Albert Camus, un homme de terrain
Fonder un engagement sur le constat absurde que la vie n’a pas de sens : c’est le pari d’Albert Camus, nourri d’influences qu’il s’approprie moins en commentateur sourcilleux qu’en camarade de pensée.
Ceux qu’il a lus
Plotin (205-270)
Camus, alors étudiant en philosophie à l’université d’Alger, rédige un mémoire intitulé « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme, Plotin et saint Augustin ». Le sujet paraît bien éloigné de ses préoccupations ultérieures. Mais, en 1936, il vient d’adhérer au parti communiste et il repère des correspondances entre l’unité de Plotin et le communisme. Il en fait aussi un penseur de la beauté et du suicide. Il obtient 14/20.
Hegel (1770-1831)
C’est, entre autres, à cause de son commentaire de Hegel que Camus s’attire les foudres d’une partie des intellectuels de l’époque. Sartre doute même de ses compétences après la parution de L’Homme révolté, où Camus reprend la dialectique du maître et de l’esclave : l’esclave révolté de Camus ne cherche pas à « tuer [ni à] asservir » comme chez Hegel, il affirme des valeurs comme la liberté et la dignité humaines, qui s’appliquent aussi au maître. On lui reproche de ne s’appuyer que sur la Phénoménologie de l’esprit, sans avoir lu le reste… ce qui est vrai.
Marx (1818-1883)
Pour Camus, Marx est « un déniaiseur incomparable » et loue « une soumission à la réalité et une humilité devant l’expérience ». Sa vision prophétique de l’histoire gêne toutefois Camus qui craint toute forme d’absolu et oppose la révolte à l’obsession totalisante de la révolution : « L’utopie remplace Dieu par l’avenir. Elle identifie alors l’avenir et la morale ; la seule valeur est ce qui sert cet avenir. De là qu’elle ait été, presque toujours, contraignante et autoritaire. Marx, en tant qu’utopiste, ne diffère pas de ses terribles prédécesseurs et une part de son enseignement justifie ses successeurs » (L’Homme révolté).
Nietzsche (1844-1900)
« Je dois à Nietzsche une partie de ce que je suis », confie Camus. Il lui doit son amour de la Grèce antique, son sens du tragique et de l’absurde, une certaine tentation pour le nihilisme, contrebalancé par une aspiration solaire à la vitalité, alors que la santé lui fait aussi défaut. Même quand il prend ses distances, Camus le fait avec révérence : « Il est bien vrai que la démesure peut être une sainteté, lorsqu’elle se paye de la folie de Nietzsche », concède-t-il dans L’Homme révolté.
Ce qu’il a changé
« Philosophe pour classes terminales » : rarement un auteur a été autant lu, traduit et discrédité en même temps. L’expression vient du titre d’un essai publié en 1970 par le journaliste Jean-Jacques Brochier, qui tire le portrait de Camus en mou sentimental. Parce qu’il écrit dans une langue accessible, Camus est, de son vivant même, soupçonné d’être un penseur de seconde zone. Il est vrai que certaines formules pourraient être imprimées sur des T-shirts : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère », « Créer, c’est vivre deux fois », « Je me révolte donc nous sommes »… Mais c’est oublier un peu vite l’ampleur d’une œuvre qui se décline en essais, romans, pièces de théâtre, articles de presse et interventions de toutes sortes, le tout avec une volonté d’organisation méthodique en cycles. Camus n’imagine pas philosopher sans maintenir un contact permanent avec le réel, avec l’actualité et les événements du monde. C’est le journalisme qui lui permet de toujours penser au ras du sol, sans que cela ne soit vécu comme infamant. Contrairement à la plupart de ses confrères, ce n’est pas pour le prestige d’avoir sa colonne dans un canard quelconque qu’il se lance dans le journalisme, mais par nécessité – Camus vient d’un milieu très modeste. Entre les reportages qu’il écrit pour Alger républicain dans les années 1930, puis les éditoriaux signés dans L’Express, il constate que la vérité est « chose fuyante ». La mesure n’empêche pas tant l’engagement que la décision prise une bonne fois pour toutes. Le journalisme est aussi une école d’écriture : « Il faut parler le langage de tous pour le bien de tous », écrit-il à un ami en 1955. C’est sans doute pour cet effort que ses lecteurs le remercient encore aujourd’hui.
Ceux qui l’ont lu
Jean-Paul Sartre (1905-1980)
Ils ont été amis jusqu’à ce que « le petit voyou d’Alger » publie L’Homme révolté en 1951. Camus s’y montre très critique du marxisme et du communisme, ce qui rend très mal à l’aise une bonne partie de la rédaction des Temps modernes, la revue dirigée par Sartre. Il délègue la recension de l’ouvrage à Francis Jeanson, mais Camus n’est pas dupe. Le ton monte au point que Sartre se moque de son « incompétence philosophique ». Il n’y aura pas de retour jusqu’à la mort de Camus. Laissant de côté la querelle, Sartre lui rend hommage dans France-Observateur : « Il représentait en ce siècle, et contre l’Histoire, l’héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaises. »
Robert Smith (né en 1959)
C’est avec le titre Killing an Arab que le groupe de rock britannique The Cure fait son entrée sur la scène musicale en 1978. La chanson sort le groupe de l’anonymat mais génère de multiples malentendus. « Je suis vivant, je suis mort, je suis l’étranger qui tue un Arabe », chante Smith dans le refrain. La référence à Camus est claire, d’autant plus que le meurtre se passe sur une plage, en plein soleil, comme dans L’Étranger. Mais la chanson est régulièrement récupérée, d’abord par un parti d’extrême droite britannique, puis par les partisans de la guerre du Golfe. Smith rebaptise un temps la chanson Kissing an Arab, avant de revenir au titre original en 2018.
Kamel Daoud (né en 1970)
Parmi les intellectuels algériens, Camus divise. Certes, il décrit sans fard la misère dans laquelle la colonisation française maintient la population algérienne. Mais il n’est pas vraiment pour une indépendance totale de l’Algérie et plaide pour une alliance franco-arabe. Le statut de « l’Arabe » sans nom dans L’Étranger contribue à donner l’impression d’un Camus indifférent. Meursault, son assassin, est condamné à mort. Mais le meurtre compte moins que son détachement à l’égard du monde. Dans Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014, prix Goncourt du premier roman), Kamel Daoud prend le point de vue de l’Arabe, qu’il nomme Moussa Ouled El-Assasse, pour prolonger en miroir l’histoire de L’Étranger.
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Article issu du dossier "Albert Camus vu par Marylin Maeso" juin 2021
https://www.philomag.com/articles/albert-camus-un-homme-de-terrain
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