Belcourt ou la naissance d’une œuvre
Né le 7 novembre 1913 à Dréan (ex-Mondovi) au sud d’Annaba (ex-Bône), dans le Constantinois, Camus passe ses années de formation, enfance et adolescence, à Belcourt, quartier populaire ouvert sur le port d’Alger, dans un milieu pauvre et illettré. C’est là que commence le voyage, à la source évoquée par Camus dans la préface de sa première œuvre publiée, L’envers et l’endroit (1937) : « Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit […] Pour moi, je sais que ma source est dans L’envers et l’endroit , dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu […] » (1965 : 5-6). Le sombre trois-pièces au premier étage du 93, rue Mohamed Belouizdad (ex-rue de Lyon), est toujours le même par-delà le siècle écoulé. Aucune trace de la famille Camus bien sûr, mais une coïncidence : son actuel propriétaire travaille au port d’Alger, comme Meursault, personnage de L’Étranger (1942), qui, lui aussi, vivait à Belcourt. Découvrir les rues de Belcourt, s’imprégner de leur ambiance animée, colorée et chaleureuse, en explorer les environs, tout cela permet de commencer à cerner le contexte social de l’enfance de Camus qui est aussi celui de L’Étranger , sachant que Camus restera toute sa vie fidèle à ses origines ouvrières. Le lecteur-touriste est d’emblée mis en situation, plongé à la source d’une vie, d’une écriture, et de l’entre-deux où se forgent la pensée et l’œuvre de Camus « entre oui et non » (1965 : 23-30), entre lumière et obscurité. Cet entrelacs tridimensionnel – biographique, fictionnel et philosophique – orientera la construction de la suite de l’itinéraire littéraire proposé.
Cette étape initiale inclut un détour par les lieux de formation de Camus dont la présentation est a-chronologique du fait de contraintes géographiques. Tout d’abord, l’école communale de garçons de la rue Aumerat où l’instituteur Louis Germain remarque Camus, le fait travailler en dehors des cours, intercède auprès de sa famille pour lui permettre de poursuivre sa scolarité et le présente au concours des bourses. Camus, après son prix Nobel de littérature, lui rend hommage dans la lettre qu’il lui adresse le 19 novembre 1957 : « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. » (2000 : 371). Au bout de la rue Mohamed Belouizdad (ex-rue de Lyon), une visite au jardin d’Essai ( El-Hamma ) où Camus jouait enfant et aime y flâner par la suite, s’impose. Ce jardin qui s’étend en amphithéâtre, classé quatrième parmi les plus belles réserves botaniques du monde, est le point de départ d’une méditation dans La maison mauresque (1933). Il est surplombé par le Musée national des beaux-arts, lui-même dominé par la massive verticalité de béton du mémorial de l’Indépendance, qui a substitué à la botte coloniale dénoncée par Camus celle d’un nationalisme populiste qu’il aurait également dénoncé. À l’ouest du jardin d’Essai, la Bibliothèque nationale jouxte l’hôtel Sofitel.
Une traversée de Belcourt vers l’ouest mène à la Faculté d’Alger, rue Didouche Mourad (ex-rue Michelet), première université algérienne fondée en 1901, où Camus poursuit des études de philosophie et rédige, en 1936, un mémoire sur les rapports de l’hellénisme et du christianisme, Entre Plotin et saint Augustin (1965 : 1220-1313). Pause à la terrasse du café des Facultés fréquenté par Camus. De là, le parcours vers l’ouest se poursuit jusqu’au Lycée Émir Abdelkader (ex-Bugeaud, ex-Grand Lycée d’Alger), à Bab-El-Oued, entre la Casbah et le jardin de Prague (ex-Marengo). Camus est admis, en tant que boursier, dans cette prestigieuse institution qui ne recrute que des enseignants hautement diplômés – l’historien Fernand Braudel dans les années 1920 et le géographe fondateur de l’école française de géopolitique Yves Lacoste au début des années 1950, entre autres. Camus y étudie la philosophie sous la direction de Jean Grenier. Ce long trajet à travers Alger permet de découvrir le cœur de la ville coloniale à l’architecture d’inspiration haussmannienne teintée d’orientalisme, hautes façades blanches aux fenêtres et volets outremer, entre la Grande poste de style néo-mauresque et la rue Larbi Ben M’Hidi (ex-rue d’Isly). Une promenade le long du front de mer, boulevard Che Guevara (ex-boulevard de la République), bordé d’arcades, en compagnie de « L’été à Alger », deuxième nouvelle de Noces (1938), complète cette immersion introductive.
Tipaza ou la source d’une poétique
Départ d’Alger pour Tipaza. Les 70 kilomètres de la route panoramique de la Corniche vers Tipaza longent « la côte turquoise ». Cette côte, fortement découpée, abrite dans ses criques et ses anses les plus grandes structures balnéaires de l’Algérie, notamment le Club des pins où, outre les plages de sable fin, se trouvent le Palais des nations, Sidi Fredj (ex-Sidi Ferruch) et son théâtre de verdure derrière le fort, lieu du débarquement français en 1830, et Zeralda. En toile de fond s’allonge le djebel Chenoua, point culminant des collines du Sahel algérois. La station balnéaire Tipaza Village et à l’ouest Tipaza Matares, réalisations emblématiques de l’architecte Fernand Pouillon, sont les visages modernes de Tipaza, d’abord comptoir phénicien puis colonie romaine, classée au Patrimoine mondial par l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) en 2002.
En pénétrant dans Tipaza, nous allons avec Noces « à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons […] ». La parole est aux dieux, aux couleurs, aux senteurs, au « bruit de baisers », au toucher (« que d’heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines »). Éveil de tous les sens dans le « grand libertinage de la nature et de la mer », dans le « mariage des ruines et du printemps », dans « l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde ». Mais la conscience « d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort » est conjointement présente. Les premières pages de Noces contiennent les thèmes fondamentaux de l’œuvre de Camus : l’unité du monde, la jouissance de vivre et la perception de la finitude, entre-deux présent dans l’évocation du soleil qui « chauffe un seul côté du visage » (1965 : 55-58).
La visite s’organise en deux temps : la grande nécropole avec la basilique funéraire de Sainte-Salsa, puis le parc archéologique, musée à ciel ouvert niché dans une crique rocheuse, avec « au fond du paysage […] la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer ». La visite du site commence dans les pas de Camus : « ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d’où l’on voit le village entier », « cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d’elle s’alignent des sarcophages exhumés », « La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu’on regarde par une ouverture, c’est la mélodie du monde qui parvient jusqu’à nous » ( ibid. : 55-57). Une promenade entre les vestiges – amphithéâtre, temples, basilique judiciaire, forum, villa des fresques, grande basilique, mausolée circulaire, théâtre, nymphée, fontaine publique circulaire – dans la magie et le recueillement du lieu accompagne le texte.
La stèle érigée en hommage à Camus par ses amis en 1961 se situe sur une ligne reliant le sommet du Chenoua au tombeau de la Chrétienne ( Qobr Erroumia ), mausolée datant de l’époque mauritanienne. Une citation extraite de Noces : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure » y est gravée. Rappelons que Camus, tué dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 à la sortie du village de Villeblevin dans l’Yonne, est inhumé dans le cimetière de Lourmarin dans le Luberon. La visite se termine au modeste musée constitué d’une salle et d’un patio où sont conservés des fragments de stèles puniques, romaines et chrétiennes, des urnes, céramiques, poteries, statues, et des sarcophages païens.
Hadjout et Oran ou les fondements de l’absurde
Départ de Tipaza pour Hadjout (ex-Marengo) à douze kilomètres au sud de Tipaza dans la plaine de la Mitidja [7] , à la rencontre du cadre de la scène d’ouverture de L’Étranger , premier roman de Camus. Meursault, narrateur, personnage central et double de l’auteur, ainsi que quelques thèmes sont empruntés à La mort heureuse , récit sur lequel Camus travaille entre 1935 et 1938 et qu’il renonce à publier, comme en témoignent ses Carnets . Achevé en 1940, paru en 1942, la même année que Le mythe de Sisyphe , L’Étranger inaugure le « cycle de l’absurde », fondement de la philosophie camusienne. Meursault est « étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle », écrit Camus en 1955 dans « Préface à l’édition universitaire américaine » (1962 : 1920). Meursault refuse de jouer le jeu et en cela la société se sent menacée, donc le condamne. L’annonce de la mort de la mère ouvre le roman : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » ( ibid. : 1125). Meursault se rend de ce fait à l’hospice de Marengo. Il y veille sa mère toute la nuit et le lendemain assiste à l’enterrement. De l’église au cimetière chrétien (cadenassé mais accessible), c’est le personnage central du roman, toujours aussi présent et pesant en ces lieux, qui est à rencontrer : le soleil, dont le rôle dans le meurtre, ci-après évoqué, sera déterminant. Retour à Tipaza.
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