Le chef de l’Etat a reçu, jeudi, dix-huit jeunes gens issus de familles ayant vécu intimement la guerre d’Algérie. « Le Monde » a pu assister à cette rencontre.
Lors d’une réception donnée par Emmanuel Macron à l'Elysée, le 30 septembre 2021.
Un invité s’est imposé sans bruit à ce déjeuner présidentiel : la souffrance. La souffrance d’appartenir à une histoire oublieuse, faite de non-dits, de dénis, de silences, de malentendus. Et de mensonges aussi. La souffrance de porter une mémoire lointaine qui brûle les âmes, génération après génération, depuis la fin de la guerre d’Algérie, en 1962.
Même Emmanuel Macron le concède : « J’étais frappé, durant ces dernières années, de voir à quel point l’histoire et les mémoires de la guerre d’Algérie étaient la matrice d’une grande partie de nos traumatismes. Il y a des souffrances qui ont été tues, et qui se sont construites comme étant irréconciliables. Or, je pense tout l’inverse. »
Jeudi 30 septembre, le chef de l’Etat a convié à l’Elysée, pendant deux heures, dix-huit jeunes gens – Français d’origine algérienne, binationaux et pour certains Algériens – pour échanger « librement » sur ce conflit. Avec un objectif : apaiser « cette blessure mémorielle », comme le rappelle l’historien Benjamin Stora, également présent.
Pourquoi s’adresser à ces jeunes en particulier ? Parce que Nour, Amine, Lina, Gauthier, Lucie ou encore Yoann sont les petits-enfants de ces mémoires froissées entre les deux pays de la Méditerranée. En effet, leurs grands-parents ont été combattants du Front de libération nationale (FLN), militaires français, appelés, harkis ou rapatriés (pieds-noirs et juifs). L’un d’eux est même l’arrière-petit-fils du général Salan, ancien chef de l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
Depuis juin, dans une salle de Sciences Po Paris, ces jeunes, étudiants pour la plupart, se voient et réfléchissent à la manière de rapprocher toutes ces mémoires dont ils sont les héritiers. Ils ne se connaissaient pas auparavant, ils ont été réunis par Cécile Renault, chargée de mettre en œuvre les préconisations du rapport de Benjamin Stora sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », remis en janvier. Ils se sont donné pour mission de présenter, d’ici à la fin octobre, dix messages au président de la République, censés nourrir sa réflexion autour de « la réconciliation entre les peuples français et algérien ».
« On n’a pas réglé le problème »
Le déjeuner à l’Elysée est en quelque sorte un point d’étape, et une occasion pour le chef de l’Etat de se confronter à cette « troisième génération » si précieuse à ses yeux.
« Vous portez une part d’histoire et aussi un fardeau, leur lance-t-il. Un fardeau car on n’a pas réglé le problème. Nos générations n’ont pas vécu cette guerre, ça nous libère de beaucoup de choses. Vous êtes une projection de la France, votre identité est une addition à la citoyenneté française. C’est une chance pour la France, une chance inouïe. Et pour moi, ce n’est pas un problème, on l’a fait trop vivre comme tel. »
Emmanuel Macron veut faire de la diaspora algérienne en France un pont pour rejoindre l’autre rive. Pour y arriver, il a multiplié les gestes mémoriels depuis qu’il est à l’Elysée. Il a, entre autres, reconnu la responsabilité de l’armée française dans la mort d’Ali Boumendjel, avocat nationaliste algérien « torturé puis assassiné » par les militaires en pleine bataille d’Alger en 1957. D’ailleurs, son petit-fils, Mehdi Ali Boumendjel, est présent au déjeuner.
Emmanuel Macron écoute ces jeunes, prend des notes sans les couper. Yohann, 35 ans, petit-fils de rapatriés juifs, propose la « coconstruction » de lieux de mémoire sur le territoire. Pour y parvenir, il demande qu’on facilite la délivrance de visas pour que les jeunes de l’autre rive puissent venir les visiter. C’est l’actualité du moment.
En effet, Paris vient de durcir drastiquement l’octroi de visas aux Algériens – mesure partagée avec les Marocains et les Tunisiens – face au refus du pays de rapatrier leurs ressortissants en situation irrégulière en France. M. Macron veut rassurer : « Il n’y aura pas d’impact sur ce qu’on évoque. On va s’attacher à ce que les étudiants et le monde économique puissent le garder. On va plutôt ennuyer les gens qui sont dans le milieu dirigeant, qui avaient l’habitude de demander des visas facilement », explique-t-il. Un moyen de pression pour dire à ces « dirigeants » que « si vous ne coopérez pas pour éloigner des gens qui sont en situation irrégulière et dangereux, on ne va pas vous faciliter la vie ».
La crainte d’un « éloignement » avec l’Algérie
La discussion avance. Rajaa, 20 ans, arrière-petite-fille d’indépendantiste, la tête couverte d’un voile noir, souhaite que l’Algérie, de sa colonisation à la guerre, constitue « un thème incontournable dans le cursus scolaire français ». Lucie, 27 ans, petite-fille de harki, propose au président de faire un grand discours sur la guerre d’Algérie « tourné vers l’avenir », intégrant toutes les mémoires et « pas nécessairement fondé sur des excuses »…
Puis, Emmanuel Macron leur pose une question : « Il y a le 17 octobre qui arrive, qu’est-ce que vous me conseillez ? » Ce jour-là, le président devrait commémorer les 60 ans de la sanglante répression par la police parisienne d’une manifestation pacifique d’Algériens réclamant l’indépendance de leur pays. « Un discours ». « La vérité sur les chiffres. » Voire dénoncer le système politique colonial. Amine, 18 ans, de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), prend la parole : « J’ai mon grand-oncle qui a été assassiné ce jour-là. Et je porte son héritage. Il me paraît très important qu’il y ait une reconnaissance et une condamnation de ce qui a été fait. »
C’est au tour du chef de l’Etat de leur répondre et de leur livrer le fond de sa pensée. Il se félicite que la France, « pays d’immigration », se soit emparée des mémoires franco-algériennes ; mais il regrette que les autorités de l’autre rive n’aient pas emprunté « ce chemin ». Il dénonce une « histoire officielle » selon lui « totalement réécrit[e] qui ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui, il faut bien le dire, repose sur une haine de la France ». « La nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle, assure-t-il, et qui dit : tout le problème, c’est la France. » Cette « réécriture » l’inquiète et il craint « un renfermement » de cette mémoire et « un éloignement » avec le peuple algérien. D’ailleurs, le président souhaiterait une production éditoriale portée par la France, plus offensive, en arabe et en berbère, pour contrer au Maghreb « une désinformation » et « une propagande » qui sont « plutôt portée[s] par les Turcs » et qui « réécri[vent] complètement l’histoire ».
Il ajoute : « La construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient. »
« Le système algérien est fatigué »
Autour d’un café, Nour, qui a grandi à Alger, indique au président que la jeunesse algérienne n’a pas de « haine » envers la France. Emmanuel Macron lui répond : « Je ne parle pas de la société algérienne dans ses profondeurs mais du système politico-militaire qui s’est construit sur cette rente mémorielle. On voit que le système algérien est fatigué, le Hirak l’a fragilisé. J’ai un bon dialogue avec le président Tebboune, mais je vois qu’il est pris dans un système qui est très dur. »
Avant de partir, Lina, 18 ans, née à Marseille, tient à dire qu’elle se sent Française depuis peu. Les contrôles de police, les mots de responsables politiques, la tendance, selon elle, de l’Etat et des médias à propager des discours de haine l’ont usée. A ce moment-là, le nom d’Eric Zemmour est prononcé. « Il n’est pas Algérien ? », lance en souriant Emmanuel Macron. Rire général. On fait remarquer que l’histoire familiale du polémiste s’inscrit aussi dans cette mémoire…
Et s’adressant à ces jeunes, Emmanuel Macron semble vouloir reconnaître la part algérienne de la France, et la part française de l’Algérie. « Ce n’est pas une mauvaise formule », dit-il au Monde. Est-ce audible à six mois de la présidentielle ? « C’est à fond audible, insiste-t-il. C’est en ce moment qu’il faut le dire. Le pays est confronté à des pulsions contradictoires. Ces pulsions viennent de loin. Il y a une fragmentation de guerre civile ou de générosité. Il ne faut rien céder. Ce qu’on est en train de faire est un combat civilisationnel pour ce que représente la France. »
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