Dans une poignée de semaines, l'Algérie commémorera un important épisode de sa Révolution. Il s'agit du détournement d'un appareil marocain qui transportait cinq chefs historiques du FLN le 21 octobre 1956.
Cet acte de piraterie n'est en rien différent du détournement du vol international par la Biélorussie, le vol Athènes-Vilnius pour arrêter un opposant. L'interception de l'avion de la compagnie Ryanair, le 23 mai 2021, par la Biélorussie alors qu'il se dirigeait vers la Lituanie en survolant son territoire, afin d'arrêter le journaliste et opposant Roman Protassevitch qui se trouvait à son bord, a provoqué une large condamnation internationale, et surtout par la France qui dénonçait très vite l'arbitraire de la méthode. Un désaveu total s'est disséminé jusque dans les nombreuses déclarations, issues de l'Union européenne ou des Etats-Unis par exemple, qui ont toutes appelé à la libération immédiate du militant de 26 ans en exil, arrêté tandis qu'il rejoignait la Lituanie.
Pourtant, ce détournement scandaleux a connu un précédent du fait de la France, lorsqu'il y a soixante-cinq ans, cette puissance coloniale a donné l'exemple de la piraterie arienne, en détournant, le 21 octobre 1956, un appareil marocain sur Alger. A cette date, la guerre d'Algérie fermente depuis près de deux ans. Les appelés français du contingent qui sont contraints d'y participer, généralement dans la mauvaise humeur, sont plus de 200.000.
Bien que la complicité des plus hautes instances marocaines a longtemps été soupçonnée, cet acte de piraterie sans précédent va déchaîner la colère des peuples arabes. Que s'est-il passé ce jour-là ? Une réunion se préparait pour le 22 octobre 1956 à Tunis entre le président Bourguiba, le sultan chérifien Mohammed V et une délégation du FLN. Les services d'espionnage français ont appris (par qui ?) que la délégation FLN avant de rejoindre Tunis passe par Rabat. Elle comprend : Ben Bella, Khider, Lacheraf, Boudiaf et Hocine Aït Ahmed, cinq chefs révolutionnaires de première importance. Ces cinq dirigeants sont porteurs de nombreux faux passeports et de beaucoup de documents. Ils vont prendre place à l'aéroport de Rabat dans un DC3 d'Air Maroc au lieu d'embarquer dans le même avion du roi Mohammed V (première anomalie). Dans l'esprit fertile du SDECE (informé de ce déplacement), de l'état-major de l'air français et du préfet d'Alger est née alors l'idée de détourner le DC3. L'avion va être retardé à l'escale technique de Palma pendant que l'avion du roi du Maroc poursuivra seul son chemin; le pilote français du DC3 recevra l'ordre de faire route sur Alger. Un appareil de chasse l'y accompagnera discrètement. L'hôtesse, par ailleurs « honorable correspondante du SDECE », sera chargée de tirer les rideaux des hublots afin que les passagers n'identifient pas l'approche d'Alger.
A l'arrivée, elle clamera bien fort : «Bienvenue à Tunis» et l'armée française cueillera les passagers à Alger. Les cinq chefs historiques du FLN étaient tirés de la carlingue, mitraillés par les photographes et menottés. Ils ne seront libres qu'en 1962 au moment de l'indépendance.
Le pouvoir politique français a donné son accord pour détourner l'avion et appréhender ses occupants et les officiers supérieurs ont obéi aux ordres. Pendant ce temps, le ministre-résident à Alger était injoignable, et ne pouvait donc confirmer ou infirmer les ordres donnés, puisqu'il était dans sa chère Dordogne d'élection, enfermé à double tour dans le plus grand secret avec le Premier ministre israélien Ben Gourion ; ils mettaient au point une « autre idée de génie », l'attaque contre Suez que le colonel Nasser venait de nationaliser. Injoignable lui aussi. Seul Max Lejeune, simple secrétaire d'Etat à la Défense, a été informé et comme c'est un dur de dur, il a donné son aval.
Quand la nouvelle parvient enfin en haut lieu, le président de la République, René Coty, en pleine nuit et en robe de chambre, reçoit un conseil de cabinet et tance Max Lejeune. Mais le vin est tiré, on ne le remettra pas dans le tonneau. Savary sera le seul à démissionner. Il considère que l'arraisonnement d'un avion étranger par son gouvernement est un acte inadmissible. Lorsque la nouvelle fut rendue publique, ce fut un déchainement contre la France dans le monde arabe : pillage de magasins à Tunis, mort de trente européens à Meknès. Bourguiba et Mohammed V, chefs d'Etats encore économiquement dépendants de la France, n'ont pas les moyens d'être furieux longtemps.
Le sultan accepte même une commission internationale, chargée de répondre à cette question cocasse : le gouvernement marocain est-il fondé à soutenir que le déroutement de son avion est contraire au droit international public ?
Depuis le développement de la piraterie aérienne à laquelle la France a donné le coup d'envoi, la réponse vient de suite. Cette arrestation qui est un épisode clé de la guerre d'Algérie se révèle très maladroite pour la France, sur un plan tactique, ce qui va entraîner une radicalisation du conflit. Nous y ajoutons plus bas quelques précisions, fondées notamment sur le témoignage d'Hocine Aït Ahmed, qui a relaté comment l'arraisonnement de cet avion dont le vol ne pénétrait pas dans l'espace aérien français avait été rendu possible. L'appareil avait été affrété par le roi du Maroc, Mohammed V. A bord, cinq membres de l'état-major du FLN : Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider, Houcine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf et Mostafa Lacheraf. Partis de Rabat au Maroc, le voyage a pour destination Tunis, où doit se tenir une conférence sous le haut patronage de Mohammed V et de Habib Bourguiba, président de la jeune Tunisie indépendante. Sur le papier, les cinq dirigeants du mouvement national voyagent sous de fausses identités, mais quand le commandant de bord reçoit de l'armée française l'ordre de bifurquer vers l'Algérie, il a aussi à bord plusieurs journalistes, qui travaillent par exemple pour L'Istiqlal, le quotidien marocain de Mehdi Ben Barka... ou pour le New York Times.
La journaliste Eve Parret-Deschamps est également du voyage, et témoignera plus tard, en France, de ce détournement à la vue de tous, dans des émissions comme Les Dossiers de l'écran.
Si la presse accompagne les chefs de file de l'indépendance algérienne, c'est parce que leur présence au royaume chérifien n'avait rien de secret : l'avion détourné était certes un avion marocain, mais son équipage était français, et, dans cette période immédiatement postérieure à l'indépendance du pays, les forces armées françaises y étaient encore nombreuses et leurs services secrets très présents et influents.
Hocine Aït Ahmed Allah Yerrahmou a raconté que c'est le dauphin du roi Mohammed V, le prince Moulay Hassan, qui deviendrait ensuite le roi Hassan II, qui a reçu à Rabat la délégation algérienne et lui a signalé au dernier moment que le programme de leur vol était changé. Au lieu de monter dans l'avion du souverain marocain pour se rendre à Tunis à la conférence maghrébine invitée par le président tunisien Habib Bourguiba, comme c'était d'abord annoncé, ils devraient prendre un avion dans lequel il s'avèrera que ne figuraient aucun officiel marocain et que l'équipage était contrôlé par les services secrets français.
Moins d'une semaine plus tard, le 28 octobre, les cinq responsables algériens du FLN étaient en chemin pour Paris, et la prison de la Santé. Ajoutons que les deux photos qui illustrent cet article sont dignes d'intérêt.
D'une certaine manière, il s'agit de deux mises en scène. Sur celle du départ de Rabat de la délégation algérienne figure un officier supérieur marocain, le prince Moulay Hassan en personne, qui affiche une attitude amicale vis-à-vis de la délégation algérienne avant de les laisser monter dans un avion où ne figure aucun officiel marocain, et la photo prise à Alger après le piratage de l'avion montre qu'on avait fait retirer aux cinq délégués leur cravate, fait revêtir son imperméable à Mohamed Boudiaf et fait retirer sa veste à Mohamed Khider.
Une mise en scène destinée à ne pas leur donner une image d'hommes d'Etat mais à les présenter plutôt comme de simples « hors-la-loi ». L'épisode de l'avion détourné verra le roi du Maroc se faire tancer comme un petit garçon par l'ancienne puissance coloniale, jusqu'à ce que les relations se normalisent, une grosse année plus tard.
Cet article a le mérite de rappeler qu'avant l'acte de piraterie aérienne commis par la Biélorussie le 23 mai 2021, et par lequel l'ensemble de la société française a réprouvé gravement, cette France offusquée s'était pourtant rendue coupable durant la guerre d'Algérie d'une semblable violation du droit international.
par Youcef Dris
Samedi 4 septembre 2021
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5304975
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