Pierre Audin est le fils cadet du martyr Maurice Audin, membre du Parti communiste algérien (PCA) et militant indépendantiste torturé et assassiné par l’armée coloniale en juin 1957.
Actuellement à la retraite, ce professeur de mathématiques, comme l’a été son défunt père, se consacre à la vie d’engagement citoyen dans ses deux pays, la France et l’Algérie. Dans cet entretien accordé à El Watan, il revient sur la polémique autour de la nouvelle stèle de la place Maurice Audin à Alger, mais il évoque surtout les engagements qui lui tiennent à cœur sur les deux rives de la Méditerranée.
- De quelle manière poursuivez-vous le combat pour la vérité autour de la disparition de votre défunt père et, plus globalement, en faveur d’une réconciliation des mémoires entre vos deux pays, la France et l’Algérie ?
L’apaisement des mémoires entre la France et l’Algérie me tient particulièrement à cœur du fait de mon histoire familiale. Par exemple, une coopération entre les deux pays pour retrouver où a été enterré le corps de Maurice Audin serait une avancée prodigieuse tant sur le plan de la recherche de la vérité que sur le plan symbolique. Pour le moment, aucune des deux parties ne fait un geste : ni l’Algérie, alors qu’une demande a été faite par notre avocat en 2014, ni la France qui referme un peu plus ses archives. Pourtant, le 13 septembre 2018, le président français avait annoncé à ma mère l’ouverture de toutes les archives concernant les disparus de la Guerre de Libération, qu’ils soient Français ou Algériens, qu’ils soient civils ou militaires. Le combat se concentre donc aujourd’hui sur l’accès aux archives, qui concerne des milliers d’Algériens, comme en témoigne le site web 1000autres.org qui a déjà obtenu des renseignements sur plus de 300 personnes disparues en 1957. Plus généralement, je participe au «Collectif Secret Défense – Un enjeu démocratique», qui regroupe 16 affaires dont la moitié concerne la «néo-colonisation» parmi lesquelles, en plus de l’affaire Audin, l’affaire Mehdi Ben Barka, l’affaire Henri Curiel, etc.
- Récemment vous avez interpellé les autorités algériennes, particulièrement les responsables de la wilaya d’Alger, à propos du remplacement de la fresque en hommage au martyr Audin, au niveau de la célèbre place algéroise qui porte son nom, par une stèle à son effigie. Qu’est-ce qui posait essentiellement problème pour vous et avez-vous eu gain de cause ?
Ma lettre ouverte ne s’adressait pas seulement à la wilaya, mais au chef de l’Etat, au wali d’Alger et au P/APC d’Alger-Centre. Etant résidant en France, je l’ai aussi envoyée à l’ambassadeur d’Algérie en France. La fresque est connue et appréciée, je ne vois pas pourquoi l’enlever.
Elle était bordée de petits drapeaux, pourquoi la remplacer par un drapeau algérien qu’on ne voit pas bien, puisque le buste le masque ? Pourquoi avoir installé ce buste énorme sur un petit bout de trottoir ? L’endroit naturel d’un tel monument devrait être le centre de la place.
Enfin, la famille aurait pu, aurait dû, être consultée pour que ce projet trouve un aboutissement harmonieux. Or, ni la famille ni l’Association Josette et Maurice Audin n’ont été contactées, même depuis ma lettre ouverte.
- Allez-vous donc assister avec d’autres membres de votre famille à la cérémonie d’inauguration officielle de ce nouveau monument ?
Il faudrait déjà que les autorités nous informent d’une date d’inauguration et nous invitent. Et de toute façon, pour le moment, les voyages semblent très compromis. Par ailleurs, la place Audin est, avec la place des Martyrs et la Grande Poste, un repère important et naturel pour les Algérois. Elle n’a jamais été inaugurée officiellement et elle porte le nom de Maurice Audin depuis les festivités du premier anniversaire de l’indépendance, par décision du 4 juillet 1963. Cette place appartient au peuple algérien. C’est pourquoi, j’ai proposé que la cérémonie d’inauguration lui donne la place d’honneur.
- Vous vous êtes engagé en faveur de la démocratie et des libertés en Algérie, notamment depuis le début de la révolution pacifique du 22 Février, en soutenant le hirak et en demandant la libération des détenus d’opinion, comme c’était le cas par exemple avec notre confrère Khaled Drareni. Comment voyez-vous l’évolution de la situation politique nationale avec la poursuite des manifestations depuis plus de deux ans ?
A l’approche des élections du 12 décembre 2019, la répression s’était durcie. Il semble qu’à l’approche des élections du 12 juin, ce soit de nouveau le cas. Khaled Drareni est en liberté provisoire et doit être rejugé après avoir passé presqu’un an en prison, parce qu’il faisait son travail de journaliste indépendant. Malheureusement, il n’est pas le dernier journaliste algérien à subir le harcèlement policier et judiciaire comme le montre l’actualité, avec le journaliste Rabah Karèche correspondant de Liberté à Tamanrasset. Pour l’histoire, lorsque mon père a été torturé et assassiné, il s’occupait de planquer la machine qui imprimait le journal du PCA.
Ce journal s’appelait Liberté, vous comprendrez que j’ai une certaine sensibilité lorsque j’apprends que l’actuel journal Liberté subit la répression du pouvoir actuel. Mes parents ont lutté pour chasser le colonialisme et créer une Algérie fraternelle, solidaire, multiculturelle. L’Algérie est devenue indépendante, certes, mais elle n’est toujours pas ce pour quoi ils se sont battus, le pays auquel aspiraient les Algériens. Depuis le 22 février 2019, le peuple a repris la marche vers cet avenir dont rêvaient mes parents, il est naturel que je sois à ses côtés !
- Parallèlement à votre activisme «algérien», vous poursuivez votre engagement citoyen ici en France, dont le dernier en date est de faire partie d’un collectif revendiquant la panthéonisation de la militante féministe et anticolonialiste Gisèle Halimi, l’une des premières avocates à avoir dénoncé la torture durant la Guerre d’Algérie. Où en est-on avec ce projet ?
L’avocate Gisèle Halimi a défendu des Algériennes pendant la Guerre de Libération, elle a aussi fait partie avec ma mère (Josette Audin, ndlr) des «Douze» qui ont lancé un appel en 2000 pour la dénonciation de la torture, à l’initiative de Charles Silvestre, rédacteur en chef de L’Humanité.
Dire que la nation française est reconnaissante à cette grande femme qu’a été Gisèle Halimi, ce n’est pas une mesure qui coûte cher, mais c’est un geste nécessaire pour l’éducation du peuple français. C’est l’une des mesures symboliques préconisées par l’historien Benjamin Stora dans le rapport qu’il a remis au président français, pour l’apaisement des mémoires du côté français. Notre initiative devant le Panthéon, le 7 mars dernier, a obtenu le soutien de citoyens, d’organisations et aussi de députés et de divers élus dans des instances municipales, régionales, européennes, etc. Le Président finira sans doute par satisfaire notre demande.
- Quels sont les autres engagements qui vous tiennent à cœur actuellement, particulièrement dans le domaine des mathématiques singulièrement et des sciences en général ?
En mathématiques, le Prix Maurice Audin récompense deux mathématiciens, l’un qui travaille en France, l’autre en Algérie, et chacun traverse la Méditerranée pour présenter son travail à ses collègues de l’autre pays. Gérard Tronel, mathématicien engagé, aujourd’hui décédé, en a eu l’idée. Depuis 2004, cette coopération montre que les mathématiciens sont capables de construire des ponts, sur la base de notre histoire commune, sans attendre des décisions officielles sur la réconciliation des mémoires.
Entre 2010 et 2018, j’ai participé, main dans la main avec mes collègues algériens, à plusieurs événements de vulgarisation des mathématiques et de la science en Algérie. La culture, notamment la culture scientifique, parent pauvre de la politique algérienne, mériterait une belle place dans ce pays dont la jeunesse est la plus grande richesse. Récemment, le Conseil des ministres a annoncé la création de deux écoles spécialisées : l’Ecole nationale supérieure des mathématiques et l’Ecole nationale supérieure de l’intelligence artificielle, avec une capacité de 1000 places pédagogiques chacune.
Pour le pays, c’est une nécessité de chercher à créer une élite dans ces domaines, et c’est aussi ce que recherche l’Ecole nationale polytechnique d’Oran-Maurice Audin, d’ailleurs. Mais ce serait encore mieux de donner une culture scientifique à toute la population. J’aimerais voir un jour à Alger une structure similaire au Palais de la découverte de Paris ou à la Cité des sciences de Tunis, et que partout sur le territoire national poussent des petites structures analogues à l’Exploradôme de Vitry-sur-Seine, afin de mettre la culture scientifique à la portée de chaque Algérienne et chaque Algérien.
Tout reste à faire, mais c’est un projet qui a déjà obtenu le soutien de la DG-RSDT (Direction algérienne de la recherche scientifique, ndlr) et qui pourrait impliquer les chercheurs algériens. Beaucoup d’étudiants et de jeunes scientifiques sont prêts à s’investir et y participer.
La coopération entre la France et l’Algérie sur un tel dossier participerait aussi à l’apaisement des mémoires, avec la démonstration qu’il est possible de construire l’avenir ensemble.
22 AVRIL 2021
Entretien réalisé par Samir G.
Les commentaires récents