Mercredi 15 septembre 2021. Peu avant minuit, la nouvelle tombe : les Français reçoivent un violent coup sur la tête de la part de leurs « alliés » anglo-saxons, d'autant plus rude qu'il est subreptice et imprévu. Peut-être pas pour les gouvernants, mais avec certitude pour les Français ordinaires et les observateurs de la vie politique internationale.
Le « contrat du siècle » qu'ils avaient signé en 2019 sur la fourniture par la France de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle est rompu par l'Australie en alliance nouvelle avec la Grande Bretagne et Washington qui récupèrent le marché ainsi perdu par Paris.
Les autorités des trois pays annoncent la signature d'un traité stratégique permettant aux Etats-Unis de fournir à l'Australie des sous-marins à propulsion nucléaire dont, seule, la Grande Bretagne avait jusque-là bénéficié. Dans son allocution mercredi, Joe Biden a préféré mettre l'accent sur les combats livrés ensemble par les États-Unis, l'Australie et le Royaume-Uni depuis un siècle.
Avec un temps de retard qui n'est pas dû au seul décalage horaire entre les deux rives de l'Atlantique, la nouvelle va très vite enflammer le monde médiatique et politique dans les pays concernés, avec un silence prudent du reste du monde. Les autres pays européens en particulier suivent attentivement et prudemment les événements, les arguments échangés par les uns et les autres, les accusations proférées, mesurant le degré de gravité des faits et estimant leurs conséquences sur une Europe déjà fortement perturbée par une pandémie qui était loin d'avoir été correctement gérée.
Américains, Britanniques et Australiens semblent surpris par la réaction française.
Quand il est question de « coup de poignard dans le dos », pour bien comprendre l'indignation française il faut préciser. Les Français prétendent avoir subi trois préjudices combinés :
1.- Un préjudice commercial : la perte d'un contrat de plusieurs dizaines de milliards d'euros.
2.- Un préjudice géostratégique : ils ont été exclus de d'un système intégré de défense bricolé dans le secret, à leur insu alors que la France contrôle dans le pacifique un espace océanique qui mérite considération de la part de ses « alliés ».
3.- Un préjudice politique : considérée comme quantité négligeable, la France a été humiliée à travers son gouvernement, aussi bien devant les Français, mais aussi devant les autres pays européens et devant la communauté internationale.
Si cet outrage est constitué, qui ne comprendrait alors la colère devant l'affront ?
La Chine, qui occupe le rôle de la variable cachée dans cette affaire, dans la déclaration des trois pays de l'AUKUS, n'a été mentionnée ni dans les déclarations orales, ni dans le communiqué qui évoque la « paix et la stabilité dans la région indo-pacifique », mais place est laissée aux « personnes autorisées » pour indiquer en tout anonymat que la nouvelle alliance vise d'abord à faire face aux ambitions régionales de Pékin.
Toutefois, sans nier l'importance du défi que la Chine a lancé aux Etats-Unis, ces derniers avaient-ils vraiment besoin de ce nouveau pacte pour faire face à leur adversaire en Asie et dans le pacifique ou ne s'agit-il que d'une opération de communication commode pour masquer une opération industrielle et commerciale juteuse au détriment de l'« allié » français ?
Deux volets de cette affaire doivent être distingués :
1.- La question économique, concernant les contrats dont la France a fait les frais.
2.- La question stratégique associant les trois pays, dans le cadre de la confrontation sino-américaine ;
Le propos qui suit, à défaut d'informations disponibles et vérifiables sera surtout un espace de questionnements et d'interrogations basé sur les données rendues publiques et les éléments historiques avérés qui permettent de cadrer les événements, de conjecturer l'état du monde et les perspectives que l'on peut raisonnablement en dériver.
Les faits
« Sur la base de notre histoire commune de démocraties maritimes, nous nous engageons dans une ambition commune pour soutenir l'Australie dans l'acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire », déclarent conjointement Américains, Australiens et Britanniques qui précisent dans leur communiqué qu'il s'agit bien de propulsion, et non d'armement.
Cette précaution vise peut-être à contourner l'accusation de viol du traité de non-prolifération.
« Le seul pays avec lequel les Etats-Unis ont jamais partagé ce type de technologie de propulsion nucléaire est la Grande-Bretagne » à partir de 1958, avait indiqué plus tôt un haut responsable de la Maison Blanche. « C'est une décision fondamentale. Cela va lier l'Australie, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour des générations. »
D'où la signature d'un pacte nouveau qui désormais les lie, dénommé AUKUS qui succède et se combine avec d'autres systèmes sur lesquels nous reviendrons.
La France semble découvrir qu'elle ne fait pas (et n'a jamais fait) partie du cercle restreint que l'Amérique organise autour d'elle. Déjà sous UKUSA, elle ne figurait pas dans le premier cercle. Elle apparaissait, comme d'autres (l'Algérie par exemple, dans un document diffusé en 2013 par Edward Snowden), dans la liste des « third parties », c'est-à-dire des partenaires de second rang.
Allemands et Japonais, évincés de ce marché en 2016, doivent peut-être, très discrètement cela tombe sous le sens, rire sous cape et s'amuser du mauvais sort fait aux Français.
Pour tenter de saisir tous les ressorts de cette affaire et mieux en apprécier la portée, il conviendrait de se donner le recul nécessaire. Récapitulons cette affaire depuis son début.
Histoire d'un «contrat du siècle»
Avril 2016. Le groupe français spécialiste du naval de défense DCNS décroche le marché face à, l'allemand Thyssen Krupp Marine Systems (TKMS) ainsi qu'un consortium emmené par Mitsubishi Heavy Industries soutenu par le gouvernement japonais.
DCNS proposait une version de son Barracuda, alors que Thyssen Krupp défendait le Type 216 et le Japon le Soryu. Il est important de noter qu'en 2016 les Américains, n'exportant aucune technologie concurrente, n'avaient soumis aucun projet.
Le Shortfin Barracuda est un sous-marin océanique à propulsion conventionnelle conçu spécifiquement pour la marine australienne.
Caractéristiques : une longueur de 97 mètres, poids de 4.000 tonnes pour un équipage de 60 sous-mariniers, le Shortfin Barracuda Block 1A est selon la DCNS « le sous-marin à propulsion conventionnelle (diesel-électrique) le plus avancé du monde » disent ses promoteurs, capable de parcourir de longues distances en plongée de longue durée.
Février 2019. - Le groupe français Naval Group signe un accord de partenariat stratégique avec le gouvernement australien pour la fourniture de douze sous-marins d'attaque Barracuda dans le cadre d'un contrat global de 31,3 milliards d'euros[1]. L'accord, scellé au terme de 18 mois de négociations, a été signé en présence de la ministre française des Armées, Florence Parly, de son homologue australien Christopher Pyne et du Premier ministre Scott Morrison. (Reuters, L. 11/02/2019)
Les Américains n'étaient pas dans la course en 2019 car ils n'exportaient pas le type de technologies que proposaient les Français. Mais ils exerçaient un contrôle strict sur les échanges entre alliés dans le domaine militaire notamment sur quelques points essentiels.
1.- Les systèmes d'armes embarqués sur les sous-marins français devaient être américains, nécessaires à l'interopérabilité prévue avec les marines américaine et britannique. Les Américains devaient s'occuper en outre de la maintenance et de la formation des équipages.
Les analystes estimaient que les systèmes de combat représentaient près de 30% du total (soit environ 10 milliards d'euros), ce qui réduisait d'autant la part de marché dévolu au partenaire français estimée en janvier 2017 entre 10 et 15 milliards d'euros (Michel Cabirol, La Tribune.fr, V. 20 janvier 2017)
2.- La commission chargée d'arbitrer ce marché était présidée par un ancien sous-secrétaire d'Etat à la Marine américain. Allié proche de Canberra, Washington a suivi de près la procédure d'appel d'offres. Deux retraités de la marine américaine, le vice-amiral Paul Sullivan et le contre-amiral Tom Recycles ont passé au crible les offres techniques.
« L'aspect sensible du système de combat c'est les logiciels et les Français n'ont pas besoin de les voir ». « Ils fournissent des boîtes d'équipement et des câbles mais les logiciels seront intégrés par les Etats-Unis », indiquait Stephan Fruehling, directeur adjoint des études militaires à l'Ecole Cora l Bell des affaires Asie-Pacifique. (AFP le D. 01/05/2016).
Fin septembre 2016, l'américain Lockheed Martin a été préféré à Raytheon pour équiper les systèmes de combat de la future flotte de sous-marins. (Reuters le J. 29/09/2016)
Tandis que Thales devait fournir pour plus d'un milliard d'euros des sonars et des équipements de communication. L'entrée en service des nouveaux sous-marins était alors annoncée pour 2027. La livraison du premier sous-marin était prévue pour 2023, selon Le Drian ce jeudi.
Entreprises et produits
Le projet de sous-marins concerne deux entreprises françaises, discrètement épargnées par les médias : la DCNS et Thalès.
Si la DCNS a exprimé des regrets formels et laissé le soin aux autorités publiques de prendre en charge l'indignation générale, Thales est resté silencieux.
Les origines du groupe remontent à 1998 lorsque les branches spécialisées dans les activités militaires d'Alcatel, de Dassault Électronique et de Thomson-CSF sont réunies pour former une nouvelle société. Fin 2000, Thalès prend son nom actuel.[2]
- Décembre 2000, Thales annonce la création d'une coentreprise avec l'américain Raytheon, (Thales Raytheon Systems), qui regroupe alors les activités des deux entreprises dans les interfaces de commandement militaire et les radars, activités qui sont appelées C4I.
- 2005. Thales se rapproche de DCNS (ex-Direction de la Construction Navale) en prenant 25% de son capital, pour s'imposer dans le secteur naval militaire en Europe et créer le noyau d'un « Airbus naval ».
- 2006. Thales reçoit le feu vert du gouvernement australien pour acheter ADI (Australian Defence Industries), un important fabricant de matériel militaire tel que la poudre sans fumée et Bushmaster IMV, spécialisé dans la fabrication de véhicules blindés.
- Outre ses activités militaires, Thalès est leader mondial des cartes à puces et expérimente actuellement une carte bancaire biométrique.
Le cours de son action ne semble pas avoir souffert de l'abandon du contrat avec la France. En tout cas pas directement.
Au matin du 16 septembre il rassure le marché. Thales a annoncé jeudi qu'il confirmait ses objectifs financiers en dépit de la rupture par l'Australie du contrat dans lequel l'électronicien de défense était impliqué.[3]
Financièrement, Thales est concerné par ce programme à 2 niveaux : en tant que fournisseur de certains sous-systèmes à Lockheed Martin, et en tant qu'actionnaire à 35% de Naval Group.
Au 30 juin 2021, les contrats en carnet avec Lockheed Martin ne sont pas matériels à l'échelle de Thales, puisqu'ils représentent un montant de moins de 30 millions d'euros, soit moins de 0,1% du carnet de commande total à la même date (34,6 milliards d'euros).
De plus, Thales n'anticipe pas d'impact significatif de cette annonce sur l'Ebit du groupe en 2021 par le biais de la contribution de Naval Group (2019 : 65 millions d'euros, soit 3% de l'Ebit de Thales, 2020 : 22 millions d'euros, soit 2% de l'Ebit de Thales).
En conséquence, Thales a confirmé l'ensemble de ses objectifs financiers pour 2021. Le groupe vise un chiffre d'affaires compris entre 15,8 et 16,3 milliards d'euros et une marge d'Ebit comprise entre 9,8% et 10,3%, en hausse de 180 à 230 points de base par rapport à 2020. [4]
Ceci expliquerait cela.
DCNS. Un peu d'histoire
Le constructeur militaire français DCNS (pour direction des constructions navales, systèmes et services) est détenu à plus de 62% par l'Etat français et à 35% par Thales depuis 2011.
Héritier des premiers arsenaux créés par Richelieu, la DCNS demeure une pièce maîtresse de la puissance militaire française, même si l'Etat a cédé ces dernières années plus d'un tiers du capital du groupe(dont l'Etat détient à ce jour 26,36%).
Une histoire au long cours de DCNS, bientôt quatre fois centenaire.
Le groupe trouve ses racines dans la construction des arsenaux du royaume de France, décidée en 1631 par le cardinal de Richelieu et mise en oeuvre par Colbert. La création et l'extension des cinq chantiers navals (Brest, Toulon, Rochefort, Lorient, Cherbourg) et des deux fonderies de canons (Ruelle, près d'Angoulême, et Indre, près de Nantes) s'étendent sur près de deux siècles.
Ils sont regroupés après la Seconde Guerre mondiale au sein de la direction des constructions et armes navales (DCAN) et deviennent un instrument de la force de dissuasion nucléaire française. Le premier sous-marin nucléaire lanceur d'engins, le Redoutable, est mis en service en 1971. En 1991, ils sont rebaptisés DCN (Direction des constructions navales).
Bien que les Etats-Unis aient eu des préférences pour l'offre japonaise, ce sont les Français qui l'ont emporté. Des observateurs l'ont mis sur le compte du retour de la France dans l'OTAN.
« Il y a un climat général (assez bon, de confiance) avec les Américains grosso modo depuis que nous sommes revenus dans le commandement militaire intégré de l'Otan, que nous avons collaboré dans la lutte contre le terrorisme dans le Sahel, avec une bonne coordination sur le sujet », observait alors M. Jean-Paul Maulny, directeur-adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). (AFP, le mardi 26/04/2016)
On voit bien rétrospectivement aujourd'hui que c'était une illusion et que cela n'a pas suffi.
Voilà exposé succinctement l'ensemble des enjeux de cette affaire.
C'est tout ce projet qui est remis en cause le 15 septembre 2021, avec la manière plutôt cavalière dont on usé les alliés de la France pour l'en écarter. D'où l'indignation du gouvernement français. Pourtant, les Français ont été très accommodants et ont beaucoup concédé.
En 2021, le patron de Naval Group, Pierre-Eric Pommellet, a cédé aux exigences de Canberra et s'est engagé à ce que 60% de la valeur du programme revienne à l'Australie, avec une autre concession : la création de 2800 emplois dans ce pays pour la fabrication des sous-marins avec l'implication de 137 entreprises australiennes. Des personnels australiens travaillaient à Cherbourg et des Français à Adélaïde.
Ni avertis ni consultés
Une députée LaRem pressentait la rupture.
Selon Anne Genetet, députée LREM des Français établis hors de France, certains signes étaient présents. L'élue raconte : « Un député du camp de Scott Morrisson, le Premier ministre, m'a fait un discours incendiaire sur cet accord en me disant : Qu'est-ce que c'est que ce contrat, je ferai n'importe quoi pour le déchirer' ».
La ministre de la défense Florence Parly déclare avoir été informée de la décision australienne à la dernière minute, sans avertissement. Certes, des discussions avaient lieu entre les partenaires sur les dépassements de budget, traditionnels dans ce type de contrats. Mais il n'avait jamais été question, pour autant que les intéressés le fassent savoir, de sa remise en cause.
La France a démenti fermement avoir été avertie en amont, et encore moins consultée.
Vendredi 17. « Nous n'avons pas été informés de ce projet avant la publication des premières informations dans la presse américaine et australienne », mercredi, a répondu auprès de l'AFP le porte-parole de l'ambassade de France à Washington, Pascal Confavreux. (AFP, V. 17 septembre 2021)
Argument : Il y a moins d'un mois, le lundi 30 août 2021, en conclusion d'une rencontre « 2+2 » entre les ministres de la Défense et des Affaires étrangères des deux pays, France et Australie confirmaient dans un communiqué commun (point 21) leur volonté « d'approfondir la coopération dans le domaine de l'industrie de la défense » et avaient « souligné l'importance du programme des sous-marins du futur » liant les deux pays.
Ni paroles données, ni contrat signés ne tiennent. Qu'est-ce ça aurait été si Français et Australiens étaient ennemis... ?
Selon des sources diplomatiques, Paris n'aurait été instruit de l'accord tripartite que quelques heures avant son annonce, par des fuites dans la presse australienne et américaine. Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, l'aurait finalement confirmé aux Français un peu avant que la création de l'AUKUS ne soit rendue publique. (Le Figaro, V. 17/09/2021)
Derrière la décision de Canberra, les Français dénoncent l'unilatéralisme américain habituel et constant dans toute sa nudité, et soulignent l'impitoyable sort réservé aux « alliés », quelle que soit l'époque et quel que soit le locataire de la Maison Blanche.
« Cette décision unilatérale brutale, imprévisible, ça ressemble beaucoup à ce que faisait M. Trump », déclare amer Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires Etrangères, principal et inamovible VRP de l'industrie militaire française depuis une dizaine d'années.
Cela apporte une réponse claire, si cela était nécessaire, à ceux qui s'interrogeaient sur la nature des changements apportés par J. Biden à la politique internationale des Etats-Unis conduite par son prédécesseur : à l'évidence aucune, pas même dans la forme. Le ministre français en avait-il douté ?
Blinken ce 16 septembre pour tenter d'apaiser : « ...nous coopérons de manière incroyablement étroite avec la France sur de nombreux dossiers communs dans la région indopacifique, mais aussi au-delà, dans le monde entier. Nous allons continuer à le faire. Nous accordons une valeur fondamentale à cette relation» (Le Figaro).
La France ne demande qu'à y collaborer en effet. Mais à quel titre ?
Reprenons le mot du Secrétaire d'Etat américain, Antony Blinken (que les Français ne cessent de rappeler qu'il parle parfaitement français et qu'il aime leur pays) : « Nous avons été en contact avec nos homologues français au cours des dernières 24 à 48 heures pour discuter de AUKUS, y compris avant l'annonce » (AFP, V. 17/09/2021)
« 24 à 48 heures pour Discuter » d'un tel projet ? En vérité ?
Était-ce pour informer ses partenaires français ou pour tenter de les associer, au moment même où les Australiens (en accord avec ses alliés) les excluaient ?
Un affront, une ironie de plus ?
Le trio se défend et réplique
Dès vendredi 17 septembre, si le Premier ministre australien reconnaît les dommages infligés aux relations entre l'Australie et la France, il persiste et signe avoir informé fin en juin, lors de sa visite à Paris, Emmanuel Macron que l'Australie avait revu sa position sur l'accord et qu'elle pourrait être amenée à prendre une autre décision.
« J'ai été très clair, nous avons eu un long dîner à Paris, sur nos préoccupations concernant les capacités des sous-marins conventionnels à faire face au nouvel environnement stratégique auquel nous sommes confrontés », a déclaré Scott Morrison à la radio 5aa. « J'ai dit très clairement que c'était une question sur laquelle l'Australie devait prendre une décision dans son intérêt national », a-t-il ajouté. (Reuters, 17/09/2021)
AUKUS est un système qui ne s'improvise pas en quelques jours ou semaines. Le triumvirat devait préparer son coup depuis longtemps. Peut-être même dès le début, quand on se souvient des réticences de l'actuel Premier ministre australien (qui n'était pas encore en poste en 2016 et ne l'est que depuis 2018). Scott Morrisson était proche de D. Trump qui lui décerna en décembre 2020 la Légion du mérite, une prestigieuse distinction militaire américaine.
D'ailleurs, le jour même S. Morrisson reconnaît volontiers que cette nouvelle alliance permanente est le fruit de plus de 18 mois de discussions avec Washington et la Grande-Bretagne. (AFP, V. 17/09/2021)
En vérité ? À l'insu des Français ?
18 mois ? Pendant un an et demi, dans le dos des Français le trio négociait une alternative sans en aviser leurs alliés européens. Pourquoi cela ?
18 mois, cela veut dire que le renoncement au « projet du siècle » avait commencé sous le mandat D. Trump. Donc bien avant l'élection de J. Biden qui l'a repris à son compte sans aucun état d'âme.
La confusion sciemment entretenue entre le projet de sous-marins et la création d'un nouveau système intégré de défense permet d'argumenter et de jouer sur plusieurs tableaux, avec des intervenants des trois pays, anonymement ou non, qui se contredisent et argumentent dans tous les sens.
L'industrie française avait un indéniable un avantage comparatif, annulé dès lors que les Etats-Unis consentent à offrir aux Australiens une technologie de propulsion nucléaire.
L'Australie se défend de toute duplicité : « La décision que nous avons prise de ne pas continuer avec les sous-marins de classe Attack et de prendre un autre chemin n'est pas un changement d'avis, c'est un changement de besoin », a affirmé le Premier ministre australien. (AFP, V. 17 septembre 2021).
Le problème est que les règles du jeu ont changé à l'insu des Français. C'est en cela qu'ils se croient fondés à le tenir pour un coup bas.
Des contacts depuis 2016 et deux ans de négociations. En vain.
Autre question encore plus redoutable parce que c'est un problème franco-français : Comment se fait-il que les services de renseignement français n'aient pas eu vent de ces tractations secrètes ? Imagine-t-on la conception improvisée d'un nouveau système intégré de défense dans le Pacifique, entre Américains, Australiens et Britanniques, (des « alliés »), sans que les Français n'en aient eu connaissance ?
Incompétence ? Complicité ? Qui d'autre était au courant ? Les Chinois ? Les Russes ?
Rien n'interdit de poser de semblables questions. Mais il n'est pas dans les usages d'y trouver réponses.
Savoir confère un avantage. Faire savoir que l'on sait (en l'occurrence, que l'on savait) confère un avantage à l'adversaire.
Quoi qu'il en soit l'offense est constituée.
De la bataille sous-marine à la bataille médiatique : le grand spectacle commence
La France a perdu la bataille sous-marine. Elle ne devait pas perdre la bataille médiatique et c'est sur ce terrain que les autorités vont organiser leur contre-offensive dans le rôle traditionnel de la victime éplorée.
Le statut de victime recueille la sympathie. Il confère aussi la légitimité de la riposte. Cette technique a été perfectionnée depuis la fin de la dernière guerre mondiale. Les experts en la matière ont atteint des sommets de raffinement en la matière. La France ne décolère pas.
Très vite, la position française se condense en quelques mots clé que le ministre des Affaires Etrangères français va ordonner et répéter, inlassablement amplifiés par une machine médiatique rouée avec les chefs d'orchestre expérimentés, dans le cadre d'une cellule de crise pilotée par le chef de l'Etat qui restera - contrairement à ses habitudes - silencieux, tapi dans l'ombre des ministres (surtout Le Drian) envoyés au front.
Les mots sont très durs, la plupart proférés par le ministre Le Drian : déloyauté, duplicité, trahison, brutalité, comportement inacceptable, crise grave, torpillage, mensonge, rupture majeure de confiance,
Assigner aux pays et aux hommes politiques des affections personnelles dans l'exercice de leurs missions, permet de vendre des romans et du papier, mais c'est une erreur. Il est probable qu'une part de la réaction du ministre français des Affaires Etrangères s'explique par les efforts qu'il a déployés en tant que ministre de la défense pour l'aboutissement du contrat aujourd'hui résilié.
« Nous avions établi avec l'Australie une relation de confiance. La confiance est trahie et je suis en colère. Ça ne se fait pas entre alliés ». (...) « Ce qui me préoccupe, c'est aussi le comportement américain. Parce que cette décision unilatérale, brutale, imprévisible, ça ressemble beaucoup à ce que faisait M. Trump. » Jean-Yves Le Drian[5].
«Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l'Australie et les États-Unis», a dit dans un communiqué le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. «L'abandon du projet de sous-marins de classe océanique qui liait l'Australie à la France depuis 2016, et l'annonce d'un nouveau partenariat avec les États-Unis visant à lancer des études sur une possible future coopération sur des sous-marins à propulsion nucléaire, constituent des comportements inacceptables entre alliés et partenaires, dont les conséquences touchent à la conception même que nous nous faisons de nos alliances, de nos partenariats et de l'importance de l'indopacifique pour l'Europe», a aussi dit le ministre. (Adrien Jaulmes à Washington, Le Figaro, V. 17/09/2021)
« Le choix américain qui conduit à écarter un allié comme la France d'un partenariat structurant avec l'Australie, au moment où nous faisons face à des défis sans précédent dans la région Indopacifique, marque une absence de cohérence que la France ne peut que constater et regretter », déclarent à l'unisson Jean-Yves Le Drian et Florence Parly. (Reuters, J. 16 septembre 2021)
Il est vrai que le partenariat ne concerne pas seulement la livraison de sous-marins. La France est aussi impliquée dans la géostratégie régionale occidentale, sous commandement américain, face à la Chine et à la Russie. La signature du contrat franco-australien s'intégrait dans la logique du contexte régional.
Cependant, le ministre français se trompe : au contraire des prérogatives incomparables que confère la Constitution française à un président français, Le Drian accorde un pouvoir à D. Trump et à J. Biden qu'ils ne possèdent pas dans le système politique américain.
C'est toute l'Amérique qui est trumpienne, du Congrès aux représentants, de la Maison Blanche au Capitol, pas Biden qui fait avec, selon son style et son tempérament.
Il y a une multitude d'intérêts contradictoires qui reflètent les contradictions de la société américaine qui dépasse les seuls exécutifs et les administrations aux affaires.
Cela, n'a pu échapper aux Français.
« Que faire ? »
Il est intéressant d'observer -et cela paraît conforme à leurs missions- que la réaction française est exclusivement portée par les ministres de la défense et des Affaires Etrangères montés aux créneaux pour s'indigner de la décision australienne.
Les autres ministres ont été aux abonnés absents. Le ministre de santé, depuis près d'une année sur le grill a pu souffler, la pandémie a été éclipsée par le dossier des sous-marins.
Certes, il est conforme à l'esprit de la Constitution de la Vème République que l'Elysée récolte les lauriers et les lampistes, ordinairement le Premier ministre, les affronts.
Cependant, depuis le mandat de N. Sarkozy et la réduction du mandat présidentiel qui a effacé Matignon, le Président est partout et sur tous les dossiers. E. Macron communicateur en chef, notamment en préparation (sans le dire) de la campagne présidentielle, est le chef d'un orchestre dont il est le seul soliste.
Pourtant, la décision australienne constitue un événement géostratégique de première grandeur qui invite le chef d'Etat à prendre la parole, lui qui n'hésite pas à commenter et à interférer, sur les sujets les plus anodins de la vie du pays, à la place des ministres en charge et même du premier ministre.
Ainsi, le matin-même, pour faire diversion et prendre distance avec le camouflet australien, l'Elysée se prévaut de l'élimination d'un « redoutable terroriste » au Sahel où l'armée française est embourbée depuis 2013.[6]
Le président participe à de nombreux événements, continue par exemple visite les hôpitaux, ou honore les harkis d'une habile demande de pardon historique qui lui procurera des voix lors du prochain scrutin... au grand dam des partis qui s'en portaient protecteurs.
Là, silence total sur l'affaire des sous-marins.
Cela ne veut évidemment pas dire que le président n'était aux premières loges. Il a parfaitement conscience de l'importance de l'enjeu de ce qui prend l'allure d'une crise majeure et de son impact potentiel sur sa prochaine réélection qu'il peaufine depuis des mois. Sa position est fragilisée et, de tous côtés, les coups pleuvent.
C'est pourquoi, contrairement à ses habitudes, il reste dans les coulisses, silencieuses, mais sûrement pas inactives.
Le patron de l'Elysée est passé maître dans l'art de la communication, un des rares où il connaît le moins de contraintes. Et c'est sur ce terrain, via ses ministres, qu'il agit sans s'exposer.
Il importe de noter que cette absence médiatique peut aussi signifier que l'issue de la crise est incertaine et que le président ne maîtrise pas totalement les principaux atouts.
Cette partie contre la première puissance mondiale avait-elle été engagée imprudemment ?
Il ne suffit pas d'être une victime d'importance, de jouer habillement sur les claviers de la communication pour se garantir une sortie honorable dans un jeu de billard à plusieurs bandes.
Rétorsions graduées.
Après les gémissements et les complaintes « martyrologiques », les rétorsions, les répliques et les contre-mesures.
- Le 17 septembre. Les autorités françaises annulent une soirée de gala prévue à la résidence de l'ambassadeur de France dans la capitale américaine. Cette réception devait célébrer l'anniversaire d'une bataille navale dans la baie de Chesapeake Bay (Virginie) décisive de la guerre d'indépendance des Etats-Unis. Une bataille remportée par la flotte française sur la flotte britannique, le 5 septembre 1781.
L'unique bataille navale remportée par la marine française contre son homologue britannique qui n'efface pas le souvenir d'Aboukir, Trafalgar, Mers el Kebir...
- Le jour même, la France franchit une nouvelle étape : le ministre des Affaires Etrangères décide de rappeler les ambassadeurs français en poste aux Etats-Unis et en Australie.
« A la demande du Président de la République, j'ai décidé du rappel immédiat à Paris pour consultations de nos deux ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie », a annoncé le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian dans un communiqué. « Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l'Australie et les Etats-Unis », a-t-il ajouté. (AFP, S. 18 septembre 2021).
Un mépris a été réservé à la Perfide Albion.
Le rappel de l'ambassadeur français à Londres a été jugé en revanche inutile: «on connaît leur opportunisme permanent», a ironisé Le Drian. «La Grande-Bretagne dans cette affaire, c'est quand même un peu la cinquième roue du carrosse». (AFP, 18 septembre)
- Lundi 20 septembre. Préparant de futures rétorsions, Paris s'est demandé comment faire confiance désormais à Canberra dans la négociation commerciale entre l'UE et l'Australie. « On a des négociations commerciales avec l'Australie, je ne vois pas comment on peut faire confiance au partenaire australien », a lancé le secrétaire d'Etat aux Affaires européennes Clément Beaune. Une menace à mots couverts ?
- Mardi 22 septembre. La France fait pression sur ses partenaires européens en faveur du report d'une rencontre programmée le 29 septembre prochain à Pittsburgh du nouveau conseil américano-européen chargé de coordonner leur politique dans le domaine des technologies et du commerce. Ce report suscite toutefois l'hostilité de plusieurs pays membres, dont les pays baltes, traditionnellement alignés sur Washington et, plus préoccupant, de l'Allemagne...
La France dispose-t-elle des leviers suffisants, si tel était vraiment son objectif, pour compromettre ces projets ?
Avant d'aborder l'espace des possibles, on peut faire une incursion dans le passé et examiner les cas similaires qui s'étaient déjà présentés et qui peuvent inspirer les hypothèses pour l'avenir.
Les précédents.
Le projet « Arrow »
Fin des années 1950. Le Canada et son industrie aéronautique militaire naissante se lancent dans la construction d'un avion de supériorité aérienne. Ils parviennent à mettre au point un avion le Avro CF-105 Arrow qui dépassait de loin tout ce qui se faisait à l'époque, en particulier chez le voisin états-unien.
Sous pression américain, à la suite de manœuvres tortueuses, avec un gouvernement canadien hors d'état de défendre les intérêts de son pays, c'est Washington qui récupéra l'essentiel du projet au seul bénéfice de son industrie, le projet canadien fut donc totalement abandonné, alors que 37 appareils étaient déjà sur les chaînes de montage sur le point d'être finalisés et que 82% des pièces avaient déjà été manufacturées pour les 87 appareils suivants.
Pire, le gouvernement ordonna de détruire tous les prototypes, tous les plans et données. Du jour au lendemain, 60 000 employés furent licenciés, dont 13 000 chez Avro, le reste étant ceux des 660 compagnies sous-traitantes.
Cet abandon reste un traumatisme profond pour l'industrie aéronautique du Canada, au point que le 20 février 1959 est parfois désigné « le vendredi noir ».[7]
De Gaulle, l'Amérique et la perfide Albion.
De Gaulle s'est opposé jusqu'au bout à l'entrée de la Grande Bretagne dans le Marché Commun. Et ceci pour de nombreuses raisons.
Il s'y était opposé tout d'abord parce que très tôt, au cours de son séjour à Londres, pendant la seconde guerre mondiale, sa conviction fut faite que l'alliance anglo-américaine rendait inconcevable l'appartenance du Royaume Uni à l'Europe qu'il appelait de ses vœux.
Ces choix, il n'avait vraiment pas besoin de les deviner. Churchill ne s'en était jamais caché. Un jour de mai 1944, dans un moment de colère fréquent entre les deux hommes, Churchill avait apostrophé de Gaulle en ces termes : «Rappelez-vous ceci, Général : entre l'Europe et le grand large, nous choisirons toujours le grand large ! » Le Général ne l'avait jamais oublié.
W. Churchill devait peut-être nourrir, dans ses relations avec les Etats-Unis, une sorte d'illusion d'ascendance qu'aurait pu espérer sceller une vieille civilisation et une ancienne puissance coloniale, à l'égard d'un nouveau monde encore peu expérimenté et virtuellement dangereux.
Une des premières décisions de George Bush Jr dès son entrée dans la Maison Blanche avait été de placer sur son bureau le buste de Churchill dont il disait partager la parenté.[8]
13 février 1960. Explosion de la première bombe atomique française dans le sud algérien. Armement qu'Américains et Britannique avaient -jusqu'à l'arrivée de R. Nixon à la Maison Blanche- résolument disputé.
15 décembre 1962 : de Gaulle rencontre Macmillan, Premier ministre britannique à Rambouillet. Il lui proposa une collaboration pour la mise au point de vecteur pour leurs ogives.[9]
Force « multilatéralement unilatérale »
Du 17 au 21 décembre 1962 : Rencontre de Harold Macmillan et John Kennedy aux Bahamas à Nassau. La déclaration commune sur la défense nucléaire confirme l'abandon de la fusée Skybolt, la fourniture par les Etats-Unis de fusées Polaris à la Grande-Bretagne qui devra fabriquer les têtes thermonucléaires.
Les deux chefs d'Etat proposent au général de Gaulle la création d'une force nucléaire « multilatérale » qui signifiait à la fois la fin du projet franco-britannique et la dépendance unilatérale des deux pays à l'égard des Etats-Unis. En effet, l'acceptation des fusées Polaris américaines impliquait la subordination de leur usage à l'arbitrage préalable de Washington. La propulsion nucléaire des sous-marins porteurs impliquait la même restriction.
Ce à quoi de Gaulle ne pouvait en aucune façon consentir.
C'est pour une large part cette divergence, jusqu'à l'arrivée de Pompidou à l'Elysée, qui explique l'opposition systématique de la France à l'entrée de la Grande Bretagne dans le Marché Commun.[10]
14 janvier 1963. C'est à la faveur d'une Conférence de presse que le général de Gaulle déclare formellement son opposition.
Le Royaume-Uni ne put y être admis (en compagnie de l'Irlande et du Danemark) qu'en 1973.
Tout le reste en découle.
Chirac, la Pologne, les F16 et les « mirages ». Un autre contrat de dupes.
Jacques Chirac, a fustigé en février 2003 les pays candidats à l'élargissement qui s'étaient montrés « mal élevés » et avaient « perdu une occasion de se taire » en s'alignant publiquement sur la position américaine dans la crise irakienne. Contre la France.
Chirac n'avait pas encore mesuré le format de sa déception.
Lors des négociations d'entrée de la Pologne dans l'UE, il avait été question d'achat par la Pologne d'avions français Mirages.
Mais après son admission, la Pologne a non seulement apporté son soutient aux Etats-Unis, dans sa guerre en Irak, mais s'est aussi précipitée en avril 2003 d'acheter des F16 au détriment des Mirage.
Voilà encore un chapitre à ajouter au désappointement français à propos du contrat rompu avec l'Australie des sous-marins, mais aussi à la solidarité européenne espérée par la France face au trio anglo-saxon qui l'a trahie.
Que « peut » faire la France ?
Troquant les fonctions de diplomate contre le métier de négociant (qu'il a toujours assumé et assuré au service des industriels de l'armement), Jean-Yves Le Drian s'interroge : « Il va falloir des clarifications. Nous avons des contrats. Il faut que les Australiens nous disent comment ils s'en sortent ». (AFP du 16 septembre)
Sur la question purement commerciale, la presse australienne évalue les indemnités à 250 millions de dollars (selon France Inter du 16). Mais ce n'est peut-être pas (seulement) à des indemnités que songeait le ministre français...
Par-delà les questions juridiques et leurs inextricables labyrinthes qui débouchent sur des solutions bien des années plus tard, il y a les questions politiques au sens fort du mot qui se posent tout de suite, hic et nunc.
Que faire de plus en dehors de se mettre sur la place publique et se lamenter ?
Que faire de plus que le spectacle victimaire offert par Le Drian ?
Avant de se demander « que faire ? », il serait plus judicieux que les Français (et aussi les Européens et tous ceux qui ont tissés des liens de dépendance à l'égard de Washington) se demandent : « Que peuvent-ils faire ? »
C'est là où on se rend compte du format des difficultés rencontrées.
La force française en Indopacifique.
Cette force a servi d'argument pour contester l'accord stratégique signe entre les Etats-Unis et ses alliés.
L'importance de la présence française dans le Pacifique doit cependant être relativisée. Pour contrôler un espace de plus de 2,5 millions de km² d'océan, à partir de sa base de Nouméa, la France dispose de la frégate de surveillance (FS), du bâtiment multi-missions (B2M), armé par ses deux équipages, et deux patrouilleurs (P400). Soit une force bien limitée face aux empires.
La France a perdu en 1980 le condominium des Nouvelles Hébrides (actuels Vanuatu), une influence en Polynésie (auquel la loi du 27 février 2004 lui reconnaît de larges compétences internationales. Son statut d'autonomie renforcée lui donne le droit de participer à la négociation des accords internationaux).
Demain sa souveraineté sur la Nouvelle Calédonie, où un référendum d'autodétermination décisif se tiendra très bientôt avec un vote indépendantiste en progression régulière, sera peut-être remise en cause. Pauvres, géographiquement marginalisés et politiquement agités par des questions coutumières, Wallis et Futuna ne jouent aucun rôle stratégique.
Limites internes : « Le parti de l'étranger »[11]
Le paysage politique français semble donner raison aux Américains qui possèdent une bonne expérience de la France. Il est à craindre pour les Français que l'Amérique n'ait rien à craindre des Français.
La plupart des politiques hexagonaux se contorsionnent dans le désordre (Les Républicains, ce qui reste des socialistes... majoritairement atlantistes) et se ménagent des portes de sortie. D'autres, sont aux abonnés absents : notamment les extrémistes de droite (Le Pen, Zemmour...) qui tiennent par ailleurs l'Amérique (de D. Trump) pour modèle. N. Sarkozy se réveille mardi, quatre jours plus tard. F. Hollande est toujours... ailleurs.
Seules, les anti-américains primaires et les gaullistes, en voie d'extinction, osent... dans le désert.
Mardi 21 septembre, des sénateurs socialistes proposent la création d'une commission parlementaire. La technique habituelle pour enterrer pour une durée indéterminée une affaire délicate dont l'exécutif a du mal à se dépêtrer.
Les Français sont handicapés par leurs propres choix depuis des décennies en faveur d'un alignement unilatéral économique, politique, militaire, universitaire, culturel... sur les Etats-Unis et ce qu'ils représentent.
Depuis jeudi 16 septembre et l'expression de la colère du ministre français des Affaires Etrangères, de tous côtés, dans les médias, des experts, des politiques, des universitaires, des économistes... freinent des quatre fers, tentent tempérer les sentiments antiaméricains qui, très timides au début de l'affaire, commencent à prendre une dimension qui rappelle l'époque où les gaullistes et les communistes se partageaient le paysage politique français.
Ces nombreux Français amoureux de l'Amérique occupent aujourd'hui des postes clé de l'administration d'Etat, de l'économie, des finances... fréquentent des institutions proaméricaines ouvertement contrôlées directement ou indirectement par les Etats-Unis telles que : L'International Institute for Strategic Studies (IISS, Londres), la Rand Corporation, le groupe Bilderberg, la french american foundation young leaders, Peterson Institute for International Economics... Il y a aussi les cercles français notoirement atlantistes comme le du Cercle de l'Oratoire, l'Institut Montaigne, ou World Policy Conference de l'IFRI...
Fondée en 1976, l'une de ses activités principales de la french american foundation young leaders est d'organiser des séminaires pour des jeunes dirigeants (Young Leaders) français et américains issus de la politique, de la finance ou de la presse « à fort potentiel de leadership et appelés à jouer un rôle important dans leur pays et dans les relations franco-américaines. »
Ces séminaires sont un des instruments du soft power américain, le reconnaît-on ouvertement sur son site. Les présidents F. Hollande (1996) E. Macron (2012) ont fréquenté ces séminaires...
Les débats théoriques font oublier quelques fois les données les plus élémentaires : A Paris, le Palais de l'Elysée, la résidence de l'ambassadeur américain, l'ambassade de Grande Bretagne et celle des Etats-Unis sont contigus. On peut passer des uns aux autres sans changer de trottoir. Seule, la rue de l'Elysée fait mine de les séparer.
A. Montebourg se réveille ce mardi et propose sur Europe 1 la mise à l'écart des Cabinets de Conseil américains introduit un peu partout dans les rouages de l'administration et des entreprises.[12]
« Peut-on accepter que tous les grands cabinets de conseil comme McKinsey, les grandes banques comme Goldman Sachs, les fonds d'investissement (soient) soumis au Patriot Act, c'est-à-dire que la totalité des informations qui circulent dans ces cabinets sont directement capturées et sont sous législation américaine ».
« Ce sont ces cabinets qui travaillent avec l'Etat aujourd'hui et les grandes entreprises stratégiques ». « Nous devons décider leur mise à l'écart », au profit de « cabinets français qui ne sont pas assujettis au Patriot Act », un ensemble de lois antiterroristes qui prévoit le durcissement des conditions de détentions des étrangers et autorise la surveillance des communications par téléphone ou sur internet. (AFP, mardi 21 septembre 2021).
Autre exemple, autre question : la suite de quel protocole de décisions la Plateforme des données de santé a fait le choix de recourir aux services de Microsoft, société dont le siège est situé aux États-Unis, afin d'héberger informatiquement les données de santé (service AZURE dit de cloud computing) ?
A la suite de quoi, la CNIL a souhaité que cet hébergement et les services liés à sa gestion soient réservés à des entités relevant exclusivement des juridictions de l'Union européenne.[13]
Un vœu pieux. Une goutte d'eau. Les GAFAM ont planté leurs crocs en Europe et elles ses sont créés des lobbys puissants profondément introduits au sein des administrations et des entreprises. Leurs PDG sont reçus à l'Elysée comme des chefs d'Etat.
Comme on le constate, l'américanisation de la France est en effet à un stade très avancée. Et ce n'est là que la partie apparente de l'iceberg.
« L'ennemi chinois ».
En toile de fond c'est la montée en puissance de la Chine qui est la véritable raison de cette alliance. Elle revendique la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale, riche en ressources naturelles et par laquelle transite chaque année des milliards de dollars de marchandises, et rejette les prétentions territoriales des autres riverains: Vietnam, Malaisie, Brunei, de Taïwan et Philippines.
La Chine est accusée de déployer des missiles antinavires et des missiles sol-air, ignorant une décision de la Cour permanente d'arbitrage (CPA) qui a jugé que en 2016 que Pékin n'a aucun « droit historique » sur cette mer stratégique. (AFP, 17/09/2021)
C'est le maître-argument américain justifiant la création de l'AUKUS avec ses conséquences fâcheuses pour l'industrie française. L'AUKUS viserait principalement la Chine. La France n'était pas concernée et ne serait qu'un dommage collatéral.
Que la Chine ne soit pas -et de loin- dirigée par des enfants de chœur ne change en rien au fait que la compétition chinoise taille des croupières à l'industries, aux technologies et à une puissance américaine en déclin relatif, qui creuse ses déficits extérieurs, favorise des bulles financières dangereuses pour la stabilité mondiale et menace la paix internationale.
On peut comprendre que Washington, qui a pris son temps, s'en préoccupe. Sans doute parce que de très nombreuses transnationales se sont implantées en Chine, y ont réalisé de grands profits et n'en désirent pas partir. Il y a en France les leviers adéquats pour en défendre l'à-propos et même la nécessité, au cœur même de l'intelligence militaire du pays.
Les gauchistes, les trotskistes et les maoïstes des années soixante, antisoviétiques enragés contre son révisionnisme et son capitalisme d'Etat, se retrouvent aujourd'hui à l'autre extrême de l'échiquier pour défendre le droit-de-l'hommisme, les guerres préventives humanitaires, en lutte opiniâtre contre la Chine de Xi Jin Pin.
Orchestrée depuis des années par D. Trump, les campagnes antichinoises sont reprises intégralement par l'administration Biden et aussi par les atlantistes européens les plus fidèles, notamment sur ces points :
- « Génocide » présumé de la minorité musulmane ouïghour dans la région du Xinjiang
- Eviction de la compagnie chinoise Huawei et la 5G
- Multiples accusations à propos de la pandémie et du « virus chinois »
- Endettement pour les contraindre et les piller des pays du tiers-monde (notamment africains)
- Menaces en Mer de Chine contre les alliés asiatiques de l'Occident
- Cyber attaques chinoises de Microsoft en juillet 2021
- ...
Un rapport de 650 pages est publié opportunément le lundi 20 septembre. Résultat de 2 ans de travail des œuvres de l'Institut de Recherches Stratégiques de l'Ecole Militaire française (Irsem) un organisme parapublic.
Ce rapport décrit et dénonce la machine de manipulation et de désinformation que les autorités chinoises ont tissée à l'échelle mondiale.[14]
Paul Charon[15], l'un des auteurs du rapport invité au journal de 13h sur France Inter, reprend à son compte le langage de D. Trump qui ne parlait pas de « gouvernement chinois », mais de « parti communiste » pour écorner la légitimité des autorités chinoises et bien souligner que la Chine est gouvernée, pour ne pas dire oppressée, par un parti, une idéologie.
Cette publication apporte nolens volens de l'eau au moulin de Washington qui, dans l'affaire du contrat des sous-marins perdu par la France a toujours justifié cette opération par la dangerosité représentée par la Chine.
Le problème est que cette étude n'est pas nouvelle mais (l'hypothèse n'est pas définitivement validée) une actualisation de celle qui avait été réalisée par le même Paul Charon en avril 2020 et publiée l'IRSEM en mars 2021.[16]
Une seconde observation critique : étudier unilatéralement la seule désinformation chinoise, sans analyse comparative des actions similaires ailleurs dans le monde réduit sa portée. A moins de verser dans un manichéisme qui s'éloigne du travail académique et faire croire que seule la Chine ou la Russie intoxiquent le paysage médiatique mondial. La guerre des fakenews est multilatérale, chaque parti reçoit des coups et en donne. C'est le jeu.
En sorte que n'observer que d'un œil participe de fait à la désinformation qu'on dénonce.
Et contribue peut-être à préparer les Français à accepter leur sort et leur défaite.
Au reste, n'est-ce pas le président Macron lui-même qui défendait il y a peu l'idée d'une menace russe et chinoise pesant sur le monde en des termes très violents : « Nous sommes face à une guerre mondiale d'un nouveau genre, face à la déstabilisation russe et chinoise. Face à cela, si nous voulons tenir, nous devons être souverains.» Sommet virtuel des 27, le 25 mars 2021.[17]
Sortir de l'OTAN ?
Sortir de l'OTAN exige de la part de la France une volonté politique et des moyens que les dirigeants français de la majorité et de l'opposition, à l'exception des marges, ne semblent pas posséder et vouloir s'en doter.
La France est engagée militairement sur de nombreux fronts en dépendance logistique à l'égard des Etats-Unis.
Devra-t-elle revoir sa stratégie et se retirer de conflits où elle est surtout impliquée dans le cadre de l'OTAN et plus généralement dans celui des relations avec Washington ?
L'interpénétration de ses armées et de sa stratégie dans celle des « alliés » sous commandement américain, est telle qu'il lui faudra revoir de fonds en combles sa politique étrangère et ses choix militaires fondamentaux.
Dans quelle mesure ses liens avec ses partenaires européens, eux aussi impliqués dans le lien atlantique, pourraient-elles en souffrir ?
Limites externes «Européaniser le conflit ? ».
Pour tenter de rallier les Européens à sa cause, les Français avertissent que n'importe quel autre pays pourrait être traité de manière identique. Ils ont désormais une idée « assez claire » de la façon dont Washington considère ses alliés, souligne-t-on à Paris.
Le contexte s'y prête : la France prend la présidence de l'Union pour six mois à partir de janvier 2022.
«Si les Européens ne sentent pas que pour rester dans l'Histoire, il faut qu'ils s'unissent et défendent ensemble leurs propres intérêts, alors leur destin sera totalement différent», a martelé Jean-Yves Le Drian, Le Figaro avec AFP, le samedi 18/09/2021
Très vite, il leur faudra déchanter. A supposer qu'ils aient eu quelques illusions sur ce point.
Cette option a peu de chance d'être couronnée de succès.
1.- Il a fallu quatre jours à la Présidente de la Commission européenne et au Président du Parlement européen pour esquisser un soutien du bout des lèvres à la France...
Dans un entretien sur la chaîne américaine CNN, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a jugé « inacceptable » la manière dont Paris a été « traitée ». Le président du Conseil européen Charles Michel a aussi dénoncé un « manque de loyauté » des Etats-Unis et plaidé pour un renforcement de la « capacité d'action » de l'UE sur la scène internationale. (AFP, L. 20 septembre 2021).
Des décisions ? Point. Des généralités qui n'engagent à rien ? À foison. Paris devra s'en contenter.
2.- Il y a des atlantistes forcenés dans l'Union. Certains se sont organisés autour de cette cause : la plupart membres du « glacis », des ex-PECO (pays Baltes, Pologne...).
Ces pays sont entrés dans l'Union à la fois pour jouir des Fonds structurels et surtout pour entrer dans l'OTAN, seule garantie pour eux de peser dans l'Union où certes, ils offrent des avantages pour ceux qui savent en tirer parti : les industries allemandes par exemple, ou ceux qui exploitent la Directive « Pays d'origine » (2018), alias « Directive Bolkestein » (2006).
Il est à peu près certain qu'aucun autre pays européen traité souvent comme quantité négligeable, surtout après le mandat de D. Trump, ne se fait d'illusion sur ce point. Ce sont les Français, seuls qui viennent de découvrir ce qu'il en coûte d'être un « allié ».
La France a été souvent perçue comme donneuse de leçons, particulièrement arrogante. Par ces pays, amis aussi par plus proches : Italie, Espagne, Portugal...
Les nouveaux admis au sein de l'Union trouvent auprès de la discrète Allemagne et des Etats-Unis le contrepoids et la protection face aux excès français, réels ou supposés.
En sorte que la crise des sous-marins contribue à faire émerger tous les problèmes non résolus qui minent
Par Abdelhak Benelhadj
2021 - 09 - 23
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5305513
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