Professeur émérite (Sorbonne Université) en histoire contemporaine et spécialiste de l’histoire coloniale, Jacques Frémeaux explique les enjeux de la « Journée de la mémoire » célébrée pour la première fois cette année par l’Algérie samedi 8 mai.
Marche commémorative à Sétif, dépôt de gerbes devant la stèle d’un jeune Algérien tué à 22 ans par un policier français… Que célèbre cette « Journée de la mémoire » décidée l’an dernier par le président Abdelmadjid Tebboune et organisée pour la première fois samedi 8 mai par l’Algérie ?
La « Journée de la mémoire » commémore un événement qui s’est déroulé à partir du 8 mai 1945 dans la région de Sétif, dans l’Est algérien : un début de mouvement insurrectionnel réprimé de façon extrêmement violente par les autorités françaises. Le bilan est assez discuté, mais les historiens sérieux estiment qu’il aurait fait une centaine de morts du côté des Européens, et sans doute plusieurs milliers, sans qu’on ne puisse être plus précis, côté algérien.
Les Européens ont surtout été victimes de formes de lynchages dans les villages, mais les Algériens sont morts sous les attaques et les bombardements de l’armée française.
« Tragédie inexcusable » selon l’ancien ambassadeur de France à Alger, « crimes contre l’humanité » selon le président algérien… Par quels mots désigner ce qui s’est passé ?
J. F. : La question qui se pose aujourd’hui est de savoir s’il était légitime d’employer de telles méthodes, si cette violence était militairement justifiée et moralement défendable, alors que, de surcroît, beaucoup de jeunes Algériens et pieds-noirs se trouvaient encore en France, à la libération de laquelle ils avaient participé.
Le contexte aide à expliquer, sans le justifier bien sûr, le choix fait à l’époque par les autorités françaises. La France était encore en guerre et sur le moment, le gouvernement, mené par le général de Gaulle avec l’appui des forces de la résistance, a attribué l’insurrection à des « agents hitlériens », autrement dit des éléments manipulés par l’Allemagne nazie.
Par ailleurs, ce gouvernement avait peu de troupes en Algérie : il pensait qu’il fallait agir vite et énergiquement pour éviter que l’insurrection ne s’étende. Mais cette violente répression a considérablement marqué les Algériens, en particulier les membres du mouvement indépendantiste qui espéraient encore que les choses se passeraient autrement. Alors qu’ils comptaient jusque-là sur la création de l’ONU et sur le président américain Roosevelt, ils se sont aperçus qu’ils ne pouvaient compter sur eux-mêmes.
À leurs yeux, cette répression montrait que les Algériens n’étaient pas traités comme le reste des Français. Ils n’ont eu devant eux que la violence. Sur le territoire métropolitain, il faut sans doute remonter à la Commune pour trouver une réponse aussi brutale à un soulèvement.
Pourquoi l’expression de « tragédie inexcusable » est-elle considérée comme insuffisante côté algérien ?
J. F. : Une « tragédie inexcusable », cela signifie que « c’est très triste » mais qu’on « ne peut accuser personne ». Car dans une tragédie, c’est le destin qui pousse les personnages à agir.
Je pense qu’une large partie de la population algérienne aujourd’hui demande davantage une « reconnaissance » de ce qui s’est passé qu’une « repentance ». Elle a le sentiment que tout ce qui s’est passé en Algérie, depuis la conquête en 1830 jusqu’à la guerre très violente ayant abouti à l’indépendance, s’est déroulé sans que les Français aient une claire conscience de ce qu’était réellement la colonisation. Et que celle-ci reste encore assez mal connue des Français aujourd’hui. La solution, dans ce cas, passe par une connaissance commune et partagée, et elle fait appel aux historiens.
De leur côté, les autorités algériennes considèrent les massacres de Sétif non pas seulement comme la répression d’un mouvement insurrectionnel pour l’indépendance mais comme faisant partie d’un « génocide » dont se seraient rendues coupables les autorités coloniales françaises. Pour le gouvernement de l’Algérie, il ne s’agit plus de « connaissance » mais de « repentance ».
On quitte le champ de l’histoire pour basculer dans le champ politique ou diplomatique. Dans un contexte difficile vis-à-vis de son opinion publique, le gouvernement algérien cherche à se présenter comme le champion de l’indépendance et du nationalisme, et donc à remporter une victoire symbolique sur la France en obtenant des excuses.
Le rapport récemment remis par l’historien Benjamin Stora au président de la République française répond-il au moins au besoin de reconnaissance ?
J. F. : Ce qu’a voulu faire Benjamin Stora, c’est d’avancer vers une connaissance commune des actions et des responsabilités de part et d’autre. Même si le rapport lui a été commandé par Emmanuel Macron, son idée était de travailler de concert avec les historiens algériens, sans préjugés ni a priori. Mais dans la situation politique actuelle, cette collaboration reste extrêmement difficile pour ces historiens algériens.
https://www.la-croix.com/Monde/En-Algerie-Journee-memoire-entre-histoire-politique-2021-05-10-1201155004
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