La reine légendaire des Aurès
Jamais figure de femme n’a cristallisé au Maghreb autant de passions que celle de la Kahina, personnage sans doute historique, mais surtout construction mythique.
Figure algérienne d’abord, -reine des Aurès- , elle est l’objet d’appropriations multiples, des premiers récits des historiens arabes à aujourd’hui. Que sait-on au juste de celle dont la mémoire s’est transmise sous ce nom de Kahina ? Sur quelles bases historiques a été bâtie sa légende ? Dans quels imaginaires prend-elle place ? A travers celle qu’on connaît essentiellement par son surnom «Kahina» (en arabe devineresse et sorcière), c’est l’histoire des tribulations d’un patrimoine immatériel qui se révèle.
La Kahina, un personnage historique ?
Du règne de celle qu’on désigne sous le nom de la Kahina (elle se prénommait Dihya selon Ibn Khaldoun), on sait fort peu de choses sinon qu’il se situe à la fin du VIIe siècle et que la dernière bataille de la reine se situerait sans doute après la chute de Carthage en 698. Aucun récit contemporain ne mentionne la Kahina ; elle apparaît chez les historiens arabes d’abord au VIIIe siècle chez al-Wakidi puis au début du XIe chez Elie Bar-Sinaya qui cite la Chronique des Arabes de Mohammed Ibn Musa al-Kuwarazmi.
Ce dernier a vécu au début du IXe, soit 100 ans après les faits. Ibn Khaldoun la mentionne enfin au XIVe. Les deux récits les plus anciens relatent les affrontements de la Kahina avec Hassan, le général des Ommeyades, qu’elle vainquit une première fois (lors de la bataille des chameaux), l’obligeant à se replier, puis par qui elle fut défaite cinq ans plus tard lorsqu’il reçut des renforts en grand nombre du sultan Abd el-Malik.
Ces affrontements eurent lieu dans la région des Aurès, «bastion maure» depuis la fin du Ve et tenu en cette fin de VIIe siècle par Koceila ; ce dernier, qui avait pris la tête d’une coalition regroupant Berbères et Byzantins, s’opposait à la conquête ommeyade : il triompha de Oqba ben Nafi lors de la bataille de la Tahouda en 686 avant de trouver la mort en 688.
La Kahina, d’abord «reine de l’Aurès», puis «reine des Berbères de l’Ifriqiyya» lui aurait succédé. De la politique qu’elle appliqua durant son court règne, on ne sait presque rien : accusée par certains d’avoir pratiqué une politique de la terre brûlée pour empêcher l’installation des conquérants, elle se serait montrée intransigeante en toutes circonstances. Elle aurait exercé un double pouvoir, le commandement des Berbères et le pouvoir de prophétie (d’où son surnom de Kahina). Le récit d’Ibn Khaldoun lui attribue une généalogie contestée aujourd’hui par les historiens: selon Ibn Khaldoun, elle appartiendrait à la tribu juive des Djerawa, mais cette tribu n’est mentionnée dans aucun texte ancien.
Cette précision que l’historien de l’époque coloniale Emile Felix Gautier a popularisée a fait l’objet d’un examen critique : reprenant la traduction du texte et l’ensemble du dossier, deux savants, l’Israélien H. Z. Hirschberg et le Tunisien M. Talbi ont conclu qu’il n’existait pas à cette époque de grandes tribus judaïsées (même si l’existence de communautés juives est attestée). Il reste la question du commandement confié à une femme : la Kahina partage avec Tin Hinan, la reine des Touaregs, une place à part : il n’existe pas d’autres exemples de femmes ayant exercé le pouvoir. C’est sans doute à des qualités exceptionnelles qu’elles le doivent. C’est sans doute aussi aux nombreuses questions non résolues qui se posent à leur propos qu’elles doivent une partie de leur aura.
La démultiplication du mythe et des symboles
Le plus fascinant dans le mythe de la Kahina, c’est que sa construction s’est nourrie de la quasi-absence d’informations sûres. La plasticité est donc un trait caractéristique de la figure de la Kahina. Au terme de notre enquête, nous pouvons distinguer quatre moments du mythe : l’historiographie arabe, la reprise du mythe sous la plume d’historiens français à l’époque coloniale, la popularité du mythe dans les sociétés lettrées d’Afrique du nord puis, après les indépendances, sa réappropriation par les mouvements berbère et surtout féministe aujourd’hui.
L’historiographie arabe, à partir de laquelle se construiront les autres interprétations, donne consistance au mythe en soulignant la fusion des Arabes et des Berbères : le chercheur Abdelmadjid Hannoum a analysé les différentes étapes de la construction du mythe de Wâqidî (VIIIe) à Ibn Khaldoun qui, au XIVe, fait la synthèse de toutes les versions précédentes. Il analyse non seulement les rôles assignés aux personnages mais aussi la signification des péripéties qui s’ajoutent au récit initial : l’épisode de l’adoption de Khaled, jeune musulman fait prisonnier lors de la première bataille, la demande de la Kahina adressée à ses fils avant sa défaite – se rendre à Hassan- et sa prophétie de l’extension du royaume musulman servent un projet politique.
Apparaissant au XIe, ces éléments visent à montrer l’unité entre Arabes et Berbères. Quand Ibn Khaldoun se saisit de l’histoire des Berbères, il s’inscrit dans un mouvement commencé avant lui, le mafâkhir : les historiens de ce mouvement cherchent à réhabiliter l’image des Berbères méprisés des «Orientaux». C’est précisément le propos de Ibn Khaldoun: l’histoire de la Kahina témoigne pour l’historien de la valeur des Berbères à l’égal des autres peuples.
Ce n’est pas ainsi que l’entendent les historiens de l’époque coloniale. Quand ils s’approprient le mythe de la Kahina, c’est -conformément au discours qui prédomine dès la deuxième moitié du XIXe -par exemple dans Les Mœurs et coutumes de l’Algérie du général Daumas – pour opposer Arabes et Berbères : les premiers dotés de traits uniquement négatifs, les seconds sont vus, au contraire, comme les descendants de l’Afrique chrétienne. Dans le cadre de cette opposition construite pour justifier la présence coloniale, la Kahina est considérée comme «la Jeanne d’Arc berbère» ; les fondements du rapprochement sont évidents: résistance d’une femme, mort tragique; ce qui n’est pas dit en revanche, c’est la raison qui guide ce rapprochement, en réalité l’hostilité à l’islam.
Dans Les siècles obscurs du Maghreb (1927), Gautier, s’appuyant sur Ibn Khaldoun, accrédite de son côté l’idée déjà répandue de la Kahina comme princesse à la tête d’une tribu judaïsée. Pour l’historien Y. Modéran, qui fait la synthèse des recherches en histoire, les sources d’Ibn Khaldoun (un de ces généalogistes andalous du Xe et XIe vivant à une époque où «la généalogie et l’histoire sont des instruments politiques»), doivent être soumises à examen. Par ailleurs, le texte d’Ibn Khaldoun affirme très clairement que l’Afrique était chrétienne au moment de la conquête. Enfin le fait qu’aucune tribu de ce nom n’ait été mentionnée par les sources grecques du VIIe ne plaide pas en faveur de l’interprétation que Gautier fait du texte d’Ibn Khaldoun.
Pour autant, cette version du mythe de la Kahina donne lieu dans la première moitié du XXe à une abondante littérature dans la société lettrée en Algérie et en Tunisie. En Algérie, ce sont majoritairement des femmes qui donnent des versions romancées ou dramatiques de la légende ; l’une d’elles, Berthe Benichou-Aboulker, première femme dont les œuvres ont été traduites en Algérie, publie en 1933 une pièce intitulée La Kahina. Cette pièce avait été précédée du Roman de la Kahina d’après les anciens textes arabes (1925) par Magali Boisnard. En 1954, parait sur le même sujet le roman de Madeleine Magdinier.
Entre toutes ces œuvres, un trait d’union : l’esprit et l’imaginaire orientalistes chargés de représentations exotiques et dépréciatives, qu’il s’agisse de la Kahina dont la féminité est toujours considérée comme sauvage ou des combattants berbères ou arabes le plus souvent présentés comme traîtres et perfides.
Il n’est du coup pas étonnant que l’œuvre du peintre Emile-Vernet Lecomte, neveu d’Horace Vernet, peintre de la conquête, intitulée Jeune femme amazighe, Algérie, ait rencontré un succès ; beaucoup ont voulu y voir la représentation soit de Fatma N’Soumeur soit celle de la Kahina : la composition du tableau qui met au-devant de la scène une jeune femme aux attributs vestimentaires berbères, représentés avec une précision ethnographique, est propice à toutes les interprétations.
Néanmoins, on a fait remarquer que, dans les reproductions du tableau de Vernet-Lecomte, la cruche portée par la jeune femme était souvent dissimulée : le détail était en effet incompatible avec le statut de princesse assigné couramment au personnage. Après les indépendances, les littératures algérienne et tunisienne divergent : si un écrivain comme Kateb Yacine fait de la Kahina une métaphore de la résistance telle qu’elle venait d’être vécue durant la guerre d’Algérie, chez les écrivains de confession juive originaires de Tunisie, l’accent est mis sur la migration des tribus juives depuis la plus haute antiquité et l’appartenance de la Kahina à cette religion.
C’est le moment aussi où, notamment chez des écrivains marocains, elle incarne la berbérité et devient au Maghreb un objet de revendication de l’identité amazighe. Durant cette dernière période, elle devient aussi un symbole féministe : si les romansde Gisèle Halimi ou de NineMoati peuvent apparaître centrés sur l’idée de la femme « belle et rebelle », en revanche, en Algérie, l’évocation de la Kahina a une dimension politique forte.
Le livre de Baya Jurquet-BouhouneDe la Kahina au code de la famille ouvre cette série. Pour les féministes algériennes, elle symbolise l’indépendance des femmes et leur participation active à la vie politique du pays.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la figure de la Kahina est rapprochée dans les récentes manifestations de celle de Hassiba Ben Bouali qui, lors de la Bataille d’Alger, a préféré la mort à la reddition : elle est désormais indissociablement le symbole des moudjahidate et des féministes. Un avenir qui aurait sans doute convenu à la femme de la fin du VIIe siècle .
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