Le rapport Stora et les perspectives d’« actes symboliques » de Paris envers Alger questionnent le sens à donner à cette mémoire dite conflictuelle. Qu’en est-il dans l’intimité des parcours de part et d’autre de la mer et de la guerre ?
Quelle est ma mémoire de la guerre de libération ? Comment, en tant qu’Algérien né en 1975, soit treize ans après l’indépendance de mon pays, perçois-je cette histoire entre l’Algérie et la France ? Où est cette histoire dans mon vécu, ma construction en tant qu’individu, citoyen, écrivain, journaliste, père, fils… ? Comment conçois-je cette « réconciliation » des mémoires dont on nous parle aujourd’hui, à l’orée du 60e anniversaire de l’indépendance ?
J’avais déjà convoqué cette question dans mon dernier roman noir, 1994, en explorant l’archéologie de la violence et ses légitimations lors de la guerre d’indépendance et lors de la guerre intérieure des années 1990, une manière de questionner notre héritage en tant que jeune génération de l’après-indépendance, confrontée à la violence des années 1990.
L’idée était de neutraliser le grand récit historique et officiel, faire un pas de côté et s’intéresser aux parcours de ceux qui ont fait la guerre, pas celle habitée de héros, mais celle qui laisse partout des victimes, des blessures et de lourds silences.
Que fait la guerre aux hommes ? C’était – et cela reste – une interrogation centrale dans mon travail sur la violence, politique ou non. Il est toujours hasardeux d’en parler avec de grands mots désincarnés ; seules les personnes qui l’ont vécue en parlent le plus justement quand le silence cède devant la question intime, la sollicitation insistante de l’interrogation sincère.
Souvent, les réponses ne sont pas aussi tranchantes que le laisse croire le grand récit. Il y a souvent des hésitations, des contournements et des silences têtus : celui qui ôte l’âme sait mieux que quiconque la valeur de la vie humaine. Et sait ce qu’on y laisse, chacun. Victime et tueur y laissent justement leurs âmes, définitivement pour l’un, progressivement, insidieusement, pour l’autre.
La guerre, donc, est d’abord une question de personnes, d’individualité, de vécu personnel, intime et complexe.
Mes premières perceptions remontent bien sûr à l’enfance et à un souvenir fondateur : de retour de l’école, vers 11 ou 12 ans, après un cours sur l’histoire de la guerre, j’avais solennellement déclaré la France, les Français et la langue française comme « entités ennemies ». Mes parents m’avaient de suite recadré : non, l’ennemi, c’était l’injustice, la hogra, les gifles des grands colons et de la police coloniale. L’ennemi, c’est le système colonial.
Ni « justifier » ni euphémiser
Depuis, les aléas de la vie, les rencontres et les voyages, mais aussi les lectures, m’ont imposé un nouveau récit ou, plutôt, de nouveaux récits, aussi pluriels que les protagonistes de cette histoire ou leurs descendants, en Algérie ou en France.
Je reviens ici sur des lectures qui, selon moi, devraient intégrer les programmes scolaires dans les deux pays afin de toucher la complexité humaine de la période coloniale, non pas pour « justifier » ou euphémiser les injustices et le crime, mais pour sortir des hystéries populistes des deux côtés de la Méditerranée. Il fallait « lire » la guerre à hauteur d’hommes et de femmes qui l’avaient vécue, qui l’avaient faite.
« N’ayons pas peur de nous confronter aux faits historiques dans toute leur complexité. D’autant que les protagonistes de novembre 1954 [date de déclenchement de la guerre de libération] n’ont pas vocation à être sanctifiés ni démonisés. Ils doivent d’abord être compris selon leurs itinéraires, leurs actes et leurs intentions ; à savoir débloquer une situation de crise en tenant compte de la conjoncture internationale, afin de renverser un ordre injuste », écrivaient récemment les historiens Mohammed Harbi et Nedjib Sidi Moussa.
« Cela revient à évaluer les contributions des vivants, des survivants, qui ont pesé sur les destinées du pays depuis l’indépendance, à rebours d’une lecture par trop morbide et focalisée sur les martyrs tombés au champ d’honneur ou sous la torture coloniale. En effet, nous parviendrons à contrer la ‘’fuite en arrière’’ en renouant avec un humanisme qui était déjà en gestation chez les pionniers de l’indépendance, tout en dépassant leurs limites propres. »
Il est d’ailleurs douloureusement paradoxal que la révolution algérienne, humaniste et égalitaire, qui a inspiré tellement de mouvements d’émancipation à travers le monde, n’ait pu garder dans notre dispositif mémoriel et politique cette aura, maltraitée qu’elle est par le récit apparatchik, folklorisée et desséchée
Je reviens donc à des lectures, fondamentales à mon avis. D’abord, le premier roman de l’écrivain et poète Malek Haddad, La Dernière Impression, paru en 1958, quatre ans après le déclenchement de la révolution du 1er novembre.
Dans ce texte que j’ai rencontré à la fac – interdit en Algérie à sa parution par le général Massu, patron des paras –, l’auteur nous raconte l’histoire de Saïd, ingénieur de Constantine, amoureux d’une Française, et qui doit faire sauter, à la demande des maquisards algériens, un pont. Son pont. Car c’est lui qui l’avait construit.
Le roman est traversé par cette tension qui déchire Saïd, qui ne veut plus être vu par ses amis « progressistes » européens de la belle société de Constantine comme un « bon Arabe ». « Tu n’es pas comme ‘’eux’’. » Mais lui insiste : « Je SUIS eux. »
Comment dire la guerre, aussi juste soit-elle, qui s’incruste dans les intimités des vies, de l’amour qu’il porte à sa compagne ? Le roman tient ce pari fou de le dire.
Car c’est une question de ponts. Les détruire ? Les laisser ? Rebâtir d’autres ? Triptyque piégeant de la relation France-Algérie, celle aussi avec nos mémoires, de part et d’autre de la mer. Avec l’Autre, finalement, tant nous sommes aux prises avec notre crise d’altérité.
Il est d’ailleurs douloureusement paradoxal que la révolution algérienne, humaniste et égalitaire, qui a inspiré tellement de mouvements d’émancipation à travers le monde, n’ait pu garder dans notre dispositif mémoriel et politique cette aura, maltraitée qu’elle est par le récit apparatchik, folklorisée et desséchée.
La lucidité face à la douleur
La révolution algérienne a été un moment « monde », un renversement des paradigmes : on aurait pu s’en inspirer aujourd’hui en Algérie pour nous éviter ces crises face à l’Autre : l’autre, ce migrant subsaharien, ce juif de chez nous, ce voisin chrétien, cet ami athée…
Interrogeons-nous, par exemple, sur l’effacement, dans nos manuels scolaires et nos discours officiels, des noms de ces Européens, juifs, étrangers qui ont embrassé la cause des Algériens contre le colonialisme.
Un autre texte de Malek Haddad, un des plus poignants, à mon avis, de la littérature des années 1950-1960, m’avait aussi bouleversé : Le Quai aux fleurs ne répond plus, paru en 1961.
L’écrivain et journaliste en exil en France, Khaled Ben Tobal, doit retrouver son ami d’enfance, natif de Constantine comme lui, Simon Guejd, qui s’est installé à Paris comme avocat à la cour. La rencontre entre les deux vieux amis et les échos de la guerre qui se déchaîne au pays se traduisent vite par des drames et des chocs. Mais l’écrivain garde sa lucidité face à la douleur qu’infligent la guerre, l’exil et la perte de l’être cher.
Extrait du Quai aux fleurs ne répond plus : « Je ne préjuge pas de cet instant où la France pourrait devenir la sœur de ma mère. Une sœur ni aînée, ni cadette, ni plus riche, ni plus pauvre, ni plus bête, ni plus intelligente. Je ne préjuge pas, moi Khaled Ben Tobal, homme de cœur et de petite dimension, que ma mère puisse écrire à sa sœur de ses cartes postales dont la simplicité m’émerveille, avec des mots qui se disent en arabe et en français : bons baisers, tout va bien… Entre ta mère et la mienne, il n’y a pas de sang commun, mais du sang en commun.
À mon sens, elles ne devraient pas être que de simples belles-sœurs.
Mais je veux, moi Khaled Ben Tobal, homme de cœur et de petite dimension, que ma mère sente les fleurs d’orange, comme la tienne la lavande, souveraine, totalement souveraine dans sa cuisine. Mais je veux que ta mère dise qu’elle a beaucoup de choses à apprendre de la mienne et que ma mère a plus souffert de la tienne que la tienne de la mienne… »
Je citerai un dernier ouvrage, qu’un ami cinéaste m’a mis entre les mains, offusqué par le fait que je ne l’avais pas lu encore. « C’est pas possible ! Comment comprendre le passé, le présent et l’avenir de la relation France-Algérie si tu ne l’as pas lu ?! », s’étranglait-il.
Et ce fut un choc.
Car malgré mon vécu, entre l’Algérie et la France, mes amitiés et ma famille désormais qui est aussi bien là-bas qu’ici, je n’avais pas encore touché du doigt la violence et le déchirement qu’a été cette guerre, à hauteur d’homme.
« Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité »
L’homme en question est aussi un écrivain, Mouloud Feraoun, assassiné par l’Organisation de l’armée secrète (OAS, pro-Algérie française) le 15 mars 1962, quatre jours avant le cessez-le feu. Instituteur très Troisième République, directeur d’école, ami de grands écrivains comme Emmanuel Roblès, Feraoun osa s’affranchir de sa pudeur montagnarde pour coucher sur le papier son émouvant Journal, 1955-1962, interrompu la veille même de son assassinat sur les hauteurs d’Alger.
Dans ce journal intime, qu’il cachait au milieu des cahiers d’écoliers, le grand écrivain racontait dans le détail son quotidien d’enseignant au fond de la guerre, les violences et le racisme grandissant, les mésententes et les appréhensions entre Algériens et Français, les viols et les villages rasés, les écoles brûlées, les hommes torturés et ensevelis anonymement…
Mouloud Feraoun était déchiré entre la France de la culture et de la langue, celle des petits enseignants dans les villages, des libéraux qui refusaient les injustices comme Albert Camus, et sa conscience d’Algérien, écrasé par plus d’un siècle de présence coloniale
Mouloud Feraoun était déchiré entre la France de la culture et de la langue, celle des petits enseignants dans les villages, des libéraux qui refusaient les injustices comme Albert Camus, et sa conscience d’Algérien, écrasé par plus d’un siècle de présence coloniale qui refusa dignité et égalité pour « l’indigène », cette conscience du petit peuple affamé, en lambeaux face à la machine de la guerre, face à ces « hommes qui ont tout » et qui « viennent détruire des hommes qui n’ont rien ». Il finira aussi par résumer brutalement l’équation du moment : « Vivre français ou mourir arabe » !
La force de ce journal est ce témoignage direct, sans filtre idéologique, exposant l’horreur et les moments de trêve humaine, osant la critique des justes, la défense des plus faibles et la projection dans cette Algérie de l’après.
Extrait du Journal, avril 1957 : « Il arrivera un moment où l’armée et le maquis rivaliseront de brutalité et de cruauté les uns au nom d’une liberté difficile à conquérir, l’autre au nom d’un système périmé qu’elle s’acharne à défendre. Ceux qui font les fruits de ces colères implacables les subissent sans étonnement et sans panique, ayant enfin conscience de se trouver engagés dans un circuit infernal d’où toute tentative d’évasion est devenue une utopie. »
Le courage et le martyr de l’écrivain
Le courage de Feraoun est, à mon sens, un des plus remarquables de notre littérature.
« Il est peut-être des circonstances où la victime et le bourreau perdent soudainement leurs attributs, se rapprochent, se confondent et ressentent fraternellement la même douleur, la même impuissance », écrivait-il encore.
Ou encore, cet extrait d’avril 1957 : « Il y avait quelque chose de très difficile à définir mais qui rendait possible la coexistence pacifique. Il y avait chez nous comme l’espoir farouche d’améliorer peu à peu notre situation, de nous acheminer sûrement vers une chimérique égalité. Il y avait chez eux cette condescendance quasi fraternelle qui consistait à nous tolérer, à nous céder de bon le second rôle tout en nous demandant de les comprendre et en somme de les aider à conserver la prééminence et nous aussi nous les y aidions de bon cœur tout en songeant intérieurement que ce n’était là qu’une question de patience, qu’un jour viendra où chacun sera véritablement à sa place. Puis il a fallu abattre les cartes… Et maintenant que les cartes sont abattues, pourquoi vouloir retourner à un passé révolu, puisqu’il n’y a plus de dupes ni d’un côté ni de l’autre. »
Ce n’est certes pas un hasard si, dans le préambule de son rapport sur les questions mémorielles, Benjamin Stora cite, aux côtés d’Albert Camus, Feraoun : « Le pays se réveille aveuglé par la colère et plein de pressentiments ; une force confuse monte en lui doucement. Il est tout effrayé encore mais bientôt il en aura pleinement conscience. Alors, il s’en servira et demandera des comptes à ceux qui ont prolongé son sommeil. »
La quête mémorielle, l’apaisement ne peut faire l’économie de prendre conscience de la conscience de ceux qui ont vécu si près la guerre et ses horreurs, ceux qui se sont questionnés, ont douté, agi ou pas.
« Il règne en France et en Algérie une grande ignorance sur ce que fut l’histoire complexe des Algériens : leurs engagements politiques anciens, leurs croyances religieuses préservées, leurs rapports maintenus à la langue arabe, française, berbère. Mon rapport, très discuté partout, propose précisément une méthode qui privilégie l’éducation, la culture, par la connaissance de l’autre, et de tous les groupes engagés dans l’histoire algérienne », a répondu Stora à ses détracteurs la semaine dernière.
« J’ai simplement proposé dans mon rapport une méthode qui est la mienne depuis longtemps : connaître les motivations, la trajectoire de tous les groupes de mémoire frappés par cette guerre dévastatrice, patiemment, pour faire reculer les préjugés et le racisme ; avancer pas à pas, par des exemples concrets, pour comprendre la réalité terrible de la conquête de l’Algérie et du système colonial », poursuit-il.
Je suis assez d’accord avec cette démarche. Le revival mémoriel depuis les années 1990 a jeté l’histoire franco-algérienne dans le brasier des surenchères et des amalgames, et je reste abasourdi par le fait que ceux-là même qui ont vécu la guerre en subissant ses affres avaient, à l’époque, plus de lucidité et de courage, d’humanisme et de projection vers l’avenir que nos contemporains.
Une douleur enfouie
« Nous avons pris bien du retard, en France et en Algérie, dans tout ce travail d’éducation, si nécessaire, précisément pour faire comprendre la réalité du système colonial », constate Stora.
Oui, mais il faudrait plaider non seulement pour une meilleure connaissance de l’histoire dans les systèmes éducatifs français et algériens, mais surtout y intégrer le corpus des textes littéraires de cette époque qui sondent aussi bien l’inconscient que les non-dits de la guerre et de ce qu’elle fait aux humains.
Pourquoi ne pas questionner Camus au lieu de le juger, et explorer le vécu de ces millions d’âmes dans l’inimitié de la déchirure et de l’engagement ?
Pourquoi ne pas questionner Camus au lieu de le juger, et explorer le vécu de ces millions d’âmes dans l’inimitié de la déchirure et de l’engagement ?
Cela passe donc par la redécouverte de ces récits, mais surtout, par la dynamisation des contacts humains aujourd’hui. J’ai eu la chance de rencontrer, ici dans mon pays ou en France, des acteurs volontaires (ou non) de cette période : militants algériens ou pieds-noirs, fils et filles de harkis et Européens engagés dans la lutte du peuple algérien, juifs d’ici et hommes de religion chrétiens engagés, communistes et descendants des oulémas, etc., toutes et tous racontent avec leur mots leurs vies, ces Algérie(s) qu’ils ont aimées ou rêvées, quittées ou qui les ont déçus.
J’ai surtout appris qu’au-delà des postures des uns et des autres, victimaires ou cyniques, hautaines ou haineuses, quelque chose de plus profond agite la conscience de soi et de sa propre biographie : plus que de la résilience face aux déchirements du passé, plutôt une douleur enfouie, presque honteuse. Une petite musique à peine audible dans le fracas des gros orchestres de la NostAlgérie et des nouvelles « décolonisations ».
Ces rencontres, ces amitiés, ces engueulades et autres débats, j’ai eu la chance de les vivre parce que je suis privilégié, ayant l’opportunité de circuler entre les deux pays, ce qui n’est certes pas le cas de la majorité.
Le rapport Stora préconise une plus grande souplesse pour la circulation des chercheurs qui travaillent sur l’histoire, mais je pense qu’on ne peut rien construire dans ce chantier de la connaissance réciproque si on reste dans cette politique si restrictive des visas pratiquée aussi bien par Paris que par Alger.
Le double piège des perceptions maladives
Comment jeter des ponts de part et d’autre si on maintient les murs et les fermetures ?
Pourquoi ne pas lancer des échanges massifs d’écoliers, de collégiens et de lycéens, entre les deux pays afin de créer ainsi de nouveaux liens intimes et intelligents entre les jeunes générations, française et algérienne, qui pourront reconstruire leurs approches de l’histoire franco-algérienne, saisir dans la quotidienneté des deux sociétés ce qui fait sens pour se libérer des clichés et autres pesanteurs démagogiques, xénophobes et haineuses.
Cela paraît naïf, cette sorte d’appel à « l’amitié entre les peuples », mais face aux défis de la montée des populismes, des crises identitaires et des dérives des politiciens, il est plus que nécessaire de parier sur l’avenir sur la base de la connaissance empathique de l’Autre, l’Algérien, le Français, de toutes les générations.
On sortira ainsi du double piège des perceptions maladives : côté algérien, voir la France comme le pays qu’on aime tellement détester et dénigrer ; côté français, parler de l’Algérie comme ce pays qu’on connaît si bien alors qu’on en ignore quasiment tout.
C’est au milieu d’un étroit chemin entre ces deux maldonnes que j’essaie d’appréhender mon legs historique, slalomant entre les incompréhensions et tombant parfois dans les imprécations trop faciles.
Tâche encore plus complexe puisque s’en mêle l’impératif de faire hériter à mon tour de cette histoire, de ces histoires, mon enfant, elle-même Française et Algérienne.
J’ai pris le pari de lui raconter l’histoire de ses deux familles, la française et l’algérienne, par bribes, pour tenter de construire un récit intime et historique à la fois. L’histoire est faite par des femmes et des hommes, elle devrait être comprise et enseignée par ce biais humain.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
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