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Dans le port d'Alger, des appelés du contingent embarquent pour la France, au printemps 1962, peu après la signature des accords d'Évian, déclarant le cessez-le-feu en Algérie.
Pour beaucoup, la fin du service militaire était un moment très attendu : « La quille, bordel ! » fut le mot d'ordre de presque toute une génération. Au point que les appelés sculptaient une quille. Cent jours avant leur libération théorique, les conscrits fêtaient le père Cent, sorte de fête carnavalesque transgressant l'ordre hiérarchique (voir p. 52). Les dernières opérations étaient vécues difficilement, dans la crainte d'un accident tragique. Les « libérables » étaient parfois même dispensés d'opérations lorsque la relève était arrivée. Dès leur retour, les appelés ont dû se réadapter, plus ou moins facilement, à la vie civile. Certains sont parvenus à reprendre immédiatement le travail. D'autres ont mis plusieurs mois à se réinsérer socialement. D'autres encore ont sombré dans l'alcoolisme ou la folie. Officiellement, 23 196 soldats français ont trouvé la mort en Algérie. Depuis la loi du 6 décembre 2012, leur souvenir peut être célébré le 19 mars. Une fois rentré en France, il a fallu passer à autre chose, tenter d'oublier. Mais la mémoire meurtrie des appelés a conduit à des résurgences très fortes, en particulier à l'occasion des débats autour de l'utilisation de la torture. Aujourd'hui, alors que les anciens appelés arrivent à un âge avancé, leur mémoire apaisée les autorise à parler à leurs petits-enfants, afin que les plaies entre l'Algérie et la France enfin se referment.
« Nous les aimions tous, comme des frères »
« Il n'y a plus de poste à Dar El Beïda. [...] Nous avons été prévenus mardi soir que tout devait être déménagé en 24 heures. L'école que nous avions eu tant de mal à installer a été vidée en une demi-heure. Robert et moi, nous avions fait venir les muchos (« enfants ») pour leur distribuer les quelques habits et les babioles qui nous restaient. Plusieurs avaient les larmes aux yeux, et pour nous aussi c'était un moment pénible. Quelques petits élèves en étaient arrivés presque à la lecture courante, mais tout serait oublié bientôt. Nos efforts ! Un coup de pied dans l'eau ! [...] Les fellahs se débrouilleront pour le dégroupement. [...] Les hommes du village, eux, ne pleurèrent pas mais ils vinrent en nombre nous dire adieu et nous souhaiter bonne quille. Combien de fois nous étions-nous révoltés contre les coutumes des fellahs, mais nous connaissions chaque famille, chaque personne, et au fond, nous nous rendions compte que nous les aimions tous, comme des frères. »
> Bernard Bourdet, le 6 avril 1962.
Obéir, sinon...
« Samedi soir on nous annonce une sortie en patrouille pour le lendemain matin. Les anciens dont je suis annoncent qu'ils ne sortiront pas. Je vais voir le "Vieux" avec Bernard, Claude et Louis. Il est couché, il nous renvoie en criant "Vous sortirez". Le lendemain matin il me prend à part : "Je n'aime pas ces délégations. Dites à vos hommes qu'ils sortiront. Les hommes marchent comme vous les commandez." Nous sortons tous les quatre [...].
Au retour [...] le "Vieux" m'appelle. « Je pourrai vous casser, je ne le ferai pas cette fois-ci. Mais vous allez marcher droit sinon vous passerez votre perm libérable ici. Tous les gradés ont à se plaindre de votre attitude. Le lieutenant R. m'a demandé à plusieurs reprises votre mutation, je n'ai pas voulu. Vous avez un esprit défaitiste. [...] Vous inculquez un mauvais état d'esprit. Vous êtes incapable de commander. Beaucoup d'anciens sont partis d'ici en laissant un bon souvenir. Ils ont fait un bon travail, si chacun en avait fait de même il y a longtemps que la guerre d'Algérie serait finie. Ce sont des branleurs comme vous qui refusent de faire leur travail qui la continuent. Les quelques semaines qui vous restent vous allez marcher droit, sinon vous savez ce qui vous attend... »
> Claude Juin, le18 décembre 1958. Le chantage à la libération peut être utilisé par les supérieurs contre les appelés. Il faut dire que les sanctions disciplinaires ajoutaient du temps au « jus », comme disaient les soldats du contingent. C'est ainsi que certains d'entre eux ont passé parfois plus de trente mois sous les drapeaux. Claude Juin a publié Le Gâchis en 1960, sous le pseudonyme de Jacques Tissier. Il a également écrit Des soldats tortionnaires (Robert Laffont, 2012).
« Une seule chose compte : revoir le pays »
« Toussaint [...]. À chaque instant durant cette journée, mes pensées s'en allaient là-bas, imaginant ce qui pouvait alors se passer. Puis ce fut midi. Occasion pour avoir de nouveaux accrochages ici, entre cuistots et autres gars... Orage dont je refusai de tenir compte. [...]. Pour moi, en attaquant ce 27e mois de service avait sonné l'heure de la relève et il fallait passer les soucis à d'autres. Désormais, ici terminé le service et les coups de gueule [...]. Je ne suis plus en somme qu'un adjoint "d'honneur". J'ai fait mon temps, j'ai fait ma part. Je me permets de raccrocher. [...] Désormais personnellement j'en ai pris mon parti. On ne fera rien de bon avec cette section de rouspéteurs. Une seule chose compte désormais pour moi : revoir la terre natale et tous les êtres chers qui m'y attendent. [...] Deux heures : le quart pour moi a pris fin mais je suis toujours là, penché sur ce livre intime où se trouvent consignées (sic) les pensées, les soucis, les peines comme les joies et les espérances de plus de deux ans passés sous l'uniforme.
Et comment détacher ses pensées du pays ? Même le vent semble m'apporter dans ma chambrette l'écho de la fête lointaine et qui bat son plein. Les souvenirs chantent en moi. Ce sont les amis et amies de tout genre, ce sont les plus intimes [...], ce sont nos instants, hélas fort rares, de bonheur, avec Monique, ce sont les danses endiablées et la chaleur étouffante d'une salle de danse bondée où se presse toute une jeunesse avide de bonheur (ou d'illusions) et ce sont tous ces airs aimés et qui aujourd'hui font pleurer, font mal : La Paloma, entre autres, que j'entendais ce matin encore et dont chacun des accords ressemblait à un glas, et faisait mal comme un poignard que l'on m'aurait planté jusqu'à la garde. Ce sont tous ces airs aimés dans la lumière tamisée d'une piste de danse [...] comme ce sont ces tangos langoureux et aujourd'hui si chers. C'est le souvenir si cher et si tendre de ma douce petite Monique, ce sont ces amis et tous ces merveilleux instants d'un bonheur éphémère qui font que ce soir, sur sa table éclairée d'une bougie à la flamme agitée par le vent, bien loin de son pays et de la fête qui s'y déroule, dans un pays perdu et sans joie, l'un de ces anonymes 400 000 troufions se trouvant en Algérie pose son stylo sur sa table, y appuie ses coudes, et la tête dans les mains, songe, songe, tandis que son coeur le fait souffrir. Il ferait bon de pleurer mais c'est impossible. On ne pleure pas sur commande, on ne sait plus. »
> Pierre Genty, dimanche 1er novembre 1959. À l'approche de la libération, la nostalgie rend l'attente encore plus longue, d'autant que les soldats craignent d'être tuésau cours des dernières opérations auxquelles ils participent.
« Avril 1962, la « quille » pour un appelé »
« Chers parents, reçue, tout à l'heure, la lettre de maman, et je m'empresse d'y répondre avec les précisions attendues : embarquement le 26, jeudi prochain, à 18 heures, sur le Djebel Dira (un vieux rafiot), arrivée à Marseille le 28 à 6 heures (soit 36 heures de traversée). Je [...] suis "précurseur", c'est-à-dire que je vais porter à l'avance à Oran les listes d'embarquement, et je suis donc libéré réellement du corps (c'est-à-dire que je quitte la compagnie) 2 ou 3 jours avant, ce qui devrait permettre de prendre l'avion plus tôt, ce que je ne désespère pas d'obtenir, en jouant sur tous les tableaux. Mais cela, je ne le saurai qu'au dernier moment, et je vous télégraphierai l'heure d'arrivée prévue à Orly si j'obtiens une place. [...] Sinon, le bateau, qui m'amènerait au 208 [adresse de ses parents, NDLR] le samedi soir. [...] J'ai peu de bagages, simplement ma valise en alu et un petit sac marin, car je reviens en tenue, hélas ! [...]
Il n'est plus question pour moi de sortir en maintien de l'ordre, où que ce soit, avec mon half-track. C'est un caporal qui me succédera, car il manque terriblement d'effectifs. En effet, à moins d'une semaine de la quille, on ne travaille plus. Voilà donc une semaine sainte un peu particulière que je vis cette année, puisqu'elle est la dernière que je vis à l'armée. Dimanche de Quasimodo, je serai parmi vous ! Si maman répond tout de suite, j'aurai peut-être la réponse mardi, sinon ce n'est plus la peine d'écrire. Courage pour les derniers jours, et les dernières heures. [...]. Ce que je redoute le plus, c'est la soirée d'adieux, car elle sera un peu arrosée ! À très bientôt donc. Je ne sais plus très bien ce qui m'arrive : en bref, je ne réalise pas à l'avance le brusque changement de vie que la quille amène. Comme disait Jean-Pierre Béchu (un ami) lorsqu'il est rentré : "Je ne sais pas pourquoi je suis parti, et je ne sais pas pourquoi je reviens !" Bons baisers de votre fils libérable, et impatient de retrouver les siens. »
> Pierre Couette, Misserghin, jeudi 19 avril 1962. Les soldats n'apprennent leur date de retour que quelques jours (voire quelques heures) avant celui-ci. Pierre Couette essaie tant bien que mal de l'organiser, mais une chose est sûre : le fait d'être libérable le dispense de participer aux opérations, une règle tacite pas toujours appliquée...
« Mon cher Dekri, tu étais de ceux qui poussent à ne pas désespérer des hommes »
« Cher Dekri, tu dois être très vieux aujourd'hui ou peut-être n'es-tu plus de ce monde mais le souvenir que j'ai gardé de toi est toujours bien vivant. Te souviens-tu de ce 19 mars 1962 ? La radio venait d'annoncer le cessez-le-feu. Robert et moi, nous nous sommes précipités hors du poste militaire pour courir vers le village de regroupement en contrebas. Nous savions que tu accueillais des groupes de l'ALN, la nuit. Tu savais que nous savions. Il existait une sorte d'accord tacite entre le village et nous, en attendant la Paix. Nous nous sommes serré les mains. Très vite les hommes se sont rassemblés. On aurait aimé fêter l'événement mais le FLN avait donné la consigne de n'en rien faire pour éviter tout incident.
[...] Nous ne savions pas que des jours difficiles nous attendaient à notre retour à l'unité de base parce que certains gradés refusaient d'accepter le cessez-le-feu. Nous n'imaginions pas non plus qu'un jour l'Algérie pourrait sombrer à nouveau dans la violence. [...] Que sont devenus les enfants de Dar El Beïda à qui nous faisions la classe ? Ils avaient une telle soif d'apprendre ! Nous les aimions. Ont-ils été victimes ou bourreaux ou les deux à la fois ? Leurs enfants n'ont pas connu la guerre pour l'indépendance et l'espoir éphémère qui a suivi. La misère sociale a détruit leurs rêves d'avenir. [...] Ce n'est pas à nous, Français, de montrer la voie mais nous devons en être solidaires, pour des échanges équitables comme nous en parlions déjà en ce printemps 62. Je t'embrasse mon cher Dekri. Tu étais parmi les humbles, les inconnus qui agissent selon leur conscience pour que le monde soit meilleur. Tu étais de ceux qui poussent à ne pas désespérer des hommes. »
> Bernard Bourdet, juillet 2012. « Dans ma boîte en carton, [...] j'ai retrouvé une lettre datée de l'année 2000 pour Dekri, le chef de l'autodéfense de Dar El Beïda [Maison Blanche sous la colonisation]. Je ne sais plus à quelle occasion je l'avais écrite, de toute manière sans l'intention de l'envoyer car où l'adresser ? » Telle est l'introduction à cette lettre, écrite par Bernard Bourdet. »
TRAMOR QUEMENEUR
daté avril 2018
https://www.historia.fr/12-le-retour-guerre-dalg%C3%A9rie-paroles-de-soldats
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