Le procès des Fleurs du Mal est considéré comme un événement majeur dans la vie de Charles Baudelaire, « un affront » qui, d'après Pierre Jean Jouve, aurait « précipité l'affect angoissé du poète dans un tourment continuel ».
Tout commence en juin 1857. Baudelaire publie Les Fleurs du Mal, fruit d’un travail de plus de quinze ans, chez Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise. Les réactions ne se font pas attendre. Dès le 4 juillet, Lanier, dépositaire parisien de l'éditeur, s’alarme : « Le bruit se répand beaucoup, surtout dans la haute société, que Les Fleurs du Mal vont être saisis. » Dans Le Figaro du lendemain, en première page, Gustave Bourdin publie un article assassin à propos du recueil. Le 7 juillet, un rapport est présenté au ministre de l’Intérieur par la direction générale de la Sûreté publique qui considère Les Fleurs du Mal comme « un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale ». Le même jour, l’attention du procureur général est attirée par le ministre de l’Intérieur sur ce livre dont plusieurs pièces « paraissent enfermer le délit d’outrage à la morale publique ».
Le poète, lui, ne croit pas au procès. Le 9 juillet, il écrit à Mme Aupick, sa mère, une lettre apaisante. Pourtant, la machine judiciaire se met en marche.
Le 16 juillet, plusieurs exemplaires des Fleurs du Mal sont saisis à Alençon pour, d’après le mot de Baudelaire, « nourrir le Cerbère Justice ». Le 17, le procureur général annonce qu’il a requis une information contre Charles Baudelaire et ses éditeurs Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise, ainsi que la saisie de tous les exemplaires du livre.
Les choses s’enveniment : le poète est interrogé pendant trois heures par Camusat-Busserolles, le juge d’instruction en charge du dossier. Bien que Baudelaire le trouve « bienveillant », celui-ci renvoie l’affaire devant la fameuse sixième chambre de police correctionnelle du tribunal de la Seine où le substitut du procureur, Ernest Pinard, celui-là même qui avait requis sans succès contre Madame Bovary, représente le ministère public. Treize poèmes sont retenus pour offense à la morale publique et aux bonnes mœurs, et offense à la moralité religieuse, délits prévus par les articles 1 et 8 de la loi du 17 mai 1819 : « Le Reniement de saint Pierre », « Abel et Caïn », « Les Litanies de Satan », « Le Vin de l’assassin », « Les Bijoux », « Sed non satiata », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Le Beau Navire », « À une mendiante rousse », « Lesbos », les deux « Femmes damnées » comptées pour une pièce, « Les Métamorphoses du Vampire ».
« Il me manque une femme »
Le 27 juillet, comme il n’a pas encore choisi son avocat, Baudelaire écrit à sa mère pour l’informer qu’on lui conseille de prendre « un avocat célèbre et en bonnes relations avec le ministère d’État, Me Chaix d’Est-Ange par exemple ». C’est de Me Chaix d’Est-Ange père qu’il s’agit. Mais celui-ci est sur le point d’être nommé procureur général impérial : il confie l’affaire à son fils, Gustave, qui, malheureusement, n’a ni son expérience (il n’a que vingt-cinq ans), ni son talent. Pour appuyer sa cause, Baudelaire décide de solliciter Mme Sabatier. La maîtresse de l’industriel belge Alfred Mosselman a des relations. Le poète la connaît bien puisqu’il fréquente, depuis des années, le salon littéraire qu’elle tient au 4, rue Frochot, un salon qui réunit également Flaubert, Gautier, les Goncourt, Feydeau, Du Camp et bien d’autres. Celle qu'on surnomme « La Présidente » est bouleversée d’apprendre que deux des poèmes que Baudelaire lui a dédiés (« Tout entière » et « À celle qui est trop gaie ») sont sur le point d’être interdits. Elle ne trouve pas déplacé que le poète, après lui avoir déclaré sa flamme, lui demande d'intervenir en sa faveur : « J’ai vu mes juges jeudi dernier. Je ne dirai pas qu’ils ne sont pas beaux ; ils sont abominablement laids ; et leur âme doit ressembler à leur visage. Flaubert avait pour lui l’impératrice. Il me manque une femme. Et la pensée bizarre que peut-être vous pourriez, par des relations et des canaux, peut-être compliqués, faire arriver un mot sensé à une de ces grosses cervelles, s’est emparée de moi, il y a quelques jours. L’audience est pour après-demain jeudi. Les monstres se nomment : Président : Dupaty ; Procureur impérial : Pinard (redoutable) ; Juges : Delesvaux, De Ponton d’Amécourt, Macquart ; 6e chambre correctionnelle. » Malheureusement pour lui, les démarches de Mme Sabatier n’aboutiront pas.
Convaincu de son innocence, Baudelaire réunit des documents pour le dossier de la défense et prépare, à l’instar de Flaubert lors de son procès, un mémoire à l’intention de son avocat, qui s’achève sur ce cri d’indignation : « Qu’est-ce que c’est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne tend à rien moins qu’à créer des Conspirateurs même dans l’ordre si tranquille des rêveurs ? »
Il imprime aussi une plaquette de 33 pages intitulée Article justificatifs pour Charles Baudelaire auteur des Fleurs du Mal. Elle comprend l’article d’Édouard Thierry publié le 14 juillet dans Le Moniteur, celui de Frédéric Dulamon, publié le 23 juillet dans Le Présent, celui de Barbey d’Aurevilly destiné au Pays, et celui de Charles Asselineau proposé à La Revue française – ces deux derniers articles n’ayant pu paraître.
Le 14 août, ayant eu connaissance des poursuites engagées contre Baudelaire, Flaubert s’indigne. Lui qui a déjà subi les foudres de Pinard sait à quel point l’épreuve sera pénible pour le poète : « Je viens d’apprendre que vous êtes poursuivi à cause de votre volume (...). Ceci est du nouveau : poursuivre un livre de vers ! Jusqu’à présent, la magistrature laissait la poésie fort tranquille. Je suis grandement indigné. »
À l'audience
Le jeudi 20 août 1857, Baudelaire se présente au Palais de justice. Parmi ses juges, il en est deux qui étaient déjà présents lors du procès de Madame Bovary : Dupaty et Nacquart. Le « redoutable » Pinard, est bien là, prêt à l’attaque. Avant l’audience, Baudelaire a tenu à le rencontrer dans son cabinet pour lui exprimer sa stupéfaction, et lui exposer sa théorie artistique. Sans être convaincu par les arguments de sa « victime », Pinard s’est rendu compte qu’il s’agit d’un « être tourmenté et d’une sincérité absolue ». Les juges commencent par interroger le poète qui se défend comme il peut d’avoir voulu attenter aux bonnes mœurs et à la religion. Dans son réquisitoire, le substitut Pinard exhorte le tribunal à condamner « le réalisme » des Fleurs du Mal ; il insiste sur l'offense à la morale publique plutôt que sur l'offense à la morale religieuse : « Réagissez par un jugement (…) contre cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire comme si le délit d’offense à la morale publique était abrogé et comme si cette morale n’existait pas. »
La plaidoirie de Me Chaix d’Est-Ange n'est pas brillante. L’avocat se contente des notes de son client. Il déclare que Baudelaire peint le vice mais en le montrant odieux pour le rendre détestable, et que « l’affirmation du mal n’en est pas la criminelle approbation ». Il soutient que les vrais sentiments du poète sont exprimés dans « Bénédiction » et que, avant son client, nombre d’auteurs ont publié des textes immoraux sans être inquiétés.
La séance est levée. Le jugement est rendu le jour même. Le tribunal y considère qu’en ce qui concerne l’offense à la morale religieuse, la prévention n’est pas établie, mais qu’en ce qui touche la morale publique et les bonnes mœurs, il y a lieu à condamnation. Baudelaire écope de 300 francs d’amende, Poulet-Malassis et de Broise de 100 francs d’amende chacun. En outre, le tribunal ordonne la suppression de six poèmes des Fleurs du Mal : « Les Bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », l’une des « Femmes damnées », « Lesbos » et « Les Métamorphoses du Vampire ».
Choc et réhabilitation
Baudelaire sort meurtri de ce procès qu'il considère comme un affront. Le 30, Victor Hugo lui écrit de Hauteville-House pour lui remonter le moral : « Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles (…) Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale ; c’est là une couronne de plus. Je vous serre la main, poète. » Doit-il faire appel ? On le lui déconseille. Mais 300 francs d’amende, c’est beaucoup. Il demande donc une remise d'amende. Le 20 janvier 1858, celle-ci est ramenée de 300 francs à 50 francs, « le condamné témoignant du repentir », selon une note de la division criminelle. Aussitôt, l'éditeur Poulet-Malassis mutile Les Fleurs du Mal et en supprime les poèmes condamnés. Quoique publiés en Belgique en 1864 puis en 1866 sous le titre Les Épaves, ils resteront interdits de publication en France jusqu’au 31 mai 1949, date de l’arrêt d’annulation rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation suite au pourvoi présenté le 22 octobre 1946 par la Société des gens de lettres sur la base de la loi du 25 septembre 1946... Belle revanche posthume pour le poète dissident !
OLJ / Par Alexandre NAJJAR, le 01 avril 2021
https://www.lorientlejour.com/article/1257295/le-proces-des-fleurs-du-mal.html
Les commentaires récents