Signée par plusieurs généraux à la retraite ou proches de l'extrême droite, cette tribune a été publiée soixante ans jour pour jour après le "putsch d'Alger:
Ils prennent la plume. Dans une lettre ouverte publiée sous forme de tribune par l’hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs Actuelles, une vingtaine d’anciens généraux, à la retraite ou radiés de l’armée française pour leurs activités politiques, appellent les “gouvernants” à “impérativement” faire preuve de “courage” et “d’honneur” pour ”éradiquer” les dangers qui selon eux parcourent la France.
Premier sujet cité: “l’islamisme et les hordes de banlieue” qui “entraînent le détachement de multiples parcelles de la nation pour les transformer en territoires soumis à des dogmes contraires à notre constitution”, selon les mots de ces signataires qui pour un certain nombre d’entre eux ont déjà été investis par le Rassemblement national lors de différents scrutins locaux.
Dans leur missive, rendue publique le 21 avril dernier, les signataires s’attaquent aussi aux tenants d’un “certain antiracisme” qui aurait pour seul but de “créer sur notre sol un mal-être, voire une haine entre les communautés” et fustige, au passage, l’attitude de l’exécutif dans la crise des Gilets jaunes.
Mais surtout, ces généraux à la retraite, rejoints par “une centaine de haut gradés et plus d’un millier d’autres militaires”, selon le décompte de Valeurs actuelles, multiplient les phrases en forme d’avertissement à l’égard du pouvoir en place. Et ce quelques jours après l’appel à l’insurrection de Philippe de Villiers, déjà publié -en longueur- par l’hebdomadaire.
Marine Le Pen veut les convaincre (si ce n’est pas déjà le cas)
“N’oubliez pas que, comme nous, une grande majorité de nos concitoyens est excédée par vos louvoiements et vos silences coupables”, écrivent notamment Christian Piquemal, Gilles Barrie, François Gaubert et les autres signataires, avant de prévoir, un peu plus, tard “une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles”, si rien n’est entrepris pour aller dans le sens de leur texte.
Le tout, sans hésiter, à agiter le spectre d’une “guerre civile”: “on le voit, il n’est plus temps de tergiverser, sinon, demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers.”
Autant de mots, pour le moins offensifs, qui ont semble-t-il donné envie à Marine Le Pen de convaincre ces militaires. Dans une tribune, elle aussi publiée par Valeurs Actuelles, la présidente du Rassemblement national explique “souscrire” à leurs “analyses” et “partager” leur “affliction”, “comme citoyenne et comme femme politique.” “Messieurs les généraux, rejoignez-moi dans la bataille pour la France”, lance-t-elle notamment au milieu d’une avalanche de compliments, prenant soin toutefois de préciser, à la fin de sa réponse, que cette “bataille” est “politique et pacifique.”
Pour Florian Philippot, l’ancien bras droit de Marine Le Pen, aujourd’hui pourfendeur de la “coronafolie” comme patron des Patriotes, il s’agit d’une “belle initiative.” D’autres, à l’image de l’eurodéputé RN Jérôme Rivière ou du maire de Perpignan Louis Alliot se sont empressés de partager le texte des généraux sur les réseaux sociaux, comme une forme d’assentiment.
La gauche estomaquée
Sans surprise, la réaction n’est pas du tout de la même nature de l’autre côté du spectre politique. Et c’est peu de le dire. La gauche, par les voix de Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon ou Pierre Laurent affiche sa consternation après cette tribune qu’il considère être un appel à l’insurrection à peine voilé.
“Stupéfiante déclaration de militaires s’arrogeant le droit d’appeler leur collègue d’active à une intervention contre les islamogauchistes. Il est temps de se mobiliser pour défendre les valeurs que ces gens piétinent”, écrit par exemple ce samedi 24 avril, le leader de la France insoumise, candidat à l’élection présidentielle sur Twitter. Avant d’ajouter, dans un second message: “sans doute le parquet national va-t-il se saisir de l’appel à la sédition de l’armée publié dans Valeurs Actuelles sous la signature de 100 militaires retraités.”
Même indignation pour le député Insoumis Éric Coquerel. “Des militaires appellent à une chasse aux sorcières, à une éradication, à défendre des ‘valeurs civilisationnelles’ à rebours de la République, ça finit sur une menace de guerre civile, Le Pen salue ces apprentis factieux et? Rien. On se réveille?”, écrit l’élu de Seine-Saint-Denis sur les réseaux sociaux, quand Pierre Laurent “demande solennellement que le journal Valeurs actuelles et les 20 généraux signataires d’un appel à une intervention militaire soient poursuivis et condamnés par la justice.”
Comme l’ancien patron du PCF, Benoît Hamon, convoque l’histoire et le souvenir du “putsch des généraux”, avant de pointer le silence de Florence Parly, la ministre des Armées, du président de la République ou de son Premier ministre face à ce qu’il qualifie de “menace explicite.”
Car si la tribune est initialement signée par des généraux à la retraite, pour certains déjà identifiés dans le giron de l’extrême droite, à l’image de Christian Piquemal, le timing surprend ou du moins interroge. Leur texte a effectivement été publié par Valeurs Actuelles le 21 avril dernier, soit soixante ans jour pour jour après la tentative du “putsch d’Alger”, lorsque quatre généraux cinq étoiles, opposés à la politique du général de Gaulle en Algérie, prenaient les armes. La fin de la “continuité” et de “l’héritage” gaulliste au Rassemblement national?
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Les généraux signataires :
Général de Corps d’Armée (ER) Christian PIQUEMAL (Légion Étrangère), général de Corps d’Armée (2S) Gilles BARRIE (Infanterie), général de Division (2S) François GAUBERT ancien Gouverneur militaire de Lille, général de Division (2S) Emmanuel de RICHOUFFTZ (Infanterie), général de Division (2S) Michel JOSLIN DE NORAY (Troupes de Marine), général de Brigade (2S) André COUSTOU (Infanterie), général de Brigade (2S) Philippe DESROUSSEAUX de MEDRANO (Train), général de Brigade Aérienne (2S) Antoine MARTINEZ (Armée de l’air), général de Brigade Aérienne (2S) Daniel GROSMAIRE (Armée de l’air), général de Brigade (2S) Robert JEANNEROD (Cavalerie), général de Brigade (2S) Pierre Dominique AIGUEPERSE (Infanterie), général de Brigade (2S) Roland DUBOIS (Transmissions), général de Brigade (2S) Dominique DELAWARDE (Infanterie), général de Brigade (2S) Jean Claude GROLIER (Artillerie), général de Brigade (2S) Norbert de CACQUERAY (Direction Générale de l’Armement), général de Brigade (2S) Roger PRIGENT (ALAT), général de Brigade (2S) Alfred LEBRETON (CAT), médecin Général (2S) Guy DURAND (Service de Santé des Armées), contre-amiral (2S) Gérard BALASTRE (Marine Nationale).
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La lettre des généraux publiée par Valeurs actuelles n’a, pour le moment, pas suscité de réaction de l’Élysée. Pourtant, à travers ce texte séditieux, c’est bien la République qui est visée. Et menacée.
C’est la troisième fois depuis l’affaire Dreyfus que la grande muette sort de son silence. La première fois, au printemps de 1958, ils obtiennent la mort de la Quatrième République. La seconde fois, ils tentent un putsch direct contre le pouvoir parisien qui s’engage vers la décolonisation de l’Algérie : ils sont matés et châtiés.
Ce texte publié par le magazine Valeurs actuelles est donc d’une exceptionnelle gravité. Il constitue un signal absolu de crise et doit être entendu comme un tocsin pour la démocratie.
Relativement concise, cette tribune est un modèle de logorrhée d’extrême droite : « L’heure est grave, la France est en péril, plusieurs dangers mortels la menacent […] Nos drapeaux tricolores ne sont pas simplement un morceau d’étoffe, ils symbolisent la tradition à travers les âges […] Sur ces drapeaux, nous trouvons en lettres d’or les mots "Honneur et patrie". Or notre honneur aujourd’hui tient dans la dénonciation du délitement qui frappe notre patrie. »
Une analyse politique d’extrême droite
Ça, c’est pour planter le cadre de référence. Mais au-delà des mots et des symboles, les signataires livrent une analyse politique et énoncent les trois dangers qui, selon eux, minent la France :
- Le premier péril serait lié à « un certain antiracisme ». « Aujourd’hui, certains parlent de racialisme, d’indigénisme et de théories décoloniales, mais à travers ces termes c’est la guerre raciale que veulent ces partisans haineux et fanatiques. Ils méprisent notre pays, ses traditions, sa culture, et veulent le voir se dissoudre en lui arrachant son passé et son histoire ». Les combats en cours qui mettent sur la table le passé esclavagiste et colonial de la France sont donc cause de désagrégation. Sans rire, nos généraux en retraite accusent le Comité Adama et l’Unef de menacer notre pays. Et il faut bien reconnaître que leur puissante analyse trouve un écho dans le déferlement qui les a vilipendés, que ce soit de la part du Rassemblement national, de membres du gouvernement ou, hélas, d’une grande partie de la gauche. Les félons se glissent dans les faiblesses et les failles du débat politique.
- Le deuxième péril viendrait de « l’islamisme et des hordes de banlieue ». Là encore le propos n’est ni nouveau ni iconoclaste. Depuis les analyses de Manuel Valls à la tribune de l’Assemblée nationale, les discours politiques archi-dominants lient crise des banlieues et des quartiers populaires à l’islamisme. La défaillance de la République et les inégalités face au logement, à l’école, à la santé, aux transports, etc., ne seraient pour rien dans les révoltes et les tensions des quartiers. Les prêches des imams seraient tout. La menace des généraux à l’égard des habitants qui veulent encore l’égalité… est à peine masquée.
- Enfin, le dernier péril qui menace notre société serait « la haine » qui « prend le pas sur la fraternité lors des manifestations où le pouvoir utilise les forces de l’ordre comme agents supplétifs et boucs émissaires face à des Français en gilets jaunes exprimant leurs désespoirs ». Les signataires font d’une pierre deux coups : ils enrôlent les gilets jaunes et signifient la crise de l’État, révélée et accentuée par ce mouvement.
Le discours est ouvertement nourri de la thématique historique des extrêmes droites et des fascismes : il s’y s’exprime crûment, sans filtres ni fard, et se réclame désormais du bon sens et de la raison. Les signataires affirment vouloir benoîtement conjurer la guerre civile, quand il l’attise cyniquement.
« Quand il n’y a plus d’égalité possible, il reste la protection factice de l’ordre »
Cette tribune intervient dans ce moment de délitement de la légitimité de l’État, de crise de l’alternative et de marasme du débat politique. C’est précisément cette analyse des militaires signataires qui constitue le danger de ce texte. Ces militaires n’hésitent pas à brandir la menace et à légitimer par avance la sédition. Cette tribune est une mise à disposition d’un coup de force. Soutien politique quasiment explicite à Marine Le Pen – qui n’a pas manqué de le relever –, il donne le signal d’une mise en alerte des forces de police et de l’armée : « Sachez que nous sommes disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation. Par contre si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national. » C’est un texte séditieux qui s’affranchit des principes républicains : la police et l’armée sont conduits par la politique et l’État, et non l’inverse.
Dès lors comment expliquer le silence ahurissant des ministres qui intervenaient comme tous les dimanches sur les ondes ?
L’heure n’est plus au doute mais à se convaincre d’un danger imminent pour notre république et pour la démocratie. Il est temps de remettre sur pied une police et une armée républicaines, libérées de l’emprise de l’extrême droite. Depuis des mois, ce pouvoir use d’une brutalité inédite face à la rue. S’il capitule devant un quarteron de généraux, s’il reporte encore et encore la remise à plat de la police et de l’armée, il perd toute légitimité et laisse ouverte la porte à toutes les aventures.
Il est temps d’arrêter ces invectives sur l’islamo-gauchisme et de mettre en œuvre une politique d’égalité, de liberté et de fraternité. Ça vaut pour Gérald Darmanin, Marlène Schiappa et Frédérique Vidal. Ça vaut pour Valérie Pécresse et Xavier Bertrand. Ça vaut aussi pour Yannick Jadot et Anne Hidalgo.
Maintenant on sait qui se nourrit de ce discours et vers quoi il nous conduit. Quand il n’y a plus d’égalité possible, il reste la protection factice de l’ordre. Quand la solidarité s’efface, il reste la mise à l’écart et le contrôle des « classes dangereuses ». Quand il n’y a plus de bien commun et de chose publique, il reste la sanctification des propriétaires. Quand il n’y a plus de république ni de démocratie, il reste la soumission devant le képi.
25 avril 2021
http://www.regards.fr/politique/societe/article/lettre-des-generaux-un-texte-seditieux-qui-menace-la-republique
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