Emmanuel Macron a fait le 20 septembre 2021 une déclaration importante au sujet des responsabilités françaises dans le sort des harkis. Mais cette question est l'objet depuis des décennies de diverses manipulations et propagandes. Il est utile de rappeler quelques faits historiques qui ne vont pas dans le sens des idées reçues qui circulent. Première partie.
Peu de mots, un demi-siècle après l’indépendance des colonies, ont autant de charge émotive que le mot harki et charrient autant de confusions. Le terme renvoie à deux réalités. On l’emploie, d’une part, de manière générique pour désigner les multiples catégories de ruraux algériens utilisés par l’armée française durant la guerre d’Algérie comme auxiliaires dans diverses tâches pour contrôler les populations autochtones et combattre les indépendantistes. Il désigne, d’autre part, le groupe social constitué en France par les personnes réfugiées au lendemain de l’indépendance algérienne, dont les deux tiers étaient des femmes et des enfants, pour fuir des massacres dont leurs familles étaient l’objet, groupe social qui s’est étendu à leurs enfants et petits-enfants. On constate aussi que les supplétifs de la guerre d’Algérie sont souvent confondus avec les appelés algériens de l’armée française qui étaient des militaires et que celle-ci comptabilisait dans une catégorie particulière, les « appelés FSNA » (Français de souche nord-africaine), distincte des « appelés FSE » (Français de souche européenne).
Les supplétifs étaient quant à eux des civils. Si la loi en vigueur depuis 1912 soumettait en principe les autochtones algériens au même service militaire que les Européens d’Algérie et que les jeunes de métropole, l’armée française, en dehors des périodes où elle avait besoin d’hommes pour les guerres en Europe (1914-18, 1939-40 et 1943-45), n’incorporait comme appelés parmi ces autochtones qu’une petite partie des classes d’âge concernées. Comme les autorités locales, elle ne voulait que leur soit généralisé l’apprentissage des armes. Plusieurs des initiateurs de l’insurrection lancée par le FLN (Front de libération nationale) et de l’ALN (Armée de libération nationale), comme Ahmed Ben Bella, Mostefa Ben Boulaïd et Krim Belkacem, étaient d’anciens appelés algériens de 1943-45, décorés, et nombre de maquisards durant la guerre étaient des anciens combattants de l’armée française. En 1957, 19% seulement des autochtones convoqués au conseil de révision ont été incorporés, et leur nombre n’a que peu progressé en 1959. Si les hommes enrôlés comme supplétifs avaient été incorporés à l’armée comme appelés, la question de leur transfert en France en 1962 ou de leur abandon sur place ne se serait pas posée. Ils auraient suivi le repli de tous les militaires français, appelés et engagés, vers la métropole. Ce sont les responsables de l’armée coloniale qui n’ont pas voulu leur donner ce statut.
Une pratique traditionnelle de l’armée coloniale
Lors de toutes ses entreprises coloniales outre-mer, la France a utilisé cette méthode. Contre le sultan légitime du Maroc, le futur Mohammed V, elle a armé les troupes du prétendant-félon qu’elle soutenait, le Glaoui. Et elle a appliqué en grand cette méthode dans la guerre d’Indochine (1945-1954). Raoul Salan, qui connaissait l’Indochine depuis 1923, l’a mise en œuvre en tant que principal adjoint du général de Lattre, puis comme commandant en chef du Corps expéditionnaire du début 1952 au printemps 1953, en organisant des maquis sur les arrières du Viet Minh qui misaient sur un antagonisme entre les minorités ethniques et le reste de la population. L’état-major a par ailleurs mis sur pied l’armée dite « Bao Dai », du nom de l’ex-empereur instrumentalisé par la France, formée et encadrée par des officiers français et… financée par les Américains. Ces pratiques atteignirent vite leurs limites face à la force du sentiment national vietnamien, et, dans les derniers temps de la guerre, après Dien Bien Phu, les soldats « Bao Dai » désertèrent en masse, certains se ralliant au Viet Minh avec armes et bagages. Pour la génération d’officiers partis en Algérie presque immédiatement après l’Indochine, comme Salan, Vanuxem, Bigeard, Aussaresses, ce précédent récent était dans toutes les mémoires.
Le comble, à propos du sort des harkis, est que les chefs de l’armée française en Algérie, en particulier Raoul Salan (commandant en chef en Algérie de novembre 1956 à décembre 1958) et Maurice Challe (son adjoint qui lui a succédé jusqu’en janvier 1961) – qui ont été tous deux en avril 1961 à la tête du coup d’État contre la République, Salan devenant ensuite le chef de l’OAS –, qui sont l’inventeur et le promoteur de ce statut de harkis, s’en sont prétendu les protecteurs ensuite, quand s’est dessinée l’indépendance de l’Algérie. Salan explique dans ses Mémoires : « Je suis décidé, au-delà des unités régulières, à utiliser les musulmans sous les formes les plus diverses […] harkis jumelés à nos bataillons, moghaznis qui protègent les SAS ». Plutôt que d’enrôler les Algériens comme appelés au sein de l’armée française, il a créé un statut de supplétif qui permettait leur contrôle et leur surveillance et ne créait aucune obligation à leur égard. En juillet 1957, Salan a écarté aussi l’idée d’unités algériennes autonomes dans lesquelles il voyait l’embryon d’une armée algérienne pouvant se retourner contre l’armée française (il songeait sans doute au précédent vietnamien), et il a inventé le statut des harkis et moghaznis rattachés à des unités régulières qui les contrôlaient étroitement et ne devaient pas les laisser armés en dehors des opérations.
L’idée partout répétée selon laquelle la « première harka » aurait été fondée en 1954 par l’ethnologue Jean Servier est un mythe forgé à l’initiative du gouverneur général de l’Algérie Jacques Soustelle et des généraux Salan et Challe. En réalité, dans les semaines qui ont suivi le début de l’insurrection, l’armée a fait revenir du Maroc des officiers des Affaires indigènes qu’elle a envoyé dans l’Aurès afin d’utiliser des autochtones pour lutter contre le FLN. Et l’officier de réserve Jean Servier, qui avait pris un congé pour faire des études d’ethnologie, a été appelé à participer à la distribution par l’administrateur de cinquante fusils de chasse à des villageois. En 1955, même si Servier écrit que ces paysans vont « prendre le nom de “Harka de l’Aurès” », reprenant le terme de harka qui désignait au Maroc un groupe de combattants autonomes, notamment lors de la guerre du Rif (1925-1926) parmi les populations qui combattaient l’armée française, il parlait le plus souvent à leur sujet des « goumiers » qui composaient son « goum ». Et, en 1957, il s’opposa à l’invention par le général Salan du statut des harkis et des moghaznis rattachés à des unités régulières et contrôlés étroitement par elles. Statut qui relevait pour lui d’une discrimination raciale puisqu’ils devaient être commandés par des FSE et jamais par des FSNA. Pour lui, il s’agissait d’une « sous-armée de mercenaires » et ceux qui avaient conçu ce statut « avaient gardé la nostalgie de l’Armée d’Afrique de leurs vingt ans ». Servier a quitté l’Algérie en mai 1958. Pour interrompre la diffusion de son livre Adieu Djebels, paru en France à son retour, très critique à l’égard de ses chefs, l’armée a racheté le stock à l’éditeur, elle a ordonné à Servier de se taire et elle a continué à diffuser le mythe de « l’ethnologue fondateur de la première harka en novembre 1954 dans l’Aurès ».
Au début de la guerre, on parlait surtout des goums, puis Jacques Soustelle a créé, en janvier 1955, 34 groupes mobiles de police rurale (GMPR) — que les militaires s’amusaient à appeler les « Jean-Pierre » –, et, au lendemain de l’insurrection du 20 août 1955 dans le Constantinois, l’état-major a créé les « Groupes mobiles de sécurité » (GMS), les « Groupes d’autodéfense » (GAD), et les aassès (du mot gardien en arabe). La création officielle des harkas par l’armée date de l’arrivée en mars 1956 de Robert Lacoste comme ministre résidant. Dès lors, on cesse d’employer le terme de goum, attaché surtout à l’administration des Affaires indigènes du Maroc, qui devint indépendant à ce moment. Les goums d’Algérie sont intégrés aux GMS et placés sous tutelle militaire, prenant le nom de « maghzens opérationnels ».
L’essor de l’enrôlement des supplétifs lors du Plan Challe
C’est avec le lancement du Plan Challe en février 1959 que les harkis sont devenus la catégorie de supplétifs la plus nombreuse, au point qu’à la fin de la guerre, le mot harki est devenu un terme générique pour désigner l’ensemble des auxiliaires algériens de l’armée française. L’état-major a décidé d’affecter une harka de 30 hommes à chaque compagnie de 150 hommes. Yves Courrière rapporte ces mots de Challe au sujet des harkis : « Il faut développer ce corps. On ne fait bien la guerre qu’avec des autochtones. Ils sont actuellement 26 000. J’en veux au moins 60 000 ! ». Il a atteint cet objectif en obtenant l’augmentation des crédits permettant leur recrutement, bien que ce choix, d’après le colonel Alain de Boissieu, chef de cabinet et gendre du général de Gaulle, était désapprouvé par le chef de l’Etat, qui demandait au contraire que l’armée n’emploie plus les harkis en opération contre les maquis et qu’on limite leur nombre à 25 000. Il y en avait plus de 90 000 en 1961.
Avec le Plan Challe, des régions entières furent vidées de leurs habitants et les déplacements et regroupements de populations bouleversèrent la vie des populations rurales d’Algérie. Le nombre des SAS s’est accru, passant de 641 en décembre 1959 à 697 en mai 1960, nombre restant à peu près stable jusqu’à l’année 1961 qui marquera le début de leur suppression. En plus de leur action éducative, sanitaire, de renseignement, de propagande et de contrôle des populations locales, elles furent souvent chargées de participer à des opérations militaires. Certaines SAS, dites « SAS renforcées », se sont vu confier la responsabilité du maintien de l’ordre, en lien avec des harkas, dans les « quartiers de pacification ».
Les supplétifs restaient des civils qui faisaient la plupart du temps l’objet d’un contrat journalier uniquement verbal. La seule donnée sur laquelle on peut se fonder pour approcher leur dénombrement est le montant des crédits militaires destinés à leur rémunération — tout en sachant que ces crédits, dans les faits, ne servaient pas qu’à cela, ce qui laisse une bonne marge d’incertitude. Reste qu’on peut en déduire un nombre hypothétique d’auxiliaires à un moment donné, Soit environ 14 000 hommes dont 2 200 harkis au début de 1957 ; environ 27 000 auxiliaires dont 10 400 harkis en septembre 1957 ; le nombre de ces derniers augmentant ensuite rapidement pour atteindre 28 000 en septembre 1958 et 60 000 à la fin de l’année 1959. Au total plus de 400 000 algériens ont été supplétifs durant la guerre, mais jamais plus de 100 00 au même moment.
Salan et Challe ont construit à propos de leur sort un discours associant l’idée de l’abandon des harkis à « l’abandon de l’Algérie française » dont ils accusaient le président de la République, le général de Gaulle, et tous ceux qui soutenaient sa politique algérienne. Un discours qui sera martelé ensuite par l’extrême droite française alors que ces jusqu’au-boutistes de l’Algérie française portent en réalité une lourde responsabilité dans leur sort.
Dans l’optique d’une défense aveugle de l’Algérie française, une sorte de légende a été construite qui a présenté la formation de leurs unités comme résultant du choix de ceux qui s’y engageaient, alors qu’elle résultait principalement d’une offre formulée par l’armée française qui prévoyait leur financement et définissait leur structure. Dans un contexte où des rivalités locales existaient, ainsi que parfois la volonté de réagir à certaines méthodes violentes de certains maquisards de l’ALN qui recouraient parfois au vol, au viol et à l’assassinat. Mais le besoin de survie économique était essentiel, après la création des « zones interdites » et des « villages de regroupement » qui ont concerné près de deux millions de ruraux algériens. D’autant que certains espéraient avoir ainsi la vie sauve après avoir été accusés d’aider la rébellion, et que l’armée française cherchait à compromettre aux yeux des maquisards ceux qu’elle voulait mettre de son côté. Il en résulte qu’il est inexact d’expliquer l’emploi de ces hommes comme harkis par un choix politique de leur part en faveur de la colonisation française. Ou de mettre en balance leur engagement avec celui des hommes qui partaient au maquis, voire d’affirmer que le fait qu’ils ont été beaucoup plus nombreux que les seconds, ce qui est incontestable, serait la preuve que le peuple algérien ne voulait pas l’indépendance.
De cette manière, l’histoire des harkis n’est présentée le plus souvent qu’à partir de l’épisode final tragique et des crimes qui l’ont marqué. Un épisode défini comme « le massacre des harkis » alors qu’il conviendrait plutôt de parler « des massacres de harkis ». On se concentre sur l’année 1962 sans s’interroger sur le recrutement et l’emploi des supplétifs et sur les choix des autorités militaires concernant leur statut. C’est dans une histoire plus longue qu’il faut replacer la question de l’abandon des harkis en 1962.
Par Gilles Manceron et Alain Ruscio
- 1 OCT. 2021 https://blogs.mediapart.fr/histoire-coloniale-et-postcoloniale/blog/011021/les-harkis-i-la-responsabilite-de-salan-challe-et-consorts-0
Les harkis II. Une affaire purement française ?
Après l’échec du coup d’Etat fomenté en avril 1961 par les généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller, hostiles à l’ouverture des négociations d’Evian, le nombre des harkis a diminué. A l’approche de la conclusion du cessez-le-feu de mars 1962, quand la perspective de l’indépendance est devenue évidente, les archives militaires témoignent de ce que de nombreux supplétifs – et aussi des appelés FSNA (Français de souche nord-africaine, leur appellation officielle) –, ont rejoint l’ALN, celle-ci acceptant leur ralliement s’ils apportaient des armes, donnaient des renseignements ou avaient tué des soldats français. De son côté, l’armée française a incités les harkis à quitter leur service. En mars et avril 1962, leur effectif est passé d’environ 60 000 à quelque 12 000. L’armée demandait à ses officiers de proposer à ceux qui se sentaient menacés de s’engager dans l’armée française, mais moins de 20% l’ont fait. Quand cela leur a été effectivement proposé, beaucoup ne répondaient pas aux critères requis et un tel engagement impliquait pour eux d’abandonner leur famille.
Les violences lors de l’indépendance
C’est dans ces conditions que de nombreux anciens harkis ont été, durant l’été et l’automne 1962, après les Accords d’Evian et autour de l’indépendance, l’objet de violences horribles[1]. Le nombre de morts est difficile à établir, tant l’accès aux sources est compliqué, voire impossible. La fourchette proposée par Benjamin Stora, entre 10 et 25.000[2], paraît proche de la vérité. Ce qui est du même ordre, pour le second chiffre, mais, en six mois, que le nombre total des militaires français tués en près de huit ans de guerre. Celui de 150 000 morts, lancé dès 1962 par le président de l’Association nationale des familles et amis des anciens parachutistes coloniaux, le général de Saint-Salvy, un proche du colonel Trinquier et du bachaga Boualam, fruit d’une généralisation hasardeuse d’une estimation locale du sous-préfet d’alors de l’arrondissement d’Akbou et qui a été souvent reprise jusqu’à aujourd’hui, n’est pas crédible. Il est encore plus loin de la réalité que le nombre mythique d’un million d’Algériens tués par l’armée française durant la guerre qui a été avancé par le pouvoir algérien à la même époque.
Il ne faut pas réduire les responsabilités dans ces violences aux autorités politiques algériennes et françaises du moment. Les massacres, dans différents lieux d’Algérie, ont répondu à des scénarios divers et les maquisards et les cadres locaux du FLN-ALN n’en ont pas toujours été les instigateurs. Toutes sortes de rivalités ont joué, ainsi que la volonté de personnes ralliées tardivement à la cause de l’indépendance – ceux que les véritables résistants ont appelés les marsiens, les ralliés de mars 1962 – d’afficher ostensiblement leur engagement de fraiche date en participant à des lynchages publics. L’année 1962 marquée par le départ des troupes et des autorités françaises était pour l’Algérie une période de vacance du pouvoir, ce qui laissait le champ libre à toute sortes de règlements de comptes. Elle a été marquée par des affrontements au sein du FLN. Les partisans de ce qu’on a appelé le « groupe de Tlemcen » – l’état-major de l’armée des frontières soutenus par certains dirigeants du FLN et certaines willayas – qui ont finalement pris le pouvoir en septembre 1962 ont cherché à assoir leur autorité et laissant se fabriquer sous l’appellation de « harkis » une catégorie d’« ennemis de l’intérieur ».
Depuis soixante ans, le discours de l’extrême droite française s’est concentré sur les instructions données par les autorités françaises à l’armée de ne pas sortir de ses casernes pour aller chercher des personnes menacées et de ne pas transférer en France celles qui se réfugieraient auprès d’elles. Ce fait est établi. Mais il doit être replacé dans le contexte de la volonté du chef de l’Etat et de la grande majorité des Français de mettre fin à une guerre meurtrière, alors que ce sont les chefs de l’armée qui refusaient cette issue qui ont poussé au recrutement massif de harkis, auxquels ils ont affirmé jusqu’au bout que la France resterait toujours en Algérie et n’accepterait jamais l’indépendance. Ils les ont mis en danger afin de rendre leur sort emblématique de « l’abandon de l’Algérie française » qu’ils dénonçaient. Comme on l’a vu, le statut des harkis, voulu par l’armée comme n’étant pas des militaires mais des civils placés sous sa dépendance les ont privé de la protection que celle-ci assure à ses soldats. Quant à leur désarmement en 1962, il était dans le prolongement du désarmement récurent, à la fin des opérations pour lesquelles on faisait appel à eux, puisque leur encadrement composé de « FSE » (Français de souche européenne) devait récupérer les armes qu’on leur avait confiées. Par ailleurs, ce sont les rôles qui ont été imposés à un petit nombre d’entre eux au sein des « commandos de chasse » et des unités spécialisés dans la torture – les « DOP » –, qui ont exposé ces hommes à des vengeances lors de l’indépendance.
Entre le mois d’avril et le mois de juillet 1962, beaucoup d’anciens harkis sont retournés dans leur village en espérant y vivre tranquillement dans l’Algérie indépendante. De nombreux témoignages font état de familles de supplétifs qui, jusqu’au moment où des violences se sont abattues sur elles, s’étaient employées à confectionner des drapeaux algériens pour participer aux fêtes marquant la libération du pays.
Il est légitime de s’interroger sur les ordres donnés par les autorités politiques françaises de ne pas porter assistance à des personnes menacées lorsqu’elles cherchaient à se mettre à l’abri auprès des postes militaires français ou voulaient se réfugier en France. Mais ces autorités privilégiaient le fait de mettre un terme à la guerre et ce sont ceux qui le refusaient qui ont dénoncé un abandon dont ils avaient créé délibérément les conditions. Ils se sont opposés au processus de transition que les autorités françaises cherchaient à promouvoir en mettant sur pied un Exécutif provisoire algérien doté d’une « force locale », où des appelés FSNA et d’anciens harkis devaient prendre place, tandis que d’autres supplétifs devaient s’engager dans des Centre d’aide administrative succédant aux SAS. Mais ces structures dont le gouvernement français espérait qu’elles seraient la base du nouveau pouvoir et qu’elles permettraient de réintégrer les anciens harkis et moghaznis à l’Algérie indépendante, se sont complètement effondrées, notamment sous les coups de l’OAS.
Les malentendus dans l’opinion française
Si les autorités françaises ont une responsabilité dans l’abandon des harkis en 1962, c’est avant tout dans leur décision de retirer la nationalité française à tous les Algériens autochtones, alors que la Constitution de la Ve République la leur avait explicitement garantie en 1958, et en permettant uniquement à certains d’entre eux de refuser ce changement de nationalité s’ils faisaient une demande de « réintégration dans la nationalité française » à partir d’un territoire métropolitain… où on les empêchait de se rendre.
Des officiers français ont enfreint les ordres en aidant d’anciens supplétifs menacés et leurs familles à gagner le territoire français. Quels que soient leurs comportement durant la guerre ou au moment du putsch, ces gestes d’humanité et d’assistance à des personnes en détresse méritent le respect. Mais ils ont été les sauveteurs de gens dont la vie avait été mise en péril par les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française. Il est temps que le drame des harkis échappe au discours simpliste tenu par l’extrême droite française depuis soixante ans.
Par ailleurs, cette question a été mal comprise par l’opinion française. Les citoyens français ont entendu parler des harkis le 14 juillet 1957, alors que s’achevait le grand massacre qu’on a appelé la « bataille d’Alger », quand un groupe a participé au défilé des Champs-Élysées. La même année, dans la région de Valence, Ghisolfi, un ancien administrateur en Algérie devenu préfet de la Drôme, a utilisé des Algériens comme auxiliaires de police. Et l’année suivante, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, qui avait une longue expérience de répression coloniale au Maroc puis en Algérie dans la région de Constantine, a été chargé par Michel Debré d’organiser en plein Paris une Force de police auxiliaire (FPA) commandée par des militaires, dont le chef était capitaine Raymond Montaner, originaire d’Algérie et ancien de la bataille d’Alger. Elle a été constituée officiellement le 1er décembre 1959 et comprendra par roulement jusqu’en 1962 de l’ordre de 600 hommes, surnommés les « calots bleus ». Il s’agissait d’un ensemble de commandos militarisés chargés de faire la guerre à la Fédération de France du FLN en pratiquant des interrogatoires sous la torture destinés à identifier les responsables de la collecte des cotisations auprès le l’immigration algérienne, et, comme à Alger de reconstituer l'organigramme des responsables de la Fédération de France. Ses actions, ainsi que celle d'escadrons en marge de la hiérarchie policière, comprenaient des mitraillages de cafés-hôtels et des descentes dans les bidonvilles, avec saccages des logements, notamment dans les semaines qui ont précédé le couvre-feu et la répression de la manifestation du 17 octobre 1961. Des faits que le préfet de police, Maurice Papon, interdisait à la presse de dénoncer[3].
Les calots bleus de cette FPA, qui étaient une unité encasernée et commandée par des officiers de l’armée française, ont été désignés en France comme « les harkis[4] », bien qu’ils ne soient semblables à aucune catégorie de supplétifs en Algérie. Dans Les Temps modernes, par exemple, le terme a fait son apparition dans un article de novembre 1961 intitulé « La “bataille de Paris” », qui dénonçait les exactions dans la capitale des « postes et patrouilles de harkis, auteurs, depuis des mois, d’innombrables tortures et assassinats[5] ». Cette confusion au sein de la gauche anticolonialiste française explique probablement la faible solidarité en son sein, à l’exception de Pierre Vidal-Naquet, vis-à-vis des Algériens qui avaient dû fuir des massacres lors de l’indépendance du pays[6]. Or cette FPA a eu une histoire particulière, certains hommes ont déserté – l’un d’eux, pour cette raison, a été assassiné par le Service Action du SDECE dirigé par Raymond Muelle, proche de Montaner –, la plupart sont restés en France après la fin de la guerre, une partie ayant été intégrée à préfecture de police.
C’est compte tenu de ce souvenir en France des « harkis de Papon » que le président Bouteflika a fait le 16 juin 2000, à un Journal de France 2, un rapprochement entre les harkis et les collaborateurs français des nazis pendant l’Occupation de la France[7]. Or cette comparaison est historiquement infondée : il ne s’agit absolument pas de phénomènes comparables. La collaboration en France était fondée sur un discours politique favorable à l’occupation allemande, alors que les ruraux algériens enrôlés comme supplétifs, aux prises à différentes pressions et préoccupés avant tout par la survie de leur famille, ne partageaient nullement le combat des militaires et des colons.
Spécifique aussi est le cas des hommes du bachaga Saïd Boualam dont le ralliement de la famille à la colonisation française remonte à 1842, et s’est poursuivie pendant plus d’un siècle[8] tout en exerçant une tutelle féodale sur les populations de son fief de l’Ouarsenis. En dépit de ce qu’il dit dans son livre paru en 1963, Les Harkis au service de la France, ce cas n’est en rien représentatif des paysans enrôlés partout ailleurs comme supplétifs. Les familles de caïd et de bachaga qui ont collaboré à la colonisation constituent une infime minorité dans ce phénomène, même si la propagande française les a représentés comme emblématiques des harkis qui auraient « choisi la France ». La population des Beni-Boudouanes obéissait une logique rurale traditionnelle et non à un choix politique quant à l’avenir de l’Algérie[9]. Dans les deux dernières années de la guerre, le Bachaga Boualam a pris le parti de l’OAS, et, après le cessez-le-feu de mars 1962, a aidé à la constitution d’un maquis de cette organisation dans l’Ouarsenis, avant d’être transféré par l’armée française, avec tous les membres de sa famille et de sa suite, vers le Mas Thibert dans les Bouches-du-Rhône. Ses livres publiés au lendemain de l’indépendance regrettent la fin de l’Algérie française en reprenant tous les mythes du discours colonial[10].
Comme l’a écrit Mohammed Harbi, « La comparaison avec la collaboration en France n’est pas pertinente[11] ». Acteur de cette guerre avant de devenir historien, arrêté en Algérie après le coup d’État de Boumedienne de juin 1965, il se retrouva au pénitencier de Lambèze avec des harkis dont beaucoup étaient d’anciens combattants « retournés », tandis que d’autres, anciens maquisards, « avaient cherché à sauver leur vie à la suite des crises qui avaient éclaté dans telle ou telle wilaya, notamment dans celle des Aurès ».
D’une manière générale, les hommes recrutés comme supplétifs, pour la plupart ruraux et non francophones, animés avant tout par un sentiment d’appartenance familial et local, apparaissent comme ayant été en premier lieu préoccupés par la survie de leurs proches, dans un contexte de guerre et de destruction de leurs moyens de subsistance. Il faut bien mesurer l’émergence inégale d’une conscience nationale en Algérie entre 1954 et 1962, et la force des sentiments d’appartenances locales qui n’incitaient pas nombre de ruraux algériens à adhérer au discours des nationalistes, qui étaient surtout présents, au début de la guerre, dans l’immigration en France et dans les milieux urbains[12]. Dans l’immense majorité des cas, soumis à toutes sortes de pressions, ces hommes ont répondu à une offre formulée par l’armée française qui leur permettait momentanément de survivre et de nourrir leur famille. En même temps, jouait la logique de fidélité à une appartenance clanique, dans un contexte ou des rivalités entre tribus, villages ou familles étaient déterminantes et fractionnaient la société rurale. La sous-estimation de ce fractionnement et de la lente émergence du sentiment d’appartenance nationale est à l’origine de comportements brutaux de certains chefs nationalistes. Ce fractionnement entrainait que des villages se retrouvaient dans telle ou telle faction nationaliste ou bien du côté des Français, en raison de vieilles rivalités avec un village voisin. Mais, contrairement à un discours rétrospectif repris abondamment par les autorités françaises lors des hommages officiels aux harkis, le choix politique de la « défense de l’Algérie française » était quasiment absent. Des cas abondent de harkis qui acquittaient leur cotisation au FLN, ou dont l’enrôlement comme supplétifs avait été décidée en famille, parfois en même temps que le départ d’un frère pour le maquis, dans une stratégie de survie du groupe familial.
Les hommes et les familles qui ont trouvé refuge en France y ont été victimes d’une répétition des discriminations coloniales. A commencer par l’imposition d’une cérémonie de réintégration dans la nationalité française, alors qu’on leur avait assuré depuis 1958 qu’il n’y avait désormais en Algérie qu’une seule catégorie de Français. Ils ont été traités différemment des « rapatriés », terme réservé aux personnes d’origine européenne, rassemblés dans des camps, puis répartis dans des « hameaux de forestage » en marge des agglomérations, souvent sous le contrôle d’anciens fonctionnaires coloniaux. Plusieurs camps ont dû se révolter dans les années 1970 pour qu’il soit mis fin à leur stricte gestion quasi carcérale, et leurs descendants souffrent toujours en France de la situation dans laquelle ils ont grandi.
Une affaire également algérienne
Par ailleurs, malgré le repli de dizaines de milliers de personnes en France, la grande majorité de ceux qui ont été, à un moment ou à un autre, employés comme supplétifs durant la guerre, ont continué à vivre en Algérie. Parmi les plusieurs centaines de milliers d’Algériens qui ont été, à un moment ou un autre du conflit, employés comme supplétifs, seuls quelques dizaines de milliers ont gagné la France. La plupart sont restés, en se fondant dans la vie sociale, en évitant d’être désignés par le terme stigmatisant de harki utilisé par le nouveau pouvoir pour maintenir une suspicion à l’égard de toute la société et qui, malheureusement, s’est répandu dans la société algérienne avec un contenu injustement infamant.
Même si les situations ne sont pas en tout point comparables, la guerre d’Indochine a donné naissance à un phénomène de même nature. Des Vietnamiens, ou parfois des Franco-Vietnamiens nés de père français, qui avaient été favorables à l’armée française en Indochine, ont connu une situation difficile après Dien Bien Phu et les accords de Genève de 1954. D’autant que le régime pro-Américain de Saigon a pris peu après le relais des accusations contre eux et les a considérés comme des indésirables. Un exode a commencé en 1956. Des soldats de « l’armée Bao Dai », d’anciens supplétifs, ou tout simplement des Vietnamiens pro-Français vinrent en France où ils furent installés dans des camps, à Noyant (Maine-et-Loire), Sainte-Livrade (Haute-Garonne) et à Bias (Lot-et-Garonne) où ils précédèrent les harkis. Là, ils connurent des conditions de vie précaires et insalubres dans des camps où ils furent soumis à une discipline sévère et un isolement de fait imposées par les anciens officiers coloniaux qui commandaient ces camps. Avec le temps, les enfants grandirent, beaucoup d’hommes décédèrent, il resta surtout des femmes âgées, veuves, visitées par leurs enfants et petits-enfants dans ce qui était devenu, à Sainte-Livrade-sur-Lot, un « petit Viet Nam ».
Après le cycle des guerres, en 1975, les autorités vietnamiennes eurent une démarche originale. Elles ont considéré que ces personnes originaires du Viet nam, quels qu’aient été leurs choix ou leur comportement, ou ceux de leurs parents, durant la colonisation française, étaient leurs compatriotes. Elles ont pensé que ces personnes réfugiées en France et leurs descendants étaient avant tout des victimes, qu’ils étaient des Vietnamiens, même si certains d’entre eux ou de leurs ascendants avaient choisi naguère le camp de l’ennemi. L’ambassade du Viet Nam envoya même des diplomates afin de reprendre avec eux le dialogue.
Puisse cette attitude humaine d’un Viet Nam qui s’est illustré, comme l’Algérie, dans l’une des grandes luttes d’émancipation des peuples coloniaux du XXe siècle, inspirer, à l’heure du hirak, celle d’autorités algériennes tournant la page de l’autoritarisme qui a prévalu dans ce pays depuis l’indépendance et dont l’opprobre vis-à-vis des harkis en est un révélateur.
[1] Voir Abderahmen Moumen, « Les violences post-indépendance contre les harkis (1962-1965) », in Fatima Besnaci-Lancou, Benoît Falaize et Gilles Manceron, Les harkis, histoire, mémoire et transmission, éditions de l’Atelier, 2010.
[2] « 1999-2003, guerre d’Algérie, les accélérations de la mémoire », in Mohammed Harbi, Benjamin Stora (dir.), La guerre d’Algérie (1954-2004), la fin de l’amnésie, Paris, Laffont, 2004.
[3] Voir Rosa Moussaoui et Alain Ruscio, L’Humanité Censuré. 1954-1962, un quotidien dans la guerre d’Algérie, Paris, Le Cherche-Midi, 2012.
[4] Voir Paulette Péju, Les harkis à Paris, Ed. François Maspero, collection « Cahiers libres », n°29, 1961. Disponible en ligne aux éditions La Découverte.
[5] « La “bataille de Paris” », Les Temps modernes, n°186, novembre 1961.
[6] Signalons néanmoins l’article de Pierre Vidal-Naquet « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis » dans Le Monde des 11 et 12 novembre 1962.
[7] A un journaliste qui lui demandait si les autorités algériennes allaient cesser de stigmatiser les harkis, il a répondu : « C’est exactement comme si on demandait à un résistant français de toucher la main à un collabo », Journal, France 2, 16 juin 2000, Archives INA.
[8] Alphonse Daudet, dans Trente ans de Paris. À travers ma vie et mes œuvres, 1888 (Œuvres complètes, Paris, Librairie de France, 1930), évoque « [son] ami, le bachaga Boualem », avec qui il déguste le café, en plein désert, « un beau jour de février 1862.
[9] Voir Giulia Fabbiano, « Les harkis du bachaga Boualam. Des Beni-Boudouanes à Mas Thibert », in Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron, Les harkis dans la colonisation et ses suites, préface de Jean Lacouture, éditions de l’Atelier, 2008.
[10] Bachaga Saïd Boualam, Mon pays, la France, éd. France-Empire, 1962. Les harkis au service de la France, éd. France-Empire, 1963.
[11] Mohammed Harbi, « La comparaison avec la collaboration en France n’est pas pertinente », in Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron (dir.), Les harkis dans la colonisation et ses suites, op. cit.
[12] Voir Mohammed Harbi, « L’Algérie en 1954, une nation en formation », in Fatima Besnaci-Lancou, Benoît Falaize et Gilles Manceron (dir.), Les harkis, histoire, mémoire et transmission, op. cit.
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- 6 OCT. 2021 Par https://blogs.mediapart.fr/histoire-coloniale-et-postcoloniale
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