Depuis le siège de la ville par les troupes de Jules César, en 49 av. J.-C., jusqu'à la terrible épidémie de 1720 - qui a décimé entre 30 000 et 50 000 personnes -, Marseille a connu plus d'une dizaine d'épisodes pesteux. Si celui de 1720 a particulièrement marqué les mémoires, c'est parce qu'il fut le dernier à frapper l'Occident, dans une période - le début du XVIIIe siècle - où les Européens se croyaient enfin débarrassés d'un fléau traditionnellement associé à l'époque médiévale.
Car c'est au Moyen Âge que la cité phocéenne a été la plus durement touchée par « la grande pestilence » : en 1347, Marseille fut en effet la principale porte d'entrée en Occident de la « mort noire », responsable en cinq ans de la disparition de 30 à 50 % de la population européenne. Au début du XIVe siècle, voilà déjà plusieurs siècles que la peste sévit de façon endémique dans toute l'Asie centrale. En revanche, l'Europe, à l'écart du fléau depuis près de six cents ans, se croit définitivement libérée de cette maladie.
Causée par une bactérie qui ne sera identifiée qu'en 1894 par le médecin franco-suisse Alexandre Yersin (1863-1943), transmise à l'homme par la simple morsure d'une puce ou d'un rat infecté, la peste revêt deux formes principales : la plus fréquente, la peste bubonique, se caractérise par de fortes fièvres et l'inflammation des ganglions des membres inférieurs ; elle débouche, dans de rares cas, sur la guérison. Moins fréquente, la peste pulmonaire est plus meurtrière encore, provoquant la mort en deux à trois jours seulement.
Les habitants fuient devant le mal contribuant ainsi à le diffuser
Le 1er novembre 1347, la peste bubonique fait son entrée à Marseille. Ce jour-là, un navire génois accoste dans la ville, en provenance de Caffa, sur la mer Noire, où les Génois se sont établis depuis la fin du XIIIe siècle. Or depuis 1346, les Mongols assiègent Caffa et ont mis au point une arme redoutable qui annonce les futures guerres bactériologiques : pour infecter les assiégés, ils n'ont pas hésité à envoyer par-dessus les murailles de la ville les cadavres de leurs propres soldats morts de la peste. Les navires génois qui réussissent à fuir Caffa emportent avec eux le terrible bacille, qu'ils vont répandre dans tous les ports où ils font halte : Constantinople en juillet 1347, Messine en septembre et enfin Marseille en novembre. Refoulée de Gênes à la fin du mois d'octobre, une galère porteuse de peste, en provenance de Caffa, arrive donc à Marseille, ouvrant ainsi la voie à la plus mortelle épidémie qu'ait jamais connue l'Occident.
Dans la cité phocéenne, la peste cause la mort d'environ 16 000 personnes - un bilan proportionnellement bien plus lourd que l'épisode pesteux de 1720. À partir de Marseille, l'épidémie se répand en Provence, puis dans toute la France, enfin dans l'ensemble de l'Europe, au gré des migrations de la population : car le réflexe des habitants est alors de fuir devant l'avancée du mal, ce qui contribue à le propager encore plus rapidement
La Peste achève des populations affamées
De plus, la peste frappe des populations affaiblies par des décennies de disettes récurrentes : en particulier la grande famine de 1315-1317 - la première depuis l'an Mil - qui a concerné une grande partie de l'Europe, a sans doute préparé le terrain à l'épidémie. La maladie se développe donc sur un terreau favorable, sur l'ensemble du continent européen : après la France, c'est l'Angleterre qui est touchée à son tour au mois de juin 1348, puis toute l'Europe méridionale à la fin de l'année.
Après un court répit pendant l'hiver 1348-1349, le fléau reprend sa progression au printemps 1349, gagnant l'Europe centrale et la Scandinavie, avant de s'arrêter aux portes des vastes plaines de Russie au début de l'année 1352. Partie de Marseille plus de quatre ans auparavant, la peste noire aura causé la mort de 25 à 45 millions d'Européens.
Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti
Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti
daté novembre 2017
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Relire Thucydide, Giono et Camus
Autrefois, les étudiants en Lettres devaient traduire le célèbre texte de Thucydide, la « Peste d’Athènes » (Guerre du Péloponnèse, II, 47-52), repris par Lucrèce à la fin de son ouvrage De la Nature et retraçant l’épidémie particulièrement meurtrière qui dévasta la cité de 430 à 427 av. J.-C. Ce texte est resté dans les mémoires comme l’évocation la plus saisissante d’une calamité épouvantable (précisons que les Anciens dénomment « peste » toute maladie contagieuse).
Cette endémie s’abat sur Athènes au moment où la ville est en guerre contre Sparte, ce qui rend encore plus tragiques les conséquences de ce mal. Car, pour fuir l’ennemi, les villageois de l’Attique sont venus se réfugier dans la capitale, cet afflux de nouveaux habitants ne fait qu’aggraver la rapidité de la contamination.
Les signes de la « peste » sont toujours les mêmes : violents maux de tête, fièvre intense, difficultés de respiration, toux violente, éternuements et hoquets ininterrompus, puis vomissements et diarrhées. La mort intervient au bout de sept ou neuf jours. Les médecins sont impuissants à soulager les malades, aucun médicament ne s’avère efficace. Les maisons et les biens des morts sont pillés par les vivants. Les cadavres s’entassent dans les rues et il est impossible de les inhumer selon les rites funéraires. Le plus bizarre, selon Thucydide, c’est que les critères habituels de la vie en société ont disparu : plus personne n’a de respect pour les dieux ou les lois humaines. Face à la menace d’une mort imminente domine pour chacun la poursuite des plaisirs interdits. Tous ceux qui vivent encore sont en proie à une frénésie de jouissances et se livrent à des débauches incontrôlables. Cette « peste » provoque même la mort du chef de l’État, le célèbre Périclès.
Dans l'Antiquité, le confinement n'existe pas
Toutes les grandes épidémies qui ont accablé le monde pendant des siècles se traduisent par des infortunes et des drames comparables à ceux évoqués par Thucydide et Lucrèce. Le « confinement » n’existe pas dans l’Antiquité, mais on le voit observé plus tard. Le Decameron de Boccace, première œuvre en prose italienne, a pour prétexte la peste de Florence en 1348. Sept femmes et trois jeunes hommes se trouvent cloîtrés dans une maison de la campagne toscane. Pour passer le temps, pendant dix jours, chacun à son tour raconte une histoire. Un bon usage d’un « confinement » obligatoire !
Dans la littérature moderne, deux romans particulièrement remarquables, font écho à nos préoccupations actuelles. Dans le paysage de Manosque, Jean Giono fait évoluer un jeune officier au milieu des horreurs de l’épidémie de choléra qui a ravagé la France en 1838. Le Hussard sur le toit multiplie les descriptions tragiques des maux à la fois physiques et moraux de ce fléau n’épargnant personne, « pesant sur la mort des hommes dans la vibration d’un implacable été ». Les réactions égoïstes des habitants de Manosque témoignent de leur attachement effréné à la vie mise en danger de tous les côtés.
La Peste d’Albert Camus, best-seller de l'année du Covid 19
Il serait évidemment impossible de garder le silence sur La Peste d’Albert Camus, qui connaît à nouveau un grand succès. Quand j’étais étudiante, Camus était victime d’un dénigrement des intellectuels de l’époque et « on ne lisait pas Camus » ! Je viens de relire ce roman méprisé pendant ma jeunesse et j’ai beaucoup apprécié cette œuvre dans laquelle le talent de romancier de l’auteur est au service de l’évocation d’une épidémie « imaginaire » touchant la ville d’Oran en 1947. Si vous ne l’avez pas lu, je ne peux que vous conseiller d’entrer dans cet univers si proche du nôtre : la lente montée de la maladie traduite par l’apparition des rats dans tous les quartiers de la ville, la panique d’une population peu préparée à un tel fléau, l’impuissance des hommes à juguler la peste, l’immense joie des Oranais lorsque les portes de la ville sont de nouveau ouvertes, ce qui leur permet de retrouver le monde des vivants. Au milieu des réactions individuelles (égoïsme, méfiance, découragement) qui, pour Camus ne sont que l’expression de l’absurdité du monde, quelques personnages se dévouent pour assister leurs compatriotes : c’est leur solidarité avec l’humanité souffrante qui donne son véritable sens à la peste. Même si sa lutte est vouée à l’échec, l’homme doit la poursuivre contre tous les fléaux qui accablent le monde (rappelons que Camus prend la peste comme image des tyrannies et du nazisme en particulier). Sans aucune illusion sur le monde et l’humanité, le médecin Rieux, chroniqueur de cette épidémie, conclut : « Je veux dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, il y a dans les hommes plus de chose à admirer que de choses à mépriser. »
Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti
daté novembre 2017
Catherine Salles
Spécialiste de l'Antiquité romaine
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