Le nouveau gouvernement issu des élections législatives du 12 juin fait la part belle aux commis de l’État, au détriment des politiques.
Des parlementaires algériens sortent de l’Assemblée populaire nationale, à Alger, le 8 juillet 2021, jour de l’entrée en fonction de la nouvelle chambre issue des élections du 12 juin.
Plus de deux ans après l’irruption du Hirak (« mouvement » protestataire), l’indifférence est en train de devenir un nouveau registre politique en Algérie. Deux mondes, la rue et le « système », cheminent désormais côte à côte en s’ignorant superbement. Dans un pays où la mémoire des armes – guerre d’indépendance ou « décennie noire » (années 1990) – saigne encore, cette politique de l’angle mort, où chacun déplace l’autre hors de son champ de vision, peut toujours être considérée comme un moindre mal, puisqu’elle élude la confrontation.
Tels deux fleuves parallèles refusant de devenir affluents, les deux Algérie déroulent leur cours propre sans se joindre et, donc, sans entrer en collision : pas un seul coup de feu n’a été tiré depuis le début du Hirak. Elles ne dialoguent pas non plus, rendant du coup impossible une solution durable à la crise.
L’annonce, mercredi 7 juillet, de la composition du nouveau gouvernement algérien, plus de trois semaines après des élections législatives massivement boycottées, a illustré sur un mode presque caricatural ce répertoire de l’indifférence. L’Algérie populaire a-t-elle ignoré le régime à travers une participation minimale au scrutin (23,03 %), prolongeant une bouderie tout aussi ombrageuse lors des deux consultations précédentes : référendum constitutionnel de novembre 2020 (23,14 %) et élection présidentielle de décembre 2019 (39,88 %) ? La défiance à l’égard de la « feuille de route » officielle, perçue comme une vieille recette visant à perpétuer le « système », ne s’est-elle pas ainsi exprimée sans ambiguïté ?
Qu’importe. Le président Abdelmadjid Tebboune y répond en désignant un gouvernement dominé par les technocrates, à l’image d’un premier ministre, Aïmene Benabderrahmane, issu de l’administration des finances. Comme si les messages adressés par la rue algérienne, d’abord par des manifestations massives puis par l’abstention électorale, étaient insignifiants.
Réplique sécuritaire
La formation de ce nouveau gouvernement marque une accélération dans la riposte que le régime oppose aux tenants du Hirak. Après une phase d’attentisme, voire de désarroi devant la radicalité (pacifique) d’un mouvement exigeant le « départ du système », les autorités d’Alger ont profité de la crise du Covid-19 pour peaufiner leur réplique sécuritaire.
Quelque 300 militants pro-Hirak sont désormais sous les verrous, une crispation autoritaire jamais vue sous l’ère de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika. Même la Kabylie frondeuse, jusque-là préservée – rapport de forces oblige –, commence à voir l’étau se resserrer autour d’elle. L’arsenal législatif se durcit. Un amendement au Code pénal permet depuis le 9 juin de poursuivre pour « terrorisme ou sabotage » quiconque a appelé à « changer le système de gouvernance par des moyens non conventionnels ».
Ce raidissement répressif se double désormais d’une autre réponse : le « technocratisme ». Le profil collectif du gouvernement de M. Benabderrahmane, où les commis de l’Etat s’imposent très largement aux personnalités partisanes, manifeste clairement le refus du politique. Ironiquement, même les partis emblématiques des anciennes « alliances présidentielles » de l’ère Bouteflika – tels le Front de libération nationale (FLN) ou le Rassemblement national démocratique (RND) – sont réduits à la portion congrue dans le nouvel exécutif. Ils avaient pourtant concouru au scrutin du 12 juin, dont le FLN a raflé la première position, abstention massive aidant.
Quant aux islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP), deuxième parti représenté à l’Assemblée, ils ont décliné toute offre de participation, comprenant très vite que leur marge de manœuvre serait minimale. Seul un ministre affilié au petit parti El-Bina, issu d’une dissidence du MSP, représentera le courant d’opinion islamo-conservateur au gouvernement.
Ajoutée à l’absence de la mouvance démocrate – laquelle avait de toute manière appelé à boycotter le scrutin –, cette marginalisation des formations partisanes illustre à quel point la technicité des cursus l’a emporté sur la représentativité politique dans le choix des ministres. La question de la légitimité, posée avec éclat par le Hirak, est évacuée sans complexe. Le président Tebboune assume d’ailleurs, lui qui avait déclaré lors du scrutin du 12 juin que le taux de participation « ne [lui] importait pas ».
« Planche à billets »
Son pari est transparent. Il s’agit désormais de mobiliser la technostructure algérienne au service d’un redressement économique dont on espère qu’il diluera le « dégagisme » du Hirak dans des gratifications matérielles. Le choix de la personne de M. Benabderrahmane, ministre des finances sortant et ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, n’a pas d’autre finalité.
L’actuel rebond des cours du pétrole à plus de 70 dollars le baril de brent, après une détérioration continue depuis 2013, redonne quelque espoir au régime. Le handicap est pourtant lourd à remonter, alors que le montant de réserves de change a chuté en sept ans de 193 à 42 milliards dollars (environ 35,5 milliards d’euros). La rente des hydrocarbures (95 % des exportations et 60 % des recettes fiscales) avait été stratégique pour acheter la paix sociale dans les années 2000, après les tourments de la décennie précédente. Le gouvernement semble en cultiver la nostalgie.
Mais quand bien même les prix repartiraient durablement à la hausse, l’équation a changé, avec un vieillissement des infrastructures pétrolières qui complique l’ajustement de l’offre à la demande. Et ce d’autant que l’essor de la consommation intérieure – nourrie par l’accès massif au logement sous l’ère Bouteflika, sur fond d’explosion démographique – pèse sur les quantités disponibles pour l’exportation.
En attendant d’avancer sur le chantier de la « diversification industrielle » – véritable serpent de mer en Algérie –, qui affranchirait le pays des effets pervers de la rente, le gouvernement doit parer au plus pressé. D’où l’annonce par la Banque d’Algérie, le 1er juillet, d’un plan de « refinancement de l’économie » d’un montant de 15 milliards de dollars, soit 10 % du PIB, que certains dénoncent comme une « planche à billets » potentiellement inflationniste.
Carte diplomatique
Outre la réponse sécuritaire et technocratique, le « système » algérien tente de jouer sur un troisième ressort pour reprendre la main : la carte diplomatique, dont il escompte une relégitimation par l’international.
Telle est la mission confiée à Ramtane Lamamra, diplomate respecté, nommé mercredi à la tête du ministère des affaires étrangères. Déjà patron de la diplomatie algérienne entre 2013 et 2017, cet ancien ambassadeur auprès des Nations unies (1993-1996) et à Washington (1996-1999) est un fin connaisseur des arcanes internationaux, notamment en Afrique où il a mené de multiples missions de médiation.
M. Lamamra est chargé de redonner du lustre à une diplomatie algérienne dont l’effacement ces dernières années a été mis à profit par le Maroc pour pousser ses pions, notamment sur le dossier du Sahara occidental. Le rôle de M. Lamamra promet notamment d’être crucial au Sahel, à un moment critique où Paris va chercher à associer Alger à son désengagement de la région afin d’éviter que ne s’ouvre un vide déstabilisateur.
Une Algérie respectée et courtisée sur la scène internationale fournirait assurément une précieuse bouffée d’oxygène à un régime en quête de rebond. Il restera toutefois à déterminer dans quelle mesure l’opinion algérienne y sera sensible.
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