1Dans les années quatre-vingt-dix, et dans un contexte social algérien marqué par la violence terroriste, Assia Djebar s’est assigné la tâche d’écrire, dans un roman, Le Blanc de l’Algérie (1995), pour raconter la mort, celle de ses amis et celle d’autres moins proches, en rapport avec cette « décennie noire ».
- 1 Selon Benjamin Stora, « c’est le présent de la tragédie actuelle qui impose ses exigences, permet l (...)
2Rivé à ce moment d’Histoire, que bon nombre d’intellectuels ont qualifié de « tragédie »1, le livre de celle qui s’y identifie comme « écrivain et Algérienne » (p. 241) répond à un double devoir, devoir de mémoire et devoir d’Histoire. C’est ce qui est retenu et affiché en quatrième de couverture :
Convoquer les morts, ces "chers disparus", et restituer leurs derniers instants, l’horreur de leur mort, la douleur de leurs proches, comme un cérémonial dans un pays en proie à la guerre, où l’écrivain est offert en victime propitiatoire, tel est le propos de ce récit qui répond autant à une exigence de mémoire immédiate qu’à un désir de lire autrement l’histoire de l’Algérie.
3La convocation de ces « chers disparus », qui s’accompagne d’une relecture de l’Histoire, revêt un cachet particulier dans le texte de Djebar. En effet, la présence métaphorique de la couleur blanche, et ce dès le titre, et son apparition systématique à l’évocation de la mort de ses amis participent dans la mise en place d’une poétique de la mort. Signe annonciateur du trépas, signe de deuil, cette couleur acquiert une valeur symbolique relative à l’Histoire de l’Algérie.
Notre choix de cette couleur est ainsi motivé par la forte présence du mot « blanc » et de tous ses dérivés tout au long du récit, et ce, dès le titre : Le Blanc de l’Algérie. Cette focalisation explicite participe de sa surdétermination aux deux niveaux : signifié et signifiant.
Pour le montrer, nous étudierons, en un premier lieu, « la poétique de la couleur blanche » en nous intéressant aux valeurs qu’elle génère et à leur investissement, sur le plan du signifié et du signifiant, ainsi que la manière à travers laquelle ces valeurs sont surdéterminées par la mort.
- 2 Cette notion, dans le domaine des lettres, a été proposée par Boualit F. qui précise que « la coule (...)
Cette activité du signe « blanc » et de ses dérivés au double plan, du signifié et du signifiant, a légitimé notre recours à la notion de « chromatographie »2 pour cibler, au-delà de la chromatique, « l’implication de la couleur dans l’engendrement du procès scripturaire. Car, (...) la couleur écrite n’est pas toujours un simple accessoire de la description, un succédané du visible » (Boualit, 1993 : 14).
En second lieu, nous nous intéresserons, d’un point de vue ethnologique, aux rites funéraires décrits lors de l’enterrement des « chers disparus » dans leur réinvestissement symbolique du « blanc ».
Topicalisation chromatographique du blanc de la mort
4Ainsi, tout en réinvestissant les préoccupations majeures de l’ensemble de l’œuvre de Djebar, Le blanc de l’Algérie revisite le rapport de la littérature à l’Histoire, ou plus précisément à une certaine période de l’Histoire de l’Algérie :
Le Blanc de l’Algérie donne la mesure profonde de la nouvelle tragédie de l’Algérie et véhicule les questionnements auxquels ses écrivains sont désormais confrontés. En même temps, il approfondit l’exploration de la relation entre la littérature, la violence et la mort, un aspect important de l’œuvre de Djebar. En conséquence, il est probable que ce roman conservera une place particulière dans l’ensemble de la production d’Assia Djebar. Il s’agit, d’une part, d’un texte dicté par son propre sens du devoir d’écrire au sujet d’un ensemble de conditions particulièrement horribles. D’autre part, il paraît répéter et véhiculer les interrogations qui traversent autant ses textes de fiction, sa production cinématographique, ses essais que son œuvre poétique et dramatique. (Gafaiti, 2011 : p. 80)
À travers la couleur blanche en texte, nous verrons donc comment l’auteur, dans sa conception de « la relation de la littérature à la violence et à la mort », « donne la mesure profonde de la nouvelle tragédie ». C’est dans cette perspective que nous tenterons d’examiner les stratégies scripturaires mises en place pour témoigner de la disparition de plusieurs intellectuels et écrivains algériens.
Djebar entame en effet une entreprise de témoignage de la tragédie algérienne, et en déployant une isotopie de la mort reliée à la couleur blanche, son texte transfigure les signifiés référentiels de cette couleur pour produire d’autres effets de sens engendrés par l’environnement textuel dans lequel elle s’inscrit. Le texte met en œuvre, à ce niveau, le procédé de la « topicalisation chromatographique » : le signe de la couleur blanche est le topique de l’énoncé compris au sens de « thème » - « ce dont parle le locuteur » - en tant que différent du « propos » - « l’information qu’il entend apporter relativement à ce thème » (Ducrot et Schaeffer, 1972, 1995 : 541‑542).
A travers ce procédé, « la signification à construire serait d’ordre idiolectal, en ce sens qu’elle s’inscrit explicitement contre la charge symbolique que lui confère la raison sociale. Elle ne reconduit pas un code préétabli mais elle ne l’ignore pas pour mieux le subvertir. Le texte est alors l’espace de cette subversion par l’écriture » (Boualit, op.cit. : 67)
L’indice le plus évident de cette topicalisation du « blanc » est sa focalisation dans les propos métaréflexifs de l’auteur/narrateur :
Je ne peux pour ma part exprimer mon malaise d’écrivain et d’Algérienne que par référence à cette couleur, ou plutôt à cette non-couleur. "Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu ", disait Kandinsky. Me voici, par ce rappel de la peinture abstraite, en train d’amorcer un discours en quelque sorte déporté. (Djebar, 1995 : p. 241)
La référence explicite au peintre et théoricien de l’art Vassily Kandinsky, délivre la symbolique chromatique à conférer au blanc dans le texte d’Assia Djebar : le blanc, « non-couleur », est associé au « silence », mais ce silence lui-même, chez Kandinsky, n’est pas associé à la mort mais à la vie :
À l'analyse, le blanc, que l'on considère souvent comme une non-couleur, est comme le symbole d'un monde où toutes les couleurs se sont évanouies. (...) Il en tombe un silence qui court à l'infini comme une froide muraille, infranchissable, inébranlable. Le blanc sur notre âme, agit comme le silence absolu. (…) Ce silence n’est pas mort. Il regorge de possibilités vivantes. (...) C’est un "rien" avant toute naissance, avant tout commencement. (Kandinsky, 1954)
Le « silence » dont il s’agit est celui qui précède la « naissance » / « commencement », donc, littéralement, celui d’avant « le verbe », celui de tous les possibles.
Par ce renvoi intertextuel, le texte de Djebar exhorte son lecteur à superposer le « blanc » de Kandinsky au sien qui hérite ainsi des valeurs sémantiques du blanc telles développées par le peintre pour les adapter à sa représentation de la mort.
Ainsi, le blanc de la mort est aussi, paradoxalement, vecteur de vie.
C’est dans ce sens que nous tenterons de démontrer que le texte d’Assia Djebar ne s’inscrit pas dans l’optique d’une sémiologie des couleurs – valeurs symboliques extratextuelles qui seraient reconduites en texte –, mais dans la génération de nouveaux signifiés du signifiant de la couleur.
- 3 « La glose est un autre procédé de topicalisation par expansion. Celle-ci se présente comme un méta (...)
5Nous comptons étayer ainsi notre hypothèse selon laquelle la valeur symbolique de la couleur blanche, dans le texte d’Assia Djebar, transcende ses usages référentiels et extratextuels en nous penchant sur un second indice de sa topicalisation : la « glose chromatographique »3.
Le signe de la couleur blanche fait l’objet d'une mise en focus à travers le procédé de la glose qui consiste en son insertion dans un « syntagme chromatographique, enjeu de l’activité scripturaire » (Boualit, op. cit. : 132).
L’extrait suivant, typique de ce procédé de topicalisation, intervient en préambule au récit des « trois journées » d’enterrement des « trois amis » assassinés. Il est surdéterminé par le recours à l’italique, au niveau formel, et par la thématisation de la couleur blanche associée à la mort :
Trois journées blanches. Deux en juin 93, la troisième en mars 94. Trois journées algériennes./ Blanches de poussière. Celle qu’on ne distingua pas, chacun de ces trois jours, mais qui s’infiltra invisible et menue, en chacun de ceux qui affluèrent au moment de votre départ. (…)/ Journées blanches de cette poussière donc dans laquelle les dizaines de témoins, d’amis, de familiers qui vous ont accompagnés à la tombe, eux les suivants, désormais s’empêtrent ; en sont habillés, engoncés, et ils ne le savent pas. (…)/ Trois journées blanches de ce brouillard mortel./ Non. Moi, je dis non. Moi qui, ces trois fois, ai été absente – moi, la lointaine presque l’étrangère, l’errante en tout cas, la muette dans la séparation, celle qui renia toute déploration, moi, je dis non. / Pas le blanc de l’oubli. De cet oubli-là : oubli de l’oubli même sous les mots des éloges publics, des hommages collectifs, des souvenirs mis en scène. Non : car tous ces mots, bruyants, déclamés, attendus, tout ce bruit les gêne, mes trois amis ; les empêche, j’en suis sûre, de nous revenir, de nous effleurer, de nous revivifier. (…)/ Oh, mes amis, pas le blanc de l’oubli, je vous en prie, préservez-moi ! Seulement la « fragrante douceur » de votre voix, de vos murmures d’avant l’aube. (…)/ Pas le blanc du linceul, non plus ! On vous aurait brulés, on aurait éparpillé vos cendres dans quelque Gange(…)/ Ces trois journées se penchent. Le passé recule, dit-on : trois morts, ou trois cents morts, ou trois mille…Non.
Le blanc inaltérable de votre présence. / Non ; je dis non à toutes les cérémonies : celles de l’adieu, celles de la piété, celles du chagrin qui quête sa propre douceur, celles de la consolation./ Trois journées étincelantes. (Djebar, 1995 : pp. 55‑57)
Dans ce passage, volontairement long pour nécessité de démonstration, la couleur blanche fait l’objet d’ « explications » et de « commentaires », en fonction des usages et d’un méta-discours condensant son parcours et sa distribution dans le roman.
Nous remarquons d’emblée que le terme « blanc » et ses dérivés font l’objet de reprises anaphoriques, imposant une redistribution du sens par association, grâce aux équivalences de syntagmes chromatographiques contigus : « journées blanches », « journées algériennes », « (journées) blanches de poussières », « (journées) blanches de ce brouillard mortel », « pas le blanc de l’oubli »( deux fois), « pas le blanc du linceul », « le blanc inaltérable de votre présence », « journées étincelantes ».
Une lecture paradigmatique de ces gloses chromatographiques contigües met au jour un champ sémantique du signe de la couleur blanche structurée selon une opposition de leurs sens symboliques à partir du syntagme générique « journées blanches », équivalent de « journées algériennes » :
« journées blanches » / « journées algériennes »
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« blanches de poussière »
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« pas le blanc de l’oubli »
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« blanches de ce brouillard mortel »
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« pas le blanc du linceul »
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« blanc de l’oubli »
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« blanc inaltérable de votre présence »
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« blanc du linceul »
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« journées étincelantes »
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Le paradigme de la première colonne est celui des valeurs du « blanc » dont l’investissent « les dizaines de témoins, d’amis, de familiers qui vous [les trois amis] ont accompagnés à la tombe, eux les suivants ». Pour eux, le blanc est celui, chronotopique, d’un espace temps, « journées blanches »/ »algériennes », caractérisé par « ce brouillard mortel », « le linceul », « l’oubli », et qui les entrave (s’empêtrent » - « engoncés ») sans qu’ils en prennent conscience (« et ils ne le savent pas »).
Le paradigme de la seconde colonne est celui d’une redéfinition consciente et assumée de la couleur par « celle qui renia toute déploration », celle qui « di(t) non » au comportement des « dizaines... » et au sens symbolique qu’ils confèrent au « blanc ». Pour elle, le blanc est celui du même chronotope que le groupe social, « journées blanches »/ »algériennes », mais caractérisé cette fois par le refus du « blanc » de « l’oubli » et du « linceul », donc de la mort, pour sa métamorphose et son assumation en « blanc inaltérable » de la « présence » des morts qui hérite du déterminant « inaltérable » de son « blanc ».
Cette mise en place de nouvelles valeurs du « blanc » suit une progression qui dessine un cheminement narratif d’une glose chromatographique à une autre jusqu’à son parachèvement à travers la transformation du chronotope générique, « journées blanches » / « algériennes » en « journées étincelantes ».
Nous pouvons induire que l’écriture chromatographique substitue explicitement au « blanc » du « brouillard », du « linceul », de « l’oubli » et de la mort, le « blanc » de la « présence », de la lumière et donc, d’une certaine façon, de la vie.
Nous pouvons poursuivre la démonstration de ce « miracle » de la topicalisation de la couleur blanche dans tout le livre. Mais, dans l’espace qui nous est imparti, nous aimerions, après avoir examiné quelques échantillons de l’activité matérielle de la couleur, nous arrêter sur les récits des enterrements des « chers disparus » ; notre objectif étant de vérifier si le cheminement du signifiant de la mort à la vie est le même que celui du signifié narratif.
« Morts inachevées » et nouveaux rituels de deuil
6La mise en texte de la mort est également prise en charge par le récit des cérémonies funéraires organisées à l’occasion de l’enterrement des « disparus ». Le récit de la mort de trois d’entre eux, inspiré du réel, marque fortement ce roman : celle, de Mahfoud Boucebci, psychiatre et de M’Hamed Boukhobza, sociologue, assassinés à Alger en juin 1993, d’Abdelkader Alloula, auteur dramatique, assassiné à Oran en mars 1994. C’est dans ces récits que nous tenterons d’analyser le processus de textualisation de la mort à l’épreuve de la couleur blanche.
En outre, les funérailles décrites dans Le Blanc de l’Algérie permettent à l’auteur de présenter sa conception de la mort, qui selon elle, peut être « blanche » ou « inachevée » (1995 : 89‑90) :
Entre une mort blanche et l’autre, celle que provoque l’accident de hasard, ou pire, le meurtre avec son vrombissement de haine - entre ces deux issues, où git la différence, pour nous qui restons ?
Nous témoins de l’instant qui casse la course de l’ami, ou doucement en interrompt le fil, au contraire de ceux qui assistent à l’autre fin, à l’aboutissement par épuisement, de quelle peine ou de quel bouleversement devons-nous lentement nous décharger ? Ainsi moi, à votre propos, chers amis, vous la triade la plus proche à mon cœur, de la terre là-bas, de la patrie commune, tandis qu'entre nous seul l'écheveau des mêmes langues tressaille et vous rend à nouveau si présents ! La mort est-elle inachevée, parce que violente, parce que survenue sans s’être annoncée ?...La cassure, la chute représenteraient un peu la double mort puisque survient, d’un coup, la plongée dans le trou.
Au-delà de la différence établie entre « une mort blanche », attendue, et « la mort inachevée », violente et imprévisible, subsumées dans la même douleur des « témoins », les « chers disparus » brutalement peuvent être « à nouveau si présents », confirmant ainsi en aval « le blanc inaltérable de [leur] présence » (cf. supra).
Nous pouvons saisir les modalités de cette « présence » à travers le récit des trois enterrements tel qu’annoncé par l’auteur/narratrice : « J'ai voulu, dans ce récit, (...) décrire aussi, pour chacun, le jour de l'assassinat et des funérailles — ce que chacun de ces trois intellectuels représentait, dans sa singularité et son authenticité, pour les siens, pour sa ville d'origine, sa tribu » (Djebar, 1995 : 11).
Pour lire les rites funéraires du livre, nous convoquerons la notion de rite de passage telle qu’elle a été développée par l’ethnologue Arnold Van Gennep (1909/1981 : 20), en trois étapes successives : la séparation (préliminaire), la marge (liminaire) et enfin l’agrégation (postliminaire) avec accès à un nouveau statut. L’ethnologue précise que dans les rites funéraires :
(...) les rites de séparation sont peu nombreux et très simples, que les rites de marge ont une durée et une complexité qui va parfois jusqu'à leur faire reconnaître une sorte d'autonomie, et qu'enfin de tous les rites funéraires, ce sont ceux qui agrègent le mort au monde des morts qui sont le plus élaborés et auxquels on attribue l'importance la plus grande. (op. cit. : 150).
Nous montrerons que dans la description textuelle des rites funéraires, les rites d’agrégation ne sont pas parachevés pour que les morts soient toujours présents auprès des vivants.
7L’évocation du « meurtre » du premier des « trois amis », M’hamed Boukhobza, se fait par le biais de sa femme Fatna et de sa fille Hasna au discours indirect. Sa mort est violente : « Le corps ainsi, éventré, poitrine ouverte, et pour finir, achevé par-derrière, à la nuque frappé !...Elle ne pourrait même pas voir les traits du visage ! » (p. 65). Elle est donc une des morts inachevées à laquelle Fatna oppose un déni : « …Il l'aurait vraiment quittée, elle, et à jamais ! Ce jour au collège, ensemble, à El-Bayadh, elle avait quatorze ans, quinze, ou presque seize, elle a su, en silence, que leurs espoirs, leur avenir, leur vie seraient les mêmes... Il l'aurait quittée ! » (p. 65).
Ce déni de la séparation se manifeste par la croyance en la présence vivante du mort :
Une heure, deux heures où elle s’est plongée dans un long dialogue ininterrompu avec M’Hamed (…) Elle le sent, profile sa silhouette invisible tout près d’elle, tout contre ses épaules. Il lui sourit tristement ; comme d’habitude, il lui fait confiance. (pp. 65‑66).
La phase d’agrégation est d’autant plus compromise que l’enterrement n’a pas eu lieu à Alger, à proximité, comme le souhaitait Fatna, mais loin d’elle, à El-Bayadh, et qu’elle assiste à l’enterrement de loin : « Les femmes n’entrèrent pas dans l’enceinte du cimetière ; sauf Fatna qui, assise près de son père, dans une voiture – celle-ci garée dans un coin, près des tombes-, serrait sa fille Hasna contre elle » (p. 70).
8Le « meurtre » du psychiatre Mahfoud Boucebsi intervient à la même période que celui de M’Hamed Boukhobza, le 15 juin 1993. Sa mort, violente, est également une « mort inachevée ».
9Abdelkader Alloula va, quelques mois plus tard connaître une morte violente, et donc « inachevée ».
À l’occasion des « morts inachevées », les femmes vont instaurer un nouveau rituel de deuil vécu comme un rituel de marge parce qu’il va maintenir la « présence » du mort parmi les vivants, empêchant ainsi son agrégation au monde des morts.
Selon Van Gennep,
pendant le deuil, les vivants et le mort constituent une société spéciale, située entre le monde des vivants d'une part et le monde des morts de l'autre, et dont les vivants sortent plus ou moins vite selon qu'ils étaient plus étroitement apparentés au mort. (op. cit. : 152)
A la mort de Boukhobza,
[les femmes] se sont massées pas seulement dans l’appartement, mais aussi dans la rue, sous les fenêtres du logement. Un sit-in s’est improvisé, comme pour les précédents assassinats : des discours s’entrecroisent, un hymne et des slogans sont lancés par quelques-unes… (p. 65).
Elles ont également investi les alentours du cimetière au moment de sa mise en terre :
En dehors de la petite muraille en pisé, se dressèrent soudain de multiples femmes de la ville, des amies mais aussi des inconnues, des jeunes et des vieilles ; la plupart, un voile clair flottant sur leur tête, assistèrent donc de loin à l’inhumation. Si bien que quelques-unes ne purent s’empêcher de lancer des clameurs brèves : de colère ou de douleur… (p. 70)
Au lendemain de l’enterrement de Boucebsi, les femmes vont contourner l’interdiction de participer à la mise en terre du mort, en improvisant un rituel de deuil pour contenter le « besoin de sa présence » :
Nous [les femmes des associations féministes] nous sentions désorientées. Mahfoud transporté à Blida [au cimetière] nous qui ne pouvions aller jusque là-bas, qu’allions-nous faire ? Comment affronter le vide laissé par Mahfoud ? …Soudain, sans nous être concertées, nous nous assîmes, quelques-unes, à même la chaussée, en, pleine rue. D’autres suivirent. (…) Alors nous avons chanté, crié, protesté ; surtout chanté : une sorte de concert improvisé… Pas comme les pleureuses d’avant ! Je me souviens que l’une d’entre nous a commencé par l’hymne national : Min djeballina…"Du haut de nos montagnes !". D’autres hymnes suivirent en arabe ; deux ou trois en berbère et fusèrent des exclamations en français, des slogans pour la démocratie, des appels à Mahfoud, des mots d’amour…Les officiels qui sortaient alors nous regardaient, l’air incertain. Car nous inventions, avec rage, un nouveau rituel : Mahfoud, après tout, était le médecin des fous, et nous devenions soudain, nous qui avions lutté, défilé dans les rues à la moindre circonstance publique, nous devenions un peu folles, à présent ! Or nous avions, plus que jamais, besoin de sa présence : qu’il soit là avec ses excès, sa joie, sa générosité ! (pp. 76‑77)
La fonction de ce rituel est, explicitement, d’empêcher la phase d’agrégation et donc l’accomplissement du rite funéraire de passage.
Pour l’enterrement d’Abdelkader Alloula, la description du cortège est également focalisée sur l’improvisation du rituel féminin de deuil :
Pleine la ville – Oran "la belle"- quand le lendemain, un mercredi, ils l’enterrèrent. "Ils" ? Tout le pays. D’abord les femmes, les jeunes filles, les matrones et les vieilles – et les enfants, bien sûr. Le cortège ? Oran se donna une journée entière de spectacle improvisé comme si, après ces trente ans de combat de Kader en son sein, elle commençait à peine à comprendre cette leçon, elle allait, enfin, le lui prouver (...). (p. 81)
Le passage du cortège devant le théâtre est ponctué, comme pour l’enterrement de Boucebsi, par des « chants » : « Ce théâtre aujourd’hui mêle les genres, fidèle au répertoire alloulien : avec des chants qui scandent, avec de l’humour soudain déchiré et une parole éparpillée, composite, éclatée, tanguant entre le rire rabelaisien et une brume de tristesse (…) » (p.82).
Le rituel a préparé en quelque sorte la résurrection du mort :
Je crois, moi qui fus absente de la cérémonie, je suis même sûre que, déjà, Kader, invisible, va et vient au-dessus de l’immense foule. Il est heureux comme au théâtre où, certains soirs, contre toute attente, le public vient bien plus nombreux que d’habitude. Il ne se savait pas tant de fidèles : il est heureux, comme à une vaste halqa, ce cercle de création et d’écoute populaires. Il est joyeux, comme dans un jeu pur ! (...) J’entends sa voix réciter sans effet, d’un ton étale, les vers de Kateb, alors qu’il enveloppe d’un dernier regard les enfants assoupis :Mourir ainsi c’est vivre/ Guerre et cancer du sang/Lente ou violente chacun sa mort/ Et c’est toujours la même/ Pour ceux qui ont appris/ A lire dans les ténèbres / Et qui les yeux fermés/ N’ont pas cessé d’écrire/ Mourir ainsi c’est vivre. (pp. 83‑84)
Dans cet extrait, la mort est définie en son contraire et c’est ce qui justifie l’improvisation du rituel féminin de deuil, en tant que rituel de la marge, qui permet au vivant d’intégrer le mort au monde des vivants, l’arrachant à l’agrégation au monde des morts.
La réussite de ce rituel est d’une certaine façon confirmée par la narratrice qui s’était assigné la mission de « témoigner » (cf. supra) :
…Cela fait plus d’un an pour Kader, presque deux ans pour M’hamed et pour Mahfoud, qu’ils me hantent en plein jour, n’importe où mais ailleurs, loin de la terre où on a cru les enterrer…On les a enterrés ? L’un après l’autre ? (…) Heureusement, ils me parlent souvent, ces « chers ». (…) Ils n’ont pas disparu ; ils sont là ; ils m’approchent parfois, ensemble ou séparément… Ombres qui murmurent. (p. 17)
Ce point de vue de la narratrice se confond avec celui de l’auteure Assia Djebar qui conçoit son écriture de cette « décennie noire » dans le déni de la mort. Elle évitera, à tous ces morts, la phase finale d’agrégation au monde des morts en les maintenant dans la phase liminale, entre la vie et la mort. C’est sa réponse à la question qu’elle se pose quant à son projet d’écriture : « Tout écrivain, comme n’importe quel lettré ou analphabète, est mortel. Pourquoi, sur la terre Algérie et en cette année 95 précisément, suis-je à ce point obsédée par l’accouplement de la mort- cette monture noire de race- avec l’écriture ? » (p. 233).
Comme le confirme cette citation, l’accouplement de la mort et de l’écriture ne se réalise pas seulement au niveau signifié, mais également du signifiant (mort/monture/ écriture/ race).
10Ainsi, la mise en place d’un nouveau rituel féminin de deuil confirme et complète les conclusions de la première partie de notre étude sur la topicalisation chromatographique du blanc dans le roman d’Assia Djebar.
En effet, nous avons consacré le premier point de notre article à l’étude chromatographique du rapport du signifiant « blanc » à la mort, qui a mis en exergue l’inversion de la valeur sémiologique du blanc de la mort en blanc de présence comme signe de vie. Le second point est une illustration, au niveau narratif de cette inversion, puisque l’accomplissement du rite funéraire a été systématiquement entravé dans son parachèvement pour que la mort se fasse présence grâce à de nouveaux rituels.
Nous pouvons induire que le texte de Djebar obéit à son projet d’écriture, et que tout en participant dans la restitution du rite funéraire, il transfigure la représentation de la mort à travers de nouvelles stratégies scripturaires.
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