’un bilan officiel de trois morts. Entre le 17 et le 19 octobre, plus de 14 000 Algériens raflés et arrêtés, dont 6 600 sont parqués au Palais des Sports. Pour déplacer un tel nombre d’individus, des cars sont réquisitionnés, les forces de police continuent les matraquages dans les bus et ces derniers sont renvoyés aux garages « littéralement couverts de sang ». Outre ces passages à tabac et ces rafles, des dizaines d’Algériens blessés sont jetés à la Seine, et plusieurs corps sont repêchés entre Paris et Rouen dans les jours suivants le 17 octobre.
Sur le nombre de morts, Jim House et Neil MacMaster consacrent tout un chapitre au décompte . Ils expliquent les différents freins qui ont pesé sur ce travail de comptage, et l’impossibilité désormais de définir précisément le nombre de victimes. Ils s’attardent par ailleurs à parler des victimes du 1er septembre au 31 octobre afin d’englober tout un registre de violences, notamment la recrudescence d’assassinats par les escadrons de la mort et les forces de police « parallèles » qui se sont également multipliés pendant le mois d’octobre.
Malgré le pacifisme de la manifestation, connu de Maurice Papon, ce dernier a toujours présenté le travail des forces de l’ordre sous son autorité ce soir du 17 octobre comme un maintien de l’ordre, une défense héroïque des institutions et du gouvernement. C’est en cela que l’on peut reprendre ce que dit Pierre Vidal-Naquet qui qualifie le massacre du 17 octobre d’« évènement matrice » du traitement des populations coloniales et postcoloniales sous la Ve République : des violences policières extrêmes, justifiées par un « maintien de l’ordre républicain ». Ces violences sont l’aboutissement de décisions politiques et stratégiques, une violence encadrée et de la même manière qu’Alain Dewerpe l’analyse pour le massacre de Charonne, « on passe d’une violence ordinaire à une violence paroxystique et la répression réglée débouche sur un massacre » . Toujours selon Alain Dewerpe, ces violences paroxystiques font toujours partie du répertoire d’action, « le massacre est un acte de gouvernement, même en régime d’opinion ».
L’imposition du silence, le retour de l’évènement et le combat pour la reconnaissance
Tout le monde s’accorde à dire que le massacre de Charonne, le 8 février 1962, a complètement occulté la mémoire du massacre des Algériens du 17 octobre 1961. Toutefois, Jim House et Neil MacMaster proposent un travail extrêmement fécond sur la mémoire et sa constitution. Les deux historiens britanniques montrent ainsi comment la mémoire de l’évènement s’inscrit dans trois périodes. Le parcours de Jean-Luc Einaudi, qui s’intègre pleinement dans une de ces périodes et que retrace Fabrice Riceputi met également en lumière les différentes dissimulations par l’État français et les freins à la connaissance de l’évènement.
Une première période de 1961 à 1980, qui serait la « mémoire ensevelie », notamment par l’absence de corps des victimes et l’impossibilité d’organiser des funérailles officielles (ce qui sera possible pour Charonne et qui éclipsera totalement le 17 octobre). Mais cet ensevelissement de l’évènement est également permis par ce que montre bien Fabrice Riceputi : l’absence de réaction des associations et des mouvements politiques de gauche. Ces dernières n’organisent qu’une seule manifestation de protestation contre le massacre des Algériens, le 1er novembre 1961, à l’appel du PSU (Parti Socialiste Unifié). Enfin, tout cela est également permis par l’absence de procès pour assassinat, les responsables restent ainsi cachés. Le décret d’amnistie de mars 1962 pour l’ensemble des crimes et délits commis en relation avec les opérations de maintien de l’ordre lors de la guerre d’Algérie , qui s’étend aux opérations de maintien de l’ordre en métropole, et qui s’accompagne d’une interdiction d’accès aux archives, devient un élément clef de la dissimulation des crimes. Tout cela illustre comment de « petits massacres » peuvent devenir de grands scandales, et inversement de grands massacres de petits scandales .
Une seconde période, entre 1981 et 1996, définie par les deux auteurs comme « la mémoire retrouvée ». Elle se caractérise par un long processus mémoriel, de transmission d’une génération d’Algériens à une autre, d’une génération de militants antiracistes à une autre. Ils remettent « les ratonnades de 1961 » sur la place publique. En décembre 1983, au lendemain de la Marche pour l’égalité, pour la première fois une manifestation qui commémore l’évènement est organisée. C’est également durant cette période que l’évènement opère un retour progressif dans l’édition, notamment sous la forme de fiction, avec trois romans : Meurtre pour mémoire, de Didier Daeninckx en 1983, Le sourire de Brahim, de Nacer Kettane en 1985, et Les Beurs de Seine, de Mehdi Lallaoui en 1986. Enfin, c’est au cours de cette période que le long processus d’enquête et le travail de Jean-Luc Einaudi, qui se concrétisent dans la publication de son livre La Bataille de Paris en 1991, permettent d’établir les faits et les responsabilités. Il faut d’ailleurs attendre 1991 pour que l’État algérien reconnaisse le massacre.
Une troisième période, « d’activisme mémoriel », se définit depuis les années 1997-1998, et notamment le procès de Maurice Papon pour crime contre l’humanité et son rôle dans la déportation de Juifs lorsqu’il était préfet de Gironde. Un procès durant lequel Jean-Luc Einaudi, à qui les parties civiles ont confié la tâche d’être le seul « témoin d’immoralité » sur la période algérienne de Maurice Papon, prend la barre et témoigne. Cette période se caractérise entre autres par une contre-offensive juridique du principal responsable, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, contre Jean-Luc Einaudi. Cela découle, en 1999, sur le procès en diffamation et le déboutement de Papon au terme d’un mois de procès : le tribunal reconnaissant la bonne foi de l’historien. C’est lors de ce procès également que témoigneront Philippe Grand et Brigitte Lainé, conservateur et conservatrice aux archives de Paris. À la suite des différents refus de dérogation essuyés par Einaudi pour la consultation, les deux conservateurs témoignent, au regard des archives judiciaires présentes, de la responsabilité de Papon et de ses forces de police dans le massacre du 17 octobre 1961. Le seul précédent serait celui de Jean Cavignac, en 1981, qui avait permis la découverte et la divulgation de documents concernant une nouvelle fois Maurice Papon, ici sa collaboration en tant que préfet de Gironde. S’ensuit une nouvelle affaire, nommée l’Affaire Gand-Lainé, et les punitions internes auxquelles ils font face durant la fin de leur carrière. L’objectif de leur direction est clair : les pousser à la démission. Le 17 octobre 2002, date anniversaire oblige, tous deux reçoivent une parodie d’offre d’affectation, provocatrice et insultante, ironisant sur leur engagement et leur intérêt « manifeste pour l’histoire des réprouvés et des victimes de l’exclusion ».
Brigitte Lainé est décorée chevalier de la Légion d’honneur en 2015, et la promotion 2020 de l'Institut national du patrimoine choisit de porter le nom de « Brigitte Lainé », réhabilitant par cela son combat. De son côté, en 2014, lors de la mort de Jean-Luc Einaudi, l’État algérien est le seul à s’exprimer, lors d’un message lu par son ambassadeur au moment des obsèques tandis que l’État français n’a aucun mot pour ce « héros moral » tel que le qualifie Mohammed Harbi. Certaines avancées pour la mémoire ont eu lieu, tout d’abord en février 1982, lors de l’inauguration de la plaque commémorative du massacre de Charonne, avec un discours du gouvernement qui mentionne « des massacres d’Algériens » ; avec la plaque commémorative placée sur le pont Saint-Michel par le maire de Paris, Bertrand Delanoë, en 2001 ; avec le communiqué de 2012 de la présidence Hollande parlant d’une « sanglante répression », sans en mentionner les responsables. Le communiqué du 16 octobre 2021 d’Emmanuel Macron dénonçant des « crimes inexcusables pour la République », portant cette fois-ci la faute uniquement sur Maurice Papon, s’inscrit dans ce processus. Il reste toutefois insuffisant et ne constitue pas une reconnaissance de ce massacre et de ce crime commis par l’État français. Comme l’analysent Fabrice Riceputi, Jim House et Neil MacMaster, sur les différentes reconnaissances jusqu’en 2012, le problème soigneusement évité par les différents gouvernements est la responsabilité incontestable du pouvoir gaulliste. Plus précisément la responsabilité de ses plus hautes institutions, le ministère de l’intérieur Frey, la vice-présidence Debré et la présidence de Gaulle, dans ce massacre, et son intégration dans une succession de violences racistes et coloniales beaucoup plus longues.
Ainsi, à l’occasion des 60 ans des évènements du 17 octobre 1961, ces deux livres salutaires permettent d’en prendre la mesure complète et de les considérer comme le point culminant d’une répression raciste et coloniale organisée par l’État français. On pourra joindre à ces lectures les travaux de Benjamin Stora, notamment sur les mémoires de la guerre d’Algérie , ceux de Sylvie Thénault sur la justice et sa mise au service de la répression policière en Algérie coloniale , ou encore ceux de Raphaëlle Branche sur l’utilisation de la torture .
Il est également possible de se replonger dans les premiers textes parus sur ces questions, qui ont ouvert la voie aux premières reconnaissances. Plusieurs articles de presse dès le 18 octobre, mais également quelques livres, notamment ceux de Paulette Péju dès 1961, mais interdits très rapidement ,celui qu’elle a co-écrit avec son conjoint, mais non publié à la demande du GPRA , ceux de Pierre Vidal-Naquet sur l’Affaire Audin et sur la torture qui ont contribué à ce que l’État français reconnaisse enfin en 2018 la responsabilité de la France dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin. Il faut, bien entendu, ajouter à cette liste le livre de Jean-Luc Einaudi , dont il convient de saluer le combat tout au long de sa vie pour la reconnaissance de ce crime d’État, que l’on espère voir aboutir.
Date de publication • 25 octobre 2021
VICTOR FAINGNAERT
Victor Faingnaert est doctorant en histoire contemporaine à l'Université de Caen Normandie. Ses recherches portent sur l'écriture de l'histoire et à sa mise en fiction principalement dans les séries télévisées. De ce fait il s'intéresse à l'historiographie, à la mémoire, aux imaginaires sociaux et nationaux, et plus largement à toutes les formes d'histoire publique.
Le bras de fer entre la France et l’Algérie a, semble-t-il, franchi un autre palier. On a dépassé l’échange de propos aigres autour de la colonisation, de la victimisation mémorielle suite à la guerre d’Algérie. Alger est en train de prendre une décision historique qui risque de fâcher le président français, Emmanuel Macron : interdire progressivement l’usage de la langue française dans les services publics.
C’est le ministre algérien de la Formation et de l’Enseignement professionnels, Merabi Yacine, qui a ouvert le bal en intimant l’ordre à son personnel de n’utiliser que l’arabe dans les tâches administratives et dans l’enseignement. Le ministre a même pondu une note dans ce sens. Yacine s’est drapé de la Constitution et des usages au sein de la société algérienne pour clamer que le français n’avait plus sa place dans les administrations.
Le ministre de la Jeunesse et les Sports, Abderezak Sebgag, a embrayé, dans les mêmes termes : «on a fait que ce qu’il fallait faire. On a juste demandé de faire usage de la langue nationale dans les correspondances officielles. Et c’est ça le fondement et l’origine, que vous le vouliez ou pas», a-t-il asséné. Il a indiqué : «à l’exception de certains secteurs qui font usage du français sous prétexte qu’ils traitent les choses techniques nécessitant l’usage de langues étrangères… pour ce qui est de notre secteur, on ne risque pas d’avoir ce genre problème. C’est un secteur qui est géré par les jeunes appartenant à la génération de l’indépendance, donc ils maitrisent tous l’arabe. C’est un acquis pour nous, et ce, afin de valoriser la langue nationale», rapporte Algérie360.
La France va en faire des cauchemars, mais ça n’empêchera pas aux autorités algériennes de dormir. Alger a déjà commencé à changer de braquet en lorgnant des partenariats avec la Turquie, la Chine, etc. Que voulez-vous, quand on a la manne céleste de l’or noir qui vous tombe dessus, tout est permis. Ou presque.
Photo : ECPAD - Les généraux Zeller, Challe, Salan et Jouhaud, auteurs d’une tentative de putsch à Alger, avril 1961.
À partir de 1960, les fractures apparaissent de plus en plus nettement dans l'armée française. La « semaine des barricades », en janvier 1960, constitue un premier avertissement, lorsque les Européens d'Algérie activistes élèvent des barricades dans Alger. Mais ils n'obtiennent qu'un soutien très relatif de l'armée. Le procès du réseau Jeanson et le « manifeste des 121 », signé notamment par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en septembre 1960, légitiment quant à eux la désobéissance contre la guerre d'Algérie. La rupture au sein de l'armée apparaît avec le putsch des généraux, en avril 1961. Les militaires partisans de l'« Algérie française » prennent le pouvoir en Algérie et tentent de renverser le régime. Néanmoins, les activistes ne trouvent pas le soutien escompté au sein de l'armée, notamment auprès des appelés du contingent, dont certains entravent l'action des putschistes. De plus, ces conscrits sont soutenus par le général de Gaulle qui appelle, dès le 23 avril, à empêcher les putschistes d'agir. La fin de la guerre se fait dans une tension croissante entre les partisans de l'Organisation armée secrète (OAS), favorables à la poursuite de la guerre pour garder l'« Algérie française », et les loyalistes, qui soutiennent le gouvernement et regroupent la majorité des appelés. À partir du cessez-le-feu du 19 mars 1962, l'OAS considère même l'armée française comme une force d'occupation. Quelques jours plus tard, elle assassine six appelés.
« Il y a des cons instruits ! »
« Le sous-lieutenant responsable du bureau des problèmes humains qui était absent depuis mon arrivée à l'escadron est de retour. C'est un appelé, ingénieur dans le civil. Quand je me suis présenté à lui, j'ai eu droit à un discours sur la défense des valeurs de la civilisation occidentale. Il m'a affirmé que les habitants de Sidi El Ghézali comme la population musulmane dans son ensemble étaient avec l'armée française. Ce n'est pas le point de vue de l'infirmier qui fait des tournées au village, même si lui-même y est très estimé. Le sous-lieutenant a pourtant fait des études... Il y a des cons instruits ! »
> Lettre de Bernard Bourdet, le 11 avril 1961. Bernard Bourdet, dans son Journal, montre que la question de la défense de l'Occident et de l'« Algérie française » transcende les catégories, puisque l'officier qui lui tient ce discours est un appelé du contingent. De plus, celui-ci se trompe totalement sur l'état de la situation : le village dont il est question se révélera totalement noyauté par le FLN et tout acquis à l'indépendance...
Vivre le putsch d'Alger, heure par heure...
« Ma Colette que j'aime, quelle curieuse journée. Ce matin, je mets Radio Alger : silence. Je me suis tout de suite dit qu'il y avait quelque chose puis : "Événement grave à Alger". Quoi penser après une journée de mutinerie d'une toute petite fraction de l'armée et de quatre guignols sur le retour d'âge et de la raison (ce qui est plus grave). Je ne sais pas si tu prends Radio Alger mais ils ont créé un état-major prenant toutes les responsabilités et ont passé des discours des quatre grands ! Ici, la réaction a été considérable, les pieds-noirs ont crié "Hourrah !", sauf ceux qui raisonnent un peu. Ici, la grosse majorité considère que c'est une grosse connerie. Attendons. »
> Lettre de Jean-Pierre Desffontaines, 21 avril 1961.
Les conscrits face au putsch des généraux (21 avril1961)
« Écoute des informations à "Radio France" [il s'agit en fait de Radio Alger, contrôlée par les putschistes, NDLR]. Ils nous engagent à ne plus obéir au gouvernement français. Le travail se réduit à la présence des hommes. Commentaires divers sur la situation. L'atmosphère est tendue. Les prises de position commencent : beaucoup ont décidé de cesser tout travail. En fin de matinée, un avion espagnol de l'Aviaco se présente à l'EAM. En descendent [...] Salan et Susini. Le colonel de la base les accueille à bras ouverts. Un capitaine donne l'accolade à Salan. Sous le hangar du 3/62, sous-officiers et hommes de troupe regardent sans rien dire, avec une attitude de réprobation. Les officiers tentent de les disperser. [...]. Les bérets rouges se sont révoltés la veille au soir contre leurs officiers. [...]. Ce sont pour la plupart des soldats du contingent. [...] Le soir : situation calme, cependant très lourde. En ville, rien de spécial. La majorité des nôtres écoutent Europe 1, Monte Carlo, Luxembourg ou Paris Inter. À 20 heures, allocution du général de Gaulle. De ce discours, nous retenons l'ordre de ne pas obéir aux chefs insurgés quelles que seront les missions demandées : opérationnelles, maintien de l'ordre ou administratives, ceci afin d'éviter de pénibles traîtrises. Nous avons d'ailleurs confirmation de cette hypothèse le lendemain. Chacun se sent soulagé d'avoir enfin un ordre certain qui fixe la ligne de conduite. Discussions dans les chambres, dans les foyers, etc. Chacun organise la journée du lendemain. »
> Jacky Schweitzer, dimanche 23 avril. Jacky Schweitzer nous a aimablement communiqué quatre pages dactylographiées, sur lesquelles ses camarades de régiment et lui ont tapé ce qu'ils ont vécu sur la base aérienne de Maison Blanche, près d'Alger, lors du putsch du 21 avril 1961.
Un sous-off sans illusions
« Notre sous-lieutenant s'étant cassé la cheville en sautant l'autre jour de l'hélicoptère, le commandement de la section est passé à l'adjudant de compagnie. Moins distant, moins prétentieux, ce rempilé nous plaît davantage. Il a plus d'expérience, ayant "fait l'Indo" ; et puis il est plein de sagesse, sans illusion : "Vivement que cette guerre finisse." Il ne se croit pas obligé de faire fouiller le chargement des Kabyles qu'on rencontre avec leurs ânes : « À quoi bon ? » Dans le maquis on se contente de chercher un passage entre les épines sans ratisser. »
> Jean-Claude Widmann, Port-Gueydon [auj. Azeffoun], le 4 mars 1962.
La révolte des appelés du contingent
« Le capitaine et les gradés du 4e escadron ne s'en tiennent plus à la propagande. Ils viennent d'installer [...] un commando OAS, commandé par un ancien adjudant-chef de la Légion. »
5 mars 1962 « Le poste de Reyder et l'escadron sont un véritable noyau OAS [...] Le sous-lieutenant de Reyder (un appelé pourtant !) est tous les jours "sur le terrain". Il a réclamé avant-hier à l'infirmier des pansements individuels, des seringues, des médicaments, pour les emporter. L'infirmier a refusé de donner quoi que ce soit [...]. »
12 mars « Les habitants de Dar El Beïda savent qu'il y a un commando de l'OAS non loin d'ici. Les bergers ne s'aventurent plus dans le djebel. Le soir, on met la fourche derrière la porte, et les sentinelles de l'autodéfense, cette fois, sont vigilantes. Après 7 ans de guerre, la peur est encore présente. [...]. La nuit dernière la tour radio de Reyder a été harcelée par un tir de mitrailleuse. Les deux radios l'ont échappé belle. Le tir avait sans doute été repéré pendant le jour [...]. »
15 mars « L'attaque de la tour radio de Reyder a bien été faite par l'OAS, pour donner un avertissement aux appelés qui avaient refusé de faire les vacations. Une patrouille a retrouvé les étuis de la mitrailleuse. C'étaient les munitions que l'escadron avait lui-même transportées. Pendant le harcèlement, le sous-lieutenant de Reyder ordonnait aux harkis de tirer en l'air. Quant à la riposte au mortier, les obus étaient tombés dans l'oued. À l'escadron, hier, les appelés criaient : "OAS assassins ! Fascistes au poteau !" Le sous-lieutenant qui remplace le capitaine ("à l'hôpital") a sèchement déclaré : "Si vous continuez ainsi, je vous préviens qu'il vous arrivera ce qui est arrivé aux radios de Reyder." »
> Journal de Bernard Bourdet. Après le putsch, l'OAS s'implante en Algérie. Elle s'assure d'abord le soutien de la population pied-noire puis se lance dans des actions terroristes à partir du début de l'année 1962. Enfin, elle commence à organiser des maquis, surtout dans l'Ouest algérien. Cet extrait montre la tension qui règne entre les militaires français et les soldats déserteurs de l'OAS. Il révèle aussi que quelques appelés se rangent à leurs côtés...
Une guerre sans front La vraie guerre quand même Par des héros sans nom, A l’âge des « je t’aime ».
Ils ont dormi longtemps, ces maux de l’Algérie, Comme un bruit défendu, un flot que l’on charrie. Nous étions jeunes alors, nous étions au printemps. Notre automne est venu : de parler il est temps.
Un siècle avait coulé où nous étions les maîtres, Ce jour de la Toussaint vint secouer nos êtres. O le déchirement du bateau qui partait ! Entre le ciel et l’eau l’inconnu s’apprêtait.
Au-delà des ses peurs chacun a trouvé place Et les coeurs ont battu et vieilli les audaces. Le premier blessé, le sang qu’on a frôlé, Les retours de nos morts, les cris des rappelés !
Si l’on fait le bon cidre en broyant tant de pommes, Quel fut le résultat... en broyant tous ces hommes ? Les rires ou colères ont-ils vu augmenter, Avec notre amitié, la part d’humanité ?
Tandis que cheminaient nos consciences et l’Histoire, Dans la brume de guerre, s’emplissaient nos mémoires. Puis nous avons connu, au milieu des périls, Le non des transistors aux félons de l’Avril.
Vint un signe de l’eau : Evian, pour le silence, Pour des soupirs de mère et le retour en France. Certains ont cru ce jour aube de libertés mais il menait encor à d’autres cruautés.
Autre guerre sans front Mais la guerre quand même - par des ombres sans nom A l’âge des « je t’aime ».
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Maxime Becque, (2 000) Ancien d’Algérie
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. . Le printemps vient de s’annoncer Avec sa végétation verdoyante
Ils (les colonialistes) ont la voie libre à nos approvisionnements Pour nous permettre de vivre à l’aise
L’appât de De Gaulle ne nous attire plus Eisenhower en personne, ne peut nous convaincre
Nous approchons de la saison d’été, Saison de sécheresse
L’affaire des « bleus) est annoncée, Nos tombes sont toutes préparées.
En fait, il s’agit d’un complot, Auquel même des chefs ont pris part
Nous y voilà ! c’est déjà l’Automne La force de De Gaulle s’est mise en branle
Croyant (De Gaulle) Nous réduire par la force, Eisenhower, s’est interposé
Au Sahara (désert), le pétrole a jailli L’Amérique le convoite
L’hiver s’installe avec sa vigueur Pénombre et étoiles se confondent
Que de forces (armées) ! Ils ont déversé sur nous Y compris des paras (parachutistes)
Ils exterminent nos animaux domestiques Au mousqueton et au garant (fusil)
Notre emblème national se hissera Jamais, il ne se sera mis en berne
Il se pavanera à Alger, la capitale Il gravira nos montagnes
Par le mérite de nos martyrs, il réapparaitra Grace aussi aux larmes de nos veuves .
Si Hadj Mohand Aini né en 1918
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Nuit algérienne
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La guerre faisait rage en terre algérienne, Le djebel hostile dressait ses cimes nues, La lune dans le ciel immobile et sereine, Eclairait le désert de sa lumière crue, Que coiffaient çà et là quelques rares palmiers, Les armes des soldats, vigilance opportune, Rappelaient les dangers à ne pas oublier ! Soudain la palmeraie, oasis de quiétude, Résonna sèchement de rafales multiples, d’une soirée troublée véritable prélude, Des rebelles hardis nous avaient pris pour cible ! L’ambiance changea presque instantanément, Les balles à présent sifflaient à nos oreilles, Subirions-nous l’assaut qui semblait imminent, Que chacun redoutait après des nuits de veille ? L’alerte fut rapide et la réponse franche, Des éclairs maintenant jaillissaient du fortin, Semant la confusion, là-bas, entre les branches, Et peut être la Mort, nous le saurions demain ? Le ciel s’illumina de fusées éclairantes, Causant à l’ennemi un désarroi certain ; Elles montraient pour moi lenteur désespérante, Avant de disparaître, ailleurs, dans le lointain ! Pour un temps plus de tirs, plus de coups menaçants, Un silence imprévu autant qu’inexplicable, Questionnement soudain, sans réponse, agaçant Ennemis disparus ou desseins insondables ? Pas plus tôt le fortin plongé dans la pénombre, Un feu nourri reprit presque immédiatement, Des rebelles tapis nous ignorions le nombre, Nos soldats faisaient front très courageusement ! Je connus un moment de rare indécision, Mesurant d’un seul coup dangers environnants, Dans mon esprit troublé désordre et confusion, Quand le présent requiert des ordres pertinents ! Fallait-il regagner les postes de combat, Entourant la mechta pour plus de protection, Ou rester dans nos murs, impérieux débat, Subir possible assaut, lourde interrogation ? Mon adjoint, vieux briscard rescapé d’Indochine, Me tira, Dieu merci, de ce grand embarras ; Nous resterions sur place et sans courber l’échine, Ensemble et bien groupés poursuivrions le combat ! Quand le silence vint après de longs échanges, Quand le désert reprit son aspect fascinant, Mes hommes dont je veux chanter haut les louanges, Retrouvèrent sang froid et calme impressionnant ! Seul je m’interrogeai sur la folie des hommes, Sur la Guerre stupide et sur tous ses méfaits, Elle qui de malheurs n’est jamais économe, Aurai-je assez de voix pour mieux la dénoncer ?
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Sous-lieutenant Durando René ; Aïn Bou Zenad, le 30 septembre 1960.
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Mon Lt,
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Pourquoi voyons-nous tant d’injustices et misères ? Sur tous les continents des gens souffrent sur terre. Chacun trouve mille raisons d’avoir raison Car l’humain n’aime pas se remettre en question. Sa fierté accepte mal les remises en cause Malgré son savoir et les moyens dont il dispose. Tares et mille boulets le freinent en son essor Depuis la nuit des temps, il est frêle et se croit si fort !
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Fellagha mon frère,
Fellagha, mon frère, je te reverrai toujours Dans la faible clarté du petit jour ! S'annonçait un beau jour d'hiver Près du village de Zérizer. C'était, si ma mémoire ne flanche, Au lieu-dit de la « ferme blanche ». Ô Fellagha, mon frère, je te revois tous les jours Dans la faible lueur du petit jour ! Les chasseurs de Morritz t'ont tiré hors de la Jeep Où tu gisais, mains liées dans le dos Et le nez contre les rangers des soldats. A quoi pensais-tu, pendant cet ultime voyage ? A tes soeurs, à tes frères, à tes parents, A ton épouse, à tes enfants Restés seuls là - bas dans la mechta ? Pensais-tu à tes compagnons d'infortune Aux vies sauvées par ton mutisme, Ou bien priais-tu, Allah ton Dieu ? Un des soldats t'a bousculé jusqu'au milieu de la cour. Le P.M a aussitôt craché sa salve mortelle. Tu t'es affaissé sans un cri. Dans un gourbi proche, des enfants, Dérangés dans leur sommeil, se mettent à pleurer. Une à une les étoiles s'éteignent Dans le ciel sans nuage La journée sera belle ! Ô Fellagha, mon frère, je te reverrai toujours Gisant au milieu de la cour Dans la faible clarté du petit jour.
A. Roulet, appelé du contingent.
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extrait de « La vie de soldats bretons dans la guerre d'Algérie »
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La guerre d'Algérie
Mon père, je l'ai écoutée cent fois, mille fois, ta guerre. Elle revenait te hanter souvent, les longs soirs d'hiver. Je sens encore le parfum des orangers, la chaleur du désert, Mais aussi les horreurs qui t'ont fait oublier tes prières.
J'étais enfant et j'écoutais tes récits, sagement, Ils m'ont fait comprendre combien l'homme est un tyran, M'ont donnés des frissons avant que j'ais l'âge de raison. Les tortures, les gamelles, tirailleurs marocains, rations.
Tes mots raisonnent encore en moi, et j'ai vu ton regard, Cent fois, mille fois tes yeux étaient repartis là-bas, hagard. Des scènes indescriptibles, le goût de la mort te poursuivra A jamais. Dépression post-algérie, les soldats ne parlent pas de ça.
Tu étais beau jeune homme et la vie devant toi, pleine de promesse, Mais cette guerre t'a maudit, fait tourner la tête, rempli d'ivresse. Je me demande parfois pourquoi les chants arabes me plaisent tant, Quelques mots me reviennent aux senteurs des parfums d'orient.
Tu m'a si bien dépeint ce pays aux accents de velours, Que tu as embrassé de tes bras de vingt ans avec amour Après une longue traversée un cargo vous déversant Ondée de jeune recrue à ces nouveaux vents grisants.
Mon père, je l'ai écoutée cent fois, mille fois ta guerre. Je n'ai d'elle que quelques photos et des récits les longs soirs d'hiver, Où je t'écoutais sagement avec mon regard d'enfant, innocent. Tes récits de l'enfer où tu t'en es sorti, psychologiquement, survivant.
Alors vint une grande saison de l'Histoire Portant dans ses flancs une cargaison d'enfants indomptés qui parlèrent un nouveau langage et le tonnerre d'une fureur sacrée On ne nous trahira plus, on ne nous mentira plus, on ne nous fera pas prendre des vessies peintes de bleu,de blanc et de rouge pour les lanternes de la Liberté : Nous voulons habiter notre nom vivre ou mourir sur notre terre mère. Nous ne voulons pas d'une patrie marâtre et des riches reliefs de ses festins. Nous voulons la patrie de nos Pères la langue de nos Pères la mélodie de nos songes et de nos chants sur nos berceaux et sur nos tombes. Nous ne voulons plus errer en exil dans le présent,sans mémoire et sans avenir Ici et maintenant nous voulons vivre libres à jamais sous le soleil,dans le vent la pluie ou la neige, au sein de notre patrie:l'ALGERIE.
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Jean El Mouhouv AMROUCHE, née le 7 février 1906 à IGHIL ALI (Petite Kabylie), décédé le 16 avril 1962
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SERMENT
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Je jure sur la raison de ma fille attachée hurlant au passage des avions Je jure sur la patience de ma mère Dans l' attente de son enfant perdu dans l' exode Je jure sur la bonté d Ali Boumendjel Et le front large de Maurice Audin Mes frères mes espoirs brisés en plein élan Je jure sur les rêves généreux de ben M' Hidi et d' Inal Je jure sur le silence des villages surpris Ensevelis à l' aube sans larmes sans prières Je jure sur les horizons élargis de mes rivages A mesure que la plaie s' approfondit hérissée de larmes Je jure sur la sagesse des moudjahidines maîtres de la nuit Je jure sur la certitude du jour happé par la nuit transfigurée par l' aurore, Je jure sur les vagues déchaînées de mes tourments Je jure sur la colère qui ,embellit nos femmes Je jure sur la haine et la foi qui entretiennent la flamme Que nous n' avons pas de haine contre le peuple français.
Dès le début de la guerre, la République s'est fixé comme objectifs de pacifier et de réduire les inégalités, afin que les Algériens reprennent confiance dans la France. En 1955 furent créées les sections administratives spécialisées (SAS). Elles contrôlaient la population, remplissaient une mission de propagande et collectaient des renseignements, parfois par la force. Avant tout, cependant, elles délivraient une action sanitaire, sociale et économique. Dans ce cadre, certains appelés ont servi comme enseignants dans des classes, d'autres ont été employés comme médecins ou, plus fréquemment, comme infirmiers. Les SAS avaient une action socio-économique de développement des villages, d'aide aux plus démunis... Le personnel des SAS faisait l'objet de sentiments ambivalents de la part des Algériens. Il répondait à des besoins essentiels, particulièrement en matière médicale. Mais la population algérienne était sous la pression des combattants de l'ALN, qui s'en sont d'abord pris aux SAS, avant d'accepter davantage la présence des équipes médico-sociales et des instituteurs : la formation et la santé des Algériens serviraient le pays une fois l'indépendance acquise...
« Quand on voit leurs conditions de vie... »
« Tous les matins je pars à 7 heures de Géryville en convoi jusqu'à Kef El Ahmar [...] et là je soigne les Arabes [...]. Aujourd'hui, nous n'avons pas arrêté un instant à deux infirmiers et un toubib qui n'est là que quelques jours par semaine, il vient d'un poste à 40 km de là. Métrite, ganglions tuberculeux avec abcès, énormes abcès, gosses affreusement rachitiques et déshydratés avec début de purpura, et alors impétigos en pagaille, des gosses dont le crâne n'est qu'une croûte, bronchites, trachomes... Mais quand on voit leurs conditions de vie... La nuit il fait très froid sous les tentes, ils sont sous-alimentés au possible, troupeaux encore plus insuffisants qu'avant, et inconscience des militaires. »
> Lettre de Xavier Jacquey, le 15 janvier 1959. Le séminariste Xavier Jacquey est appelé au service militaire en 1957, d'abord en Allemagne puis en Algérie, dans le Sud oranais. Il a publié son témoignage chez L'Harmattan en 2012.
Une école sans fenêtre
« Le commandant de compagnie ouvre une école et un dispensaire dans l'ancienne épicerie. Je suis nommé instituteur ainsi que Jean C. Le premier jour, j'enregistre une cinquantaine de présences. Nous irons jusqu'à 65, tous à peu près fidèles. Les conditions d'installation sont des plus précaires. L'école étant détruite, nous nous installons dans une maison sans fenêtres. Il faut donc laisser les portes ouvertes si l'on veut avoir de la lumière ; résultat, impossible de chauffer. [...]. Certains jours, nous claquons des dents et c'est pitié que de voir les mignonnes frimousses qui me regardent avec de grands yeux désespérés : "M'sié, je suis froid ; la main écrit pas." Nous allongeons les récréations pendant lesquelles nous les faisons remuer le plus possible. »
> Stanislas Hutin, le 3 janvier 1956.
« L’armée pacifie, l’armée construit » ?
« J'ai lu sur des affiches : "L'armée pacifie, l'armée construit". Qu'a-t-on fait, effectivement, à Sidi El Ghézali, depuis cinq ans ? On a commencé par chasser les habitants du djebel et par les regrouper [...]. Mais on a oublié de leur procurer des moyens d'existence, leur interdisant de retourner sur leurs terres pour faire paître les bêtes ou pour cultiver. Les quelques distributions de farine et de semoule [...] n'ont évidemment pas empêché la misère et le rachitisme. On a envoyé plusieurs familles à la CAPER (coopérative) où elles ont trouvé du travail et une vie plus décente. Heureuse initiative certes, mais c'est le village entier qu'il aurait fallu transformer en CAPER. Dans les foyers où le père, compromis avec le FLN, a été arrêté, je me demande comment la femme et les enfants, pourtant irresponsables, font pour subsister. On a fait une école, un cercle féminin, une infirmerie, très bien ; mais peut-être aurait-il fallu se soucier des moyens d'existence [...]. »
> Journal de Bernard Bourdet, le 8 juin 1961. On décrit ici des actions positives mais menées au prix de déplacements massifs de population, avec la création des « zones interdites », qui empêchent les Algériens de cultiver leurs champs. Les personnes regroupées dans les camps sont totalement dépendantes de l'armée française.
« Mon lieutenant... »
« Lieutenant, J'ai l'honneur de vous écrire ces quelques lignes pour vous faire savoir de mes nouvelles qui sont en bonne santé, et parfaite également. Je vous donne un grand bonjour et vous souhaite bien. J'espère qu'un jour vous viendrez nous voir. Vous avez nous fait des progrès. J'accepte avec plaisir vos offres si flatteuses pour moi. Je suis très content de vous connaître.
Mais quand vous êtes partis (sic), nous sommes pas très contents car le lieutenant Jorno n'es pas comme vous. Maintenant, je fais des progrès. Cette année je passerai le CEP. J'aurai un bon métier. Je travaille pour ma vie. J'ai rien à vous dire. À bientôt, mon lieutenant. »
> Boukahous, le 27 juin 1961. Jean-Pierre Desffontaines, jeune ingénieur agronome, part pour l'Algérie en 1959 comme instructeur au centre de formation de la jeunesse algérienne de Bourkika, près de Blida. Lorsqu'il retourne en métropole, en 1961, il reçoit des lettres de ses anciens élèves, dont celle-là (orthographe et syntaxe respectées).
Une école bien accueillie par les villageois et le FLN !
« Il y a trois bonnes semaines que je fais la classe, un groupe de 35 mouflets le matin et autant pour un second groupe l'après-midi. Il a fallu se bagarrer pour obtenir un peu de matériel mais je me débrouille [...]. Un tiers environ des enfants vont à l'école. Les autres gardent les troupeaux ou sont occupés à divers travaux. De toute manière, il n'aurait pas été possible de les prendre tous. Les parents ont plutôt bien accueilli l'ouverture de l'école. Le chef du village m'a aidé à convaincre certaines familles d'y envoyer leurs filles. J'ai rencontré moins de difficultés que je ne l'avais imaginé avec des élèves ne parlant pas le français [...].
Au début, il a fallu leur apprendre les mots essentiels pour communiquer et ils y ont mis beaucoup de bonne volonté. Une petite leçon sur la propreté a été prise très au sérieux car maintenant ils viennent avec la frimousse impeccable et ils adorent se laver les mains à notre robinet de barrique [...]. Après la classe, il y a souvent des civils qui m'attendent pour une permission, une lettre à faire, quelque chose à demander. J'essaie de les arranger au mieux avec les interdictions et les règlements de l'armée. Ils me font confiance parce que je les respecte.
Le rôle d'"écrivain public" est particulièrement intéressant parce qu'on entre dans l'intimité des familles, on finit par devenir leur confident et cela crée des liens. L'école, une ancienne ferme, est assez loin du poste, de l'autre côté du village. Bien entendu, je ne prends jamais d'arme. Si les maquisards voulaient tenter quelque chose contre moi, ce serait facile, mais je ne pense pas qu'ils en aient l'intention. »
> Journal de Bernard Bourdet, 14 novembre 1961. Affecté près d'un camp de regroupement, il est enseignant, infirmier, écrivain public... Il est aidé par le chef du village, qui n'est autre que le responsable du FLN, ce qu'il apprendra au cours de son séjour. L'indépendance approchant, il craint moins l'action de l'ALN que celle de l'OAS.
Des barbelés et des fusils
« Je visite deux fois par semaine, avec le médecin, un camp de regroupement d'environ 1 200 personnes. Le camp est situé sur un plateau sans aucune végétation où règne une chaleur étouffante. Le sirocco souffle toujours, traînant des tourbillons de poussière. Tous les enfants ont les yeux gonflés et purulents. L'état hygiénique est lamentable, tant l'eau est rare. Il y a une distribution de semoule par mois. Les gens ont le droit d'aller deux fois par semaine cultiver leur terre mais, comme ces terres se trouvent à dix ou quinze kilomètres, il reste bien peu de temps pour travailler, d'autant que le couvre-feu intervient à six heures du soir. [...] Des familles de vingt personnes vivent dans des baraques en torchis de six mètres sur trois. Nous rencontrons toutes les maladies [...]. Nous soignons pendant huit heures chaque semaine, mais il faudrait être là constamment. Combien de fois avons-nous emmené à l'hôpital des enfants déshydratés, près de mourir [...]. La première vision du monde qu'ont les enfants, c'est celle des barbelés et des fusils. La résignation se lit dans leurs yeux. Ils jouent, par habitude. Les femmes se disputent. [...] Les hommes sont emmenés les uns après les autres. Ils sont soupçonnés de renseigner les rebelles. »
> Lettre de Benoist Rey. Né en 1938 dans une famille bourgeoise antidreyfusarde, antisémite et pétainiste. En opposition croissante avec son milieu, il devient ouvrier typographe avant d'être appelé au service militaire en 1958. Affecté dans un commando de chasse, il raconteson expérience dans Les Égorgeurs, publiés aux Éditions de Minuit en 1961.
En septembre 1959, quand l'appelé Benoist Rey débarque en Algérie, Il a vingt et un ans. Parce qu'il était apprenti typographe et, qu'à l'atelier, ses camarades en parlent..., parce qu'il avait le cœur " à gauche " et avait participé à quelques manifs contre la guerre d'Algérie..., parce que son meilleur pote lui avait conseillé de déserter, il n'était pas tout à fait sans savoir. Mais Il avait envie d'aller voir. Aussi, après des classes " mouvementées " en Allemagne, on l'envoya " voir " dans un régiment d'infanterie semi-disciplinaire. Pendant une année, l'infirmier Benoist REY eut l'occasion de voir. Ce livre est le journal de bord de ce voyage au bout de l'enfer, du cauchemar, de l'horreur et de la honte. Il nous décrit sans ambages le quotidien de meurtres, de viols, de pillages, d'incendies, de destructions, de tortures, de sadisme, d'imbécillité..., d'une armée composée d'engagés et... d'appelés. Il nous conte par le menu le " comment " des braves gens de ploucs ordinaires se transforment pou à pou en bouchers psychopathes. Il nous raconte l'insupportable de l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Ce livre, publié aux éditions de Minuit fut saisi dès sa sortie, en avril 1961. A l'heure où l'OTAN (et donc, l'armée française), essaye de nous faire le pion de la guerre propre et où un petit dictateur serbe dit et fait exactement ce que disaient et faisaient le gouvernement et l'armée française en Algérie, il nous a semblé opportun de republier ce livre " maudit ". Outre qu'il est d'une écriture extraordinaire de dépouillement et constitue une œuvre littéraire majeure, ce livre nous rappelle, en effet, que toutes les guerres ont toujours été, sont et seront toujours des abominations, et que toutes les armées et tous les soldats du monde ont toujours été, sont et seront toujours des " égorgeurs ". Que ce livre ait obtenu le grand prix " Ni dieu ni maître " 1999, n'est, donc, que justice... Libertaire.
« La condition de la femme »
« Il est question de créer à Sidi El Ghézali un cercle féminin. Les femmes du village y viendraient apprendre la couture, comment s'occuper d'un bébé, comment tenir un foyer... sous la conduite d'une monitrice musulmane. Elles auraient ainsi l'occasion de se voir et de parler. Nous nous sommes malheureusement heurtés à l'hostilité des hommes qui refusent de laisser sortir leurs femmes du gourbi. Il a fallu élever la voix, parfois même menacer, pour que les mâles se résignent enfin à laisser aller leurs épouses. Elles semblaient réellement heureuses de pouvoir s'évader quelque peu et bavarder.
La condition de la femme, dans cette région, est ce qui nous révolte le plus. À partir de quatorze ans la jeune fille est littéralement séquestrée dans la mechta de son père. Mariée ou plutôt vendue très jeune, elle devient ensuite la véritable esclave de son mari qui n'a pas moins, quelquefois, de 20 ou 30 ans de plus qu'elle. Beaucoup de femmes ne sortent presque jamais du gourbi avant d'être vieilles. Si elles se rendent au marabout, les jours de fête ou pour les enterrements, c'est toujours voilées et en groupe.
Quand nous entrons dans un gourbi, avec l'interprète musulman, les femmes se cachent le visage. Si l'interprète n'est pas avec nous et qu'il n'y a pas d'homme dans la mechta, elles restent au contraire dévoilées et sont très sympathiques. Nous avons affaire ici à une population très arriérée [...]. »
> Journal de Bernard Bourdet, 12 avril 1961. Les SAS avaient aussi comme objectif la promotion de l'émancipation des femmes, surtout dans les campagnes. Mais cette marche à l'émancipation (notamment marquée par l'octroi du droit de vote aux femmes algériennes, en 1958), en étant portée par la puissance coloniale et parfois de manière forcée, a aussi conduit à des mouvements de refus ou de repli.
Guy Beaujard n'a que 18 ans quand, en 1959, il quitte son Jura natal pour rejoindre les collines de Kabylie. L'ancien enfant de troupe, qui a refusé de venir se battre contre les « fellagas », livre un autre combat: contre l'illettrisme. Logé dans le fortin de Tifrit N'Aït Oumalek, avec les soldats français, il fait la classe aux enfants du village et sert d'écrivain public à leurs parents. Dans les montagnes environnantes se cachent les troupes de l'Armée de libération nationale, notamment le célèbre colonel Si Mohand Ouel Hadj.
Dès son arrivée, le jeune instituteur manque de mourir dans une embuscade tendue par le fils du colonel. C'est pourtant ce dernier, ardent défenseur de l'instruction (il rêvait d'une école dans chaque village), qui lui sauvera la vie lorsque, en 1962, l'armée française l'abandonne sur place. Cinquante ans plus tard, Jean-Yves Jeudy et Agnès Poullin filment les retrouvailles émouvantes du schirh (l'enseignant, en kabyle) avec ses anciens élèves. Guy Beaujard parcourt les ruines et feuillette l'album de sa jeunesse, celui de toute une génération traumatisée par les « événements ».
L’instituteur Guy Beaujard fait citoyen d’honneur
de Moknéa
Déserteur de l’armée française ayant refusé une ambitieuse formation militaire le destinant à un grade d’officier des colonies en 1958, il était venu «faire la guerre à la guerre» comme volontaire en 1959 en Kabylie au village Tifrit Naït-Oumalek, puis à Ifigha avec comme seules armes la lecture, le calcul et l’écriture et comme bagages une valise en carton et sa tenue civile, clouant au pilori le programme officiel pour dispenser un enseignement ouvert sur l’universalité. «Je ne suis pas venu faire la guerre “aux bougnoules” comme vous dites, mais je suis venu instruire les enfants», avait-il rétorqué aux gendarmes qui trouvaient insensé son projet humaniste dans cette région de l' Akfadou où la guerre faisait rage. Cet adolescent qui avait été mis en cellule à l’âge de 3 ans par son gendarme de père «pour tentative d’incendie d’une institution républicaine» alors qu’il avait été surpris en train de jouer avec une boîte d’allumettes sur le perron de la gendarmerie, avait fui ce père autoritaire et une école qui enseignait un programme aux antipodes de ses convictions d’humaniste, c’est Guy Beaujard, qui s’est raconté dans un poignant roman Les couleurs du temps où il dit un cri qui l’étouffait depuis cinquante ans.
Guy Beaujard est revenu en Kabylie cinquante ans après l’avoir quittée en larmes le 23 juillet 1962 sous escorte ordonnée par le colonel Mohand Oul-hadj, chef de la wilaya III historique, qui était allé un jour à sa rencontre en zone interdite à Moknéa, pour lui dire la reconnaissance de la population et du FLN pour tout ce qu'il faisait en direction des enfants qu’il préparait à prendre le relais de l’indépendance.
Guy avait appris l’enfance auprès des enfants de Tifrit qu’il dépassait de quelques années seulement, lui qui avait à peine 19 ans, l’adolescence auprès des adolescents, et la maturité auprès des adultes de ce village. Cinquante ans après, Guy, qui était accompagné à l’occasion par son ami Pierre Crozat, architecte spécialiste des pyramides, a retrouvé quelques-uns de ses anciens élèves comme Idir Mouhache, s’est promené dans les ruelles tortueuses du village dont chaque pierre lui rappelait un souvenir, et revu l’ancienne école qui résonne encore des cris des enfants avides d’instruction et de liberté que le «chikh kabyle» avait su enraciner en chacun d’entre eux, ce qui lui avait valu les sollicitations écrites du FLN/ wilaya III pour revenir enseigner en Kabylie après l’indépendance, courrier dont nous détenons une copie signée par le colonel Mohand Oulhadj. Guy a improvisé une conférence pour les jeunes de l’association du village, assis à même les pierres de cette tajmâat qui l’avait agréé autrefois, et s’est recueilli sur la tombe du colonel Mohand-Oulhadj en compagnie de son fils Mohand Saïd à Bouzeguène après avoir été reçu par sa famille à Alger.
A Tizi-Ouzou où il a été l'hôte du P/APW, Guy Beaujard, qui a dédicacé son livre, s’est intéressé à l’exposé de Mahfoud Belabbas sur la situation de l’éducation dans la région et sur les efforts déployés par cette wilaya qui détient l’un des plus forts taux d’admission au Bac au niveau du pays. L'instituteur devenu écrivain s'est ensuite arrêté à la maison de la culture Mouloud Mammeri. A Moknéa, autrefois zone interdite, que l’auteur français a dépeint en termes glorieux dans son livre, il a été fait citoyen d’honneur par le comité de village lors d’une émouvante cérémonie durant laquelle un des anciens élèves a raconté comment il avait été soigné d’un furoncle qu’il refusait de faire traiter à l’infirmerie de la SAS d’Ifigha, où Guy s’est aussi souvenu du postier, le Chahid Aliane Mohand-Larbi qui aidait à poster des courriers confidentiels rédigés par Guy aux familles. Ce voyage initiatique est jalonné de souvenirs qui revenaient en cascades de larmes que le «Chikh kabyle», dont le convoi dont il faisait partie avait été accueilli par une embuscade meurtrière en 1959 à Ifigha, n’a pas su retenir dimanche à la télévision, lors de l’émission Tafat de Zahra Ferhati. Des larmes versées pour dire le bonheur de son retour, mais aussi son rejet du colonialisme dont il fut la première victime, lui dont l’histoire «n’est qu’une histoire d’homme qui aime les hommes».
Guy Beaujard et sa classe en 1959-1961
A propos de cette vidéo
Guy Beaujard, fils de gendarme, enfant de Troupe, refuse à 18 ans la carrière militaire et part comme instituteur civil en Grande Kabylie en 1959. La France est alors empêtrée dans cette sale guerre. En juillet 1962, il est oublié par l’armée française. Sous prétexte de le faire prisonnier, le colonel du FLN, Si Mohand ou el Hadj, le met dans le bateau pour la France. Il vient de lui sauver la vie. Retrouvé et invité par ses anciens élèves, ’le Schirh’... (CELUI QUI SAIT)... retourne avec émotion à Tifrit N’Aît Oumalek et à Moknéa en 2010. Il y apprend que l’embuscade subie lors de son arrivée a été montée par le fils du colonel Si Mohand : "Le fils a failli me tuer et le père me sauve la vie, c’est une belle histoire". Ce film documentaire retrace l’accueil chaleureux qui lui a été offert et ravive les mémoires.
Je vous conseille de visionner cet extraordinaire reportage, regardez dans son intégralité cette remarquable histoire vraie de l'instituteur Guy Beaujard.
Officiellement, 23 196 soldats français ont trouvé la mort en Algérie. La Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (Fnaca), la plus importante association d'anciens combattants de la guerre d'Algérie, dénombre cependant plus de 28 000 soldats tués au cours de la guerre. Plus d'un tiers des morts du côté français sont dus à des accidents, mais ceux-ci peuvent masquer des suicides ou des comportements à risque adoptés par les soldats dans une situation de tension. Par ailleurs, le nombre de 60 000 blessés du côté français ne tient pas compte des blessures psychologiques, largement minorées : le stress post-traumatique n'a été pris en compte dans le cadre militaire que tardivement. Il faut encore ajouter que des personnes ont été irradiées au cours des essais nucléaires dans le Sahara à partir de 1960. Depuis la loi du 6 décembre 2012, le souvenir des soldats français morts en Algérie peut être commémoré le 19 mars.
Les mines
« Bien chère Aurore, [...] j'ai terminé un troisième film, j'espère qu'il sera bien. Dans ce film, s'il n'est pas trop gâché, il y a une scène auquel je tiens particulièrement. Je te raconte. Tout cela évidemment, n'en parle pas à ma mère. En remontant du sud à ici, il y avait deux jours de voyage. Aussi bien par le train que par la route. Le premier janvier, à 18 h 15 exactement, le train où nous étions entassés dans des wagons à bestiaux a sauté sur une mine. Il n'y a eu qu'un blessé grave et des blessés légers. Rien que cela, car nous avons eu une chance extraordinaire. Sinon, il aurait dû y avoir au moins plusieurs dizaines de morts, et peut-être moi. Je te raconterai plus en détail en revenant en France. Toujours est-il que moi, aussitôt sauté du wagon, j'ai pris ma caméra et j'ai filmé, alors qu'il y avait encore de la fumée provoquée par la mine. Ce film, dès que tu l'auras, tu m'en parleras en détail. Et évite de le montrer à maman, ou tu lui raconteras des bobards. »
> Lettre du caporal Bernard Henry à sa tante Aurore, Ammi Moussa, le 7 janvier 1959. Bernard Henry, maintenant affectéau 2e bataillon du 93e régiment d'infanterie, témoigne ici du danger permanent que font courir les mines.
Une mort par accident
« Voici une semaine que J... est mort. L'activité n'a pas changé à l'escadron. Nous parlons encore de lui mais la vie efface déjà sa présence. Un accident : il allait chercher un groupe en opération. Il portait des grenades au côté comme tous les chauffeurs. Les grenades ont éclaté, on ne sait pourquoi, lui broyant la jambe et le bassin. Le discours de l'officier qui déposa la Valeur militaire sur le cercueil de notre camarade m'a été insupportable. Il était question de devoir accompli, de mort pour la France. J'ai eu envie de crier que J..., qui ne voulait pas faire cette guerre, n'était pas mort pour la France, mais à cause de la France ! »
> Lettre de Bernard Bourdet, 27 mars 1961. Appelé en 1961-1962 à participer à l'encadrement d'un camp de regroupement, il relate la mort par accident de l'un de ses camarades de régiment, ce qui le révolte profondément.
« Et un capitaine me donna l'ordre de tirer au FM »
« Le lendemain, un incident arrive à la 4e compagnie de notre bataillon. Une radio capte mal un message d'une patrouille de chez eux et crut qu'un car se dirigeait sur eux avec des rebelles. Le car arriva cinq minutes plus tard et un capitaine donna l'ordre de tirer au FM. Le car était à 80 mètres... On retira cinq blessés, dont deux graves ; le car était occupé par des civils. Des gendarmes de Bir-Rabalou arrivèrent sur les lieux (j'étais à côté) ; ils ont déclaré au chauffeur du car : " C'est bien fait pour vous, ça vous apprendra pour la prochaine fois. " Aux officiers ils dirent : " Venez, on va s'arranger pour le compte rendu. " Le lendemain, le journal disait que des coups de feu avaient été tirés d'un car et que la troupe avait riposté. »
> Jean Müller
« Je n’ai pu que lui fermer les yeux »
« Madame, je commande la compagnie à laquelle appartenait votre fils Bernard et c’est de tout cœur que je participe à votre grande douleur. Notre chef de bataillon vous a déjà écrit pour vous relater les circonstances du décès de votre fils. Ma compagnie venait de se heurter à une forte bande retranchée dans un terrain difficile. La section de votre fils était en tête, elle a pris le premier choc et il fallait absolu- ment bousculer les rebelles pour nous éviter une catastrophe. C’est en plein combat qu’il est tombé près de son chef de section dont il était l’homme de confiance. Immédiatement, je suis arrivé près de lui avec l’espoir qu’il n’était que blessé, je n’ai pu hélas que lui fermer les yeux. Frappé dans son élan, il n’avait pas souffert. Combien, Madame, j’ai tout de suite pensé à vous. À son arrivée à la compagnie, il y a environ deux mois, je m’étais entretenu avec votre fils sur sa situation ; il m’avait parlé de vous avec beaucoup d’affection, j’en avais été frappé, imaginant les sacrifices que vous aviez consentis pour lui et ce qu’il représentait pour vous. »
> Lettre du chef de compagnie à la mère de Bernard Henry, SP 88540, le 2 mars 1959. De telles lettres cherchent à rendre moins durs les événements et leur déroulement. Elles mettent des mots sur une si
tuation que les proches du mort tentent d’imaginer, souvent de manière obsessionnelle.
« Je peux voir venir ces messieurs les fellaghas »
« Ma petite maman, [...] en ce moment je n’ai pas beaucoup de loisirs. Je ne sais pas si je te l’ai dit, mais ma compagnie est transformée en “commando”. Donc me voilà transformé en “dur de dur”, avec tous les inconvénients que cela comporte. Sport le matin et judo militaire quand nous ne sommes pas en opérations. J’ai maintenant un nouveau fusil automatique, avec lunette. Comme je suis le moins mauvais tireur dans ma section, j’ai l’appellation de “tireur d’élite”. Avec cette nouvelle arme, je crois être capable de descendre un bonhomme entre 400 et 600 mètres. Comme tu vois, je peux voir venir ces messieurs les fellaghas. Toute la compagnie touche actuellement un nouvel équipement ; nous avons maintenant des treillis bariolés (comme les paras), un poignard (pour d’éventuels corps à corps), et un armement plus important. Comme cela, je suis chouette, mais je préférerais m’en passer, car la vie de commando ne va pas être drôle. Je vais t’envoyer un colis, avec un petit cadeau, et aussi une espèce de nappe que j’ai chipée en fouillant des mechtas, en opérations. Tu en feras ce que tu voudras. Tu me diras quand tu le recevras. [...] »
> Lettre de Bernard Henry, le 23 février 1959. Le caporal Bernard Henry sera tué le lendemain.
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