Jean-Philippe Ould Aoudia, auteur de plusieurs ouvrages* aux éditions Tirésias-Michel Reynaud, vient de publier chez le même éditeur Alger 1957. La Ferme des disparus (collection Lieu est Mémoire, 2021) avec une préface de l’historien Alain Ruscio.
Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à redonner à travers une investigation minutieuse leur identité aux 3024 disparus, torturés à mort par l’armée française pendant la Bataille d’Alger en 1957. Jean-Philippe Ould Aoudia, dont le père, Salah Ould Aoudia, fut l’un des six inspecteurs des Centres sociaux éducatifs assassinés par l’OAS le 15 mars 1962, est président de l’association Les Amis de Max Marchand et Mouloud Feraoun.
- Vous focalisez votre dernier livre (2021) sur l’année 1957. En quoi cette année et les événements, dont Alger et sa région ont été le théâtre, est-elle significative, voire singulière de la guerre de Libération nationale de l’Algérie ?
Les exécutions capitales de résistants algériens à la prison de Barberousse et les attentats commis par des extrémistes de l’Algérie française dans La Casbah ont conduit le FLN à réagir et à porter la guerre de Libération nationale dans la capitale. L’armée française a reçu mission de vaincre le FLN à Alger pour mettre un terme aux attentats. C’était en 1957.
- A la Bataille d’Alger, terme d’usage commun, vous préférez celui d’«écrasement d’Alger». Pourquoi ce choix et qu’est-ce qui le justifie à votre sens ?
Une bataille suppose un affrontement entre deux armées. En 1957, à Alger, il y eut l’affrontement entre l’armée de la quatrième puissance mondiale de l’époque qui a aligné 20 000 soldats, face à quelques milliers de résistants algériens mal armés et pas entraînés. Les patriotes algériens et la population furent écrasés dans un combat inégal.
- Qu’est-ce qui caractérise cette guerre subversive que vous évoquez dans votre livre contre la population algérienne de La Casbah et des autres quartiers de la capitale ? Comment l’expliquez-vous ?
L’armée française vient d’être vaincue en Indochine en perdant le 7 mai 1954 la bataille de Dien Bien Phu, qui a vu une armée populaire soutenue par son peuple battre une armée professionnelle. Les militaires français, le 1er Novembre 1954, six mois après leur défaite, sont confrontés à la même situation en Algérie. Ce qui explique que pour les paras, tout Algérien est tenu pour suspect et les quartiers à majorité algérienne qui abritent les résistants vont particulièrement souffrir.
- Comment se sont construits les liens entre les militaires chargés d’exécuter et de faire disparaître des militants de l’indépendance de l’Algérie et les groupes armés terroristes de «l’Algérie française» qui leur ont prêté main-forte ? Quel était le rôle des uns et des autres ?
Ils avaient un but commun : garder l’Algérie française. Ils avaient des procédés communs : enlèvement – séquestration – torture – disparition des corps. Sauf que l’armée le faisait à grande échelle. Il était logique qu’ils mutualisent leurs moyens. Un proverbe dit : «Qui se ressemblent, s’assemblent».
- L’OAS fait-elle partie de ces groupes para-militaires ?
L’OAS n’apparaît qu’en 1961-1962. L’écrasement d’Alger est déjà loin. Mais vous avez raison de poser cette question, car on retrouve dans cet épisode de la fin de la guerre de Libération la même complicité entre civils adeptes de la violence extrême et l’armée des centurions. L’assassinat le 15 mars 1962 des six dirigeants des Centres sociaux éducatifs en est l’illustration : le chef du commando de tueurs est l’ex-lieutenant parachutiste déserteur Roger Degueldre, les cinq autres assassins sont des civils, dont l’un, Gabriel Anglade, est un ancien para.
- Robert Martel avait mis sa ferme, La Cigogne, que vous appelez la «Ferme des disparus» à la disposition de l’équipe de tueurs professionnels dirigée par le commandant Aussaresses. Quel a été son rôle ?
Robert Martel a été impliqué, d’après l’enquête conduite par le commissaire Jacques Delarue venu de Paris, dans le fonctionnement de «La Villa des Sources», un lieu privé de torture d’Algériens enlevés. Il a été de toutes les organisations terroristes françaises qui furent successivement dissoutes.
Il disposait d’une ferme de 300 hectares à Chebli et il a mis quelques bâtiments qui s’y trouvaient à la disposition de la deuxième équipe de paras, placés sous les ordres du commandant Aussaresses, chargée de la disparition des personnes mortes sous la torture dans Alger et ses environs, en particulier à l’Arba.
- Vous écrivez que «de 1955 à 1962, Chebli et quelques fermes alentour sont emblématiques de ce que la guerre d’Algérie a connu de plus secret et de plus hideux»…
Maître Ali Boumendjel a transité dans une ferme des alentours d’Alger. Après le putsch d’avril 1961, des fermes des environs de Chebli ont servi de refuge aux généraux félons. Un charnier se trouve peut-être à la ferme La Cigogne.
- Quelles voies juridiques et judiciaires pour la qualification et la poursuite de ces milliers d’exécutions extra-judiciaires et de disparitions forcées au regard de l’évolution du droit international en la matière ?
-Aujourd’hui, aucune action judiciaire n’est possible : pas de cadavres, pas de crimes
- L’ouverture des archives et la communication des lieux de sépulture des disparus torturés à mort, vous semble-t-elle aujourd’hui possible, alors que le président Macron s’est prononcé favorablement en ce sens pour que les familles puissent faire le deuil de leurs disparus ?
Il appartient d’abord à l’Algérie de faire le nécessaire pour retrouver les corps des patriotes morts de la pire des façons pour qu’elle devienne un pays libre. Les Algériens connaissent certains emplacements de fosses communes. Je dévoile la ferme La Cigogne, d’ailleurs bien connue des habitants de Chebli de l’époque comme un lieu sinistre.
- La recherche des disparus algériens revient en priorité à l’Etat algérien. En a-t-il les moyens ?
Il y a par ailleurs un site internet – 1000autres.org – sur lequel les familles de disparus peuvent inscrire les noms de celles et ceux qui ont été arrêtés sans jamais revenir. Plus d’un millier de noms sont déjà répertoriés. Il n’est donc pas besoin des archives françaises pour dresser la liste des 3024 martyrs de la guerre de Libération à Alger, leur élever un monument et les honorer à la hauteur de leur sacrifice suprême.
Propos recueillis par Nadja Bouzeghrane
* Jean-Philippe Ould Aoudia a publié aux Editions Tirésias L’assassinat de Château-Royal, postface de Pierre Vidal-Naquet, 1992 ; Un enlèvement en Kabylie, 1996 ; La bataille de Marignane 6 juillet 2005, La République, aujourd’hui, face à l’OAS, préface de Pierre Joxe, 2006 ; Deux fers au feu, De Gaulle et l’Algérie : 1961, 2015 ; Vie d’une Pied-noir avec un Indigène. Carnets d’Algérie, 1919-1962 en 2017. Aux éditions ENAP/ENAL, Alger, Autopsie d’un assassinat. Préface d’Emmanuel Robles.
**Alain Ruscio, spécialiste de l’histoire de la colonisation française. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels Les communistes et l’Algérie.
Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962 (La Découverte, février 2019) ;
La Guerre française d’Indochine, 1945-1954 (Complexe, 1992) ; Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS. (La Découverte, 2015) . Il coordonne actuellement une Encyclopédie de la colonisation française (trois volumes parus à ce jour aux Editions Les Indes savantes).
Extraits de la préface de l’historien Alain Ruscio**
Dans son ouvrage, Jean-Philippe Ould Aoudia reprend le terme de «contre-terroristes», adopté par l’historiographie, pour désigner les Robert Martel, André Achiary et Cie. On peut s’interroger : ne furent-ils pas, plus simplement, des terroristes ? Lorsque s’achève 1956, prélude à cette sinistre et si mal nommée Bataille d’Alger, les décideurs français, mais aussi la population européenne, savent désormais, malgré les rodomontades des discours, qu’ils affrontent une population, et non plus un groupement. Toute la différence est là : on peut isoler, annihiler, au besoin tuer, des militants nationalistes, mais que faire face à une population.
Le gouvernement Guy Mollet – qui est parvenu évidemment aux mêmes constatations – est alors confronté à un choix : composer, reconnaître la défaite politique et donc, immanquablement, entrer en contact avec le FLN ; ou bien frapper, frapper à outrance, terroriser la population, tenter de résoudre le problème par la plus extrême violence. On sait ce qu’il en fut. Mais il est nécessaire de le rappeler sans cesse : c’est bel et bien à Paris que fut décidée la Bataille d’Alger. Si les tortionnaires eurent du sang sur les mains, les ministres en eurent… sur la conscience.
C’est le mérite de l’ouvrage ici présenté de rappeler les faits bruts, de synthétiser en quelques pages toute la violence paroxystique de cette année 1957. Merci à l’auteur, au passage, d’avoir cité le travail remarquable de Malika Rahal et Fabrice Riceputi, fondateurs et animateurs du site http://1000autres.org.
Cet intitulé, qui peut paraître de prime abord énigmatique, s’explique pourtant facilement : peu après que le président Macron ait reconnu que la soi-disant disparition de Maurice Audin n’était pas un acte isolé, mais était le fruit d’un «système», Fabrice Ricupeti, travaillant aux archives nationales outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence) découvrit un fichier secret émanant de la Préfecture d’Alger, comportant plus de 850 noms d’Algériens qui avaient subi le même sort.
La liste a été depuis complétée par le recueil de témoignages, notamment de familles algériennes. Une remarque à ce propos : tous les textes cités ici, tous les témoignages recueillis, sont connus. Mais pourquoi diable certaines archives restent-elles obstinément classées secret-défense et non communicables aux chercheurs et aux simples citoyens, malgré les timides avancées macroniennes ? Poser la question, c’est en partie y répondre.
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