Le professeur Antoine Compagnon, à l’occasion du webinaire entre intellectuels Irakiens et Français autour d’Albert Camus en temps de pandémie (1), nous livre le texte de sa contribution.
Depuis un an, on lit beaucoup La Peste. Pour comprendre ce qui nous arrive, la pandémie, les confinements, la privation des libertés. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Albert Camus racontait une épidémie à Oran, en Algérie, alors colonie française, les réactions des uns et des autres, les lâchetés, les égoïsmes, mais aussi l’entraide, la générosité. Pour lui, la peste était une allégorie de la guerre, du mal et de la condition humaine en général : « Les fléaux sont une chose commune, annonce-t-il au début, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. »
Un texte politique
Sous le couvert de la peste, il parlait de l’Occupation, de la collaboration et de la résistance. « La Peste a un sens social et un sens métaphysique. C’est exactement le même », notait-il dans son carnet. « On dit : il s’en moque comme d’une mouche – et cela ne parle pas. Mais regardons mourir des mouches engluées sur leur papier – celui qui est fait pour elles – et nous comprenons que l’inventeur de la formule a longuement contemplé cette agonie affreuse et insignifiante – cette mort lente qui dégagera à peine une petite odeur de putréfaction. »
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Notre recours actuel à La Peste, disons-le d’emblée, semble paradoxal. À sa parution en 1947, le roman fut attaqué par les partisans de la littérature engagée, proches de Sartre, comme Simone de Beauvoir, Francis Jeanson ou Roland Barthes. Ils reprochent à Camus de confondre histoire et nature, de falsifier une catastrophe historique, la guerre, en la présentant comme une maladie naturelle. Le roman décrit un « monde privé d’Histoire », juge Barthes. Camus y défend une « éthique de l’amitié », non une philosophie politique. La sympathie qualifie un « monde d’amis, non de militants », c’est-à-dire de sujets réduits à leur solitude face aux défis de l’Histoire. Séparation, exil, peur sont les maîtres-mots du roman. Jeanson dénonce la « morale de Croix-Rouge » de Camus, dont la « conception de l’histoire revient à la supprimer en tant que telle ».
Or « le mal a quelquefois un visage humain, et ceci, la Peste ne le dit pas », écrit encore Barthes. « Se défendre des hommes, être leur bourreau pour ne pas être leur victime, tout commence là où la Peste n’est plus seulement la Peste, mais l’image d’un mal à face humaine. » Bref, le mal est le fait des hommes, non de la nature. Pour le combattre, il faut s’engager, militer, résister, se battre contre d’autres hommes. Nous ne sommes pas des mouches : faire du mal un papier tue-mouches dénie que le mal est fait par des hommes.
Le mal naturel est aussi un mal humain
Lisant La Peste aujourd’hui, en pleine pandémie, ferions-nous erreur sur le sens de l’œuvre ? Nous la prendrions au premier degré, comme la simple chronique d’une épidémie, illustrant l’héroïsme du docteur Rieux et de Tarrou, qui luttent ensemble et se lient d’amitié, la bassesse de Cottard, qui s’enrichit sur le dos des mourants, la conversion de Rambert, qui cherche à fuir Oran avant de passer à l’action aux côtés de Rieux et Tarrou. Nous n’y verrions que la fable d’un combat victorieux contre une maladie contagieuse.
Non, nous n’avons pas tort, car les temps ont changé, et ce dont nous avons pris conscience, c’est que le mal naturel est aussi un mal humain, historique, causé par l’homme. Dans l’anthropocène, comme on dit, le virus n’a rien d’une fatalité naturelle, et nous n’opposons plus nature et histoire comme Sartre et Barthes au milieu du XXe siècle. La pandémie a un visage humain. Elle s’est répandue dans le monde que nous avons créé, consommateur de la nature, global au sens de la théorie de catastrophes, lorsqu’un virus de chauve-souris voyage par avion et met la terre entière à l’arrêt.
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Même si l’on n’a pas manqué de signaler tous les absents du roman de Camus : les femmes, dont aucune n’est au premier plan ni même au second, les Arabes, comme l’écrivain algérien Mouloud Feraoun le fit remarquer, ou encore les Juifs, qui représentaient 10 % de la population d’Oran, nous ne commettons pas de contresens en lisant La Peste comme une allégorie de notre condition, car « personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux », guerres et toutes sortes de pestes.
https://www.la-croix.com/Debats/Nous-commettons-pas-contresens-lisant-Peste-comme-allegorie-notre-condition-2021-05-14-1201155764
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