« Je suis de ce pays. Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets […] » Jean Sénac-Ébauche du père.
Jean Sénac s’engagea dès 1954 pour l’indépendance de l’Algérie aux côtés du FLN. Il fit connaître la poésie de la résistance algérienne dans un ouvrage intitulé Le Soleil sous les armes (1957). Il avait auparavant publié un premier recueil personnel : Poèmes (Gallimard, 1954). Ce grand poète aimait son pays, l’Algérie, qui pourtant le rejeta. Son assassinat, il y a quarante-huit ans bientôt, fut un des signaux forts de la tragédie à venir…
La fin du grand poète algérien qui signait d’un soleil, Jean Sénac, alias Yahia El-Ouahrani (que l’on peut traduire par « Jean l’Oranais »), survint dans la nuit du 29 au 30 août 1973, à 47 ans, dans la cave qui lui servait d’appartement, 2, rue Elisée-Reclus à Alger. Il y fut assassiné à l’arme blanche par une main sans doute liée à l’extrémisme islamiste, aux conséquences de présumées relations homosexuelles interdites ou à tout autre criminel en lien ou non avec le pouvoir algérien de cette époque.
On ne saura sans doute jamais qui a assassiné Jean Sénac et pour quel mobile exactement, même si les supputations semblent relativement simples. Car l’Algérie est le royaume du silence quand il s’agit d’élucider ce type de crimes, notamment lorsque le politique y a joué un rôle d’une manière ou d’une autre. Et le pays continue aujourd’hui de payer très cher cette réalité encore prégnante.
Jean Sénac est mort sans doute d’avoir trop écrit, avec trop de liberté ; il a eu plusieurs fois lui-même le pressentiment de sa fin. En 1971, il proclame « l’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer/ en moi votre propre liberté ». Le 24 mai 1973, entre 6 heures du matin et 7 heures du soir, il écrit douze poèmes qui sont autant d’annonces de sa mort prochaine. Ces douze ultimes poèmes ferment un très gros volume de ses œuvres poétiques aux éditions Actes Sud en 1999. Volume préfacé par René de Ceccatty et postefacé par Hamid Nacer-Khodja, écrivain, poète, universitaire algérien (décédé en 2016) et ami de Jean Sénac.
Cet assassinat, quel que soit son origine, est celui d’un poète, d’un Algérien attaché à son pays nouvellement indépendant ; d’un Algérien certainement trop ouvert, trop orignal, de surcroit chrétien et…homosexuel ; un Algérien qui ne correspondait pas au modèle de l’ « arabo-musulman » qui pouvait correctement s’imbriquer dans un récit national algérien uniforme et dénué de toute idée de complexité, devenu avec le temps quasi-incolore et inodore, et redoutablement dangereux, qui était alors en pleine construction.
Participation au combat pour l’indépendance de l’Algérie
En août 1954, Sénac démissionne de son poste à Radio Alger (qu’il a occupé en 1948 puis à nouveau en 1952) après une émission sur Mouloud Mammeri dans laquelle il a employé l’expression « patrie algérienne » et part pour Paris où son recueil Poèmes est publié donc par Gallimard, avec un avant-propos de René Char, dans la collection Espoir dirigée par Albert Camus. Après le 1er novembre, début de la guerre d’indépendance, il rejoint les militants de la Fédération de France du FLN et participe à l’installation de l’imprimerie clandestine d’El Moudjahid chez Subervie, écrit en janvier 1955 son premier poème ouvertement anticolonialiste et publie des textes « engagés » dans les revues qui les acceptent, notamment Esprit.
Il organise des rencontres entre Camus et des « indigènes musulmans » qui occuperont des fonctions importantes dans l’Algérie indépendante, Réda Malek, Ahmed Taleb, Layachi Yaker. En août 1956, il rencontre Jacques Miel avec qui il voyage en Italie en 1957 et dont il fera son fils adoptif. Il se lie simultanément avec les peintres Khadda et Benanteur qui illustreront ses recueils. Il publie en 1961 le recueil Matinale de mon peuple.
Le retour à une Algérie enfin débarrassée de la colonisation
Les pieds-noirs traversent la Méditerranée en 1962 à l’indépendance de l’Algérie. Jean Sénac le fait aussi, mais dans l’autre sens. Il s’installe à nouveau à Alger où il restera onze ans avant que la vie ne lui soit ôtée. Il passe ces onze années à tenter de valoriser, avec d’autres, la culture et la poésie algériennes, notamment de langue française.
En retournant en Algérie, Jean Sénac revenait à son pays natal car il y était né en 1926, à Béni-Saf dans la région d’Oran, d’une mère espagnole et d’un père inconnu (probablement gitan) et y a vécu l’essentiel de sa vie. Il revenait pour participer à l’histoire de son peuple désormais indépendant. Mais, s’il avait chanté, très bien et sur tous les tons (notamment le ton d’un autre poète homosexuel du dix-neuvième siècle, l’américain Walt Whitman), le combat des Algériens pour l’indépendance, il comprit assez vite que la lutte politique ne pouvait désormais être l’horizon de son écriture.
Les premiers vers de Citoyens de beauté (1967) annoncent donc le programme : « Et maintenant nous chanterons l’amour/ Car il n’y a pas de Révolution sans amour». Au début, question d’habitude, Sénac a le lyrisme « social-réaliste ». «Je t’aime. Tu es forte comme un comité de gestion/ Comme une coopérative agricole/ Comme une brasserie nationalisée/ Comme la rose de midi/ Comme l’unité du peuple/ Comme un centre professionnel». Mais, au fil des ans, la déception face aux choix du FLN aidant, Sénac va s’éloigner de la révolution pour se consacrer à sa grande obsession : l’amour. Et peu importe si ce fut celui des garçons. Faire des poèmes pour dire le corps encore et toujours. Dans le bel essai qu’ils consacrent au poète, « Jean Sénac, Clandestin des deux rives » paru en 1999 aux éditions Séguier, Jamel-Eddine Bencheikh et Christiane Chaulet-Achour résument très bien le mouvement de cette poésie en marche forcée vers le corps, au point que Sénac finira par nommer ses poèmes des «Corpoèmes»: « Il n’y a plus de poétique, il n’y a qu’une gestuelle érotique qui subsume tous les éléments de la création et prétend l’assurer seul[..].. L’orgasme, défini comme « une fusée de mots liquides », devient le symbole majeur qui organise l’écriture.».
Entre des dizaines de corpoèmes, citons «Transistor sur le sable», ironique et narratif: « J’aime ton impatience./ Ne fuis pas sous la tente/ seul avec ta main./ Attends la fin de l’émission. J’arrive./ Moi aussi je meurs de ta faim». Ces poèmes ne sont pas tous, loin de là, de grande qualité et Sénac lui-même en avait conscience : «Pardon à René Char mon maître, tandis que je coule vers Armand Sully Prudhomme» (poète français de la fin du dix-neuvième siècle et du tout début du vingtième siècle, qui sera lauréat du premier prix Nobel en 1901), mais le poète qu’il était ne savait faire manifestement autrement que dire le flux continu de désir qui coulait ardemment en lui.
Des échecs successifs
Il faut dire qu’à partir de la fin des années 60, l’abondance de poésie va sans doute aider Jean Sénac à supporter les échecs successifs de ce qu’il a voulu entreprendre. Entre 1962 et 1965, il participe vaillamment à la politique culturelle du nouveau régime et il est nommé conseiller du ministre de l’Education du président Ben Bella, fait partie du comité chargé de la reconstitution de la bibliothèque de l’université d’Alger brûlée par l’OAS et devient Secrétaire général de l’Union des écrivains algériens, qu’il a fondée, avec Mouloud Mammeri notamment, en 1963.
En 1964, il fonde la « Galerie 54 » qui existera jusqu’au début de l’année 1965. Après une présentation collective en avril de ceux qu’il nomme les « peintres de la Nahda » (Renaissance), il y expose Zérarti, puis Martinez, De Maisonseul, Aksouh et Khadda. Il voyage en URSS en 1966 et y fait la connaissance du poète Evgueni Evtouchenko. À la radio algérienne il anime les émissions Le poète dans la cité (1964-1965) puis Poésie sur tous les fronts (1967-1971) tandis que Gallimard publie Avant-Corps en 1968...
Poète fécond, poète militant, Jean Sénac unissait dans ses textes lumière et passion, ferveur et parfois colère. » Un talent lumineux et sain, avec une vraie bravoure », écrivait Albert Camus, « Il y a là une naïveté (comme Schiller parlait de l’admirable naïveté grecque), une eau pure qui sont irremplaçables».
Jean-Sénac avait donné à sa poésie une dimension planétaire comme Walt Whitman, dont il se réclamait, et comme les beatniks des années 1960, dont il se sentait un peu le frère. Jean Sénac se sentait frère de tous les opprimés, de tous les suppliciés et de tous les poètes en révolte, amoureux de la liberté.
A force de désillusions politiques et de polémiques littéraires, et ne pouvant plus payer son loyer (une partie d’une villa au-dessus de la petite plage de Pointe-Pescade), Jean-Sénac se réfugie en 1968 dans sa «cave-vigie» formée de deux minuscules pièces où, progressivement, il ne lui restera plus rien que ses corpoèmes. Il continue inlassablement et tant bien que mal son combat pour la culture, fait de nombreuses conférences sur la nouvelle poésie algérienne de langue (« graphie », préfère-t-il dire) française, organise des récitals et publie plusieurs anthologies mais n’en continue pas moins d’accompagner de ses textes les expositions de ses amis peintres, inventant notamment à propos de Abdallah Benanteur l’expression « Peintres du signe ».
De même qu’il avait été soutenu très tôt par Albert Camus et René Char, Jean Sénac a beaucoup défendu les poètes algériens d’expression française. Jusqu’à sa mort, il a participé à leur diffusion en Algérie autant qu’en France, se faisant passeur entre deux rives, point de ralliement pour des écrivains en mal de légitimité, maître à penser et surtout à écrire. Certains, comme Rabah Belamri ou Tahar Djaout, lui en furent infiniment reconnaissants.
Toutefois, aucun de ses recueils ne sera commercialisé dans l’Algérie indépendante, sinon son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (1971).
Le rejet, après 1965
L’un des plus grands poètes que l’Algérie ait sans aucun doute donné, était rejeté violemment par les politiques après le « redressement révolutionnaire » du colonel Boumediene le 19 juin 1965. Ce « fils rebelle » d’Albert Camus comme l’écrit Hamid Nacer-Khodja, qui a donc choisi son pays, l’Algérie, avec ses difficultés et, comme il le disait lui-même, ses «chardons et ses échardes » était confiné dans un injustifiable isolement au mépris de son talent et de son combat pour l’émancipation culturelle de son pays, après la chute de Ben Bella.
Le plus grand scandale est sans doute que cet Algérien qui a joué un rôle de premier plan en faveur de l’indépendance de son pays, qui estimait à juste titre, avoir droit « automatiquement, humainement, politiquement et juridiquement» à la nationalité algérienne, et refusait donc de se plier aux formalités de naturalisation, cet Algérien était un citoyen sans droits civiques et sans carte d’identité. Il fut contraint de mourir français à défaut d’une reconnaissance officielle de son appartenance à cette terre. Sénac est mort assassiné, après avoir été marginalisé, asphyxié dans son propre pays.
Sénac fut contraint par les difficultés administratives à démissionner en 1967 de son poste de secrétaire général de l’Union des écrivains algériens, poste qu’il avait occupé avec le plus grand sérieux et la plus profonde persévérance; son émission poétique à Radio-Alger Chaîne III fut ensuite interdite en 1972 ; sans qu’aucune raison ne lui soit donnée ; alors même qu’elle fut considérée, même par l’ultranationaliste El Moudjahid, en 1971, comme la meilleure émission de la chaîne, «seule capable de rivaliser avec la télévision».
Un assassinat qui en évoque d’autres
Cet assassinat fait penser immanquablement à d’autres, ainsi que l’injuste exclusion qui l’avait précédé. On ne peut s’empêcher de penser au mystère de l’assassinat, deux ans plus tard du célèbre miniaturiste Mohammed Racim et son épouse Karine Bondeson (de nationalité suédoise) à leur domicile. C’était le 30 mars 1975. C’est quasi-impossible de savoir aujourd’hui qui a tué Racim et pourquoi, mais là encore la loi du silence et la non-élucidation de ce crime abject, ont été le résultat de diverses tergiversations infructueuses sur lesquelles nous ne saurions nous attarder ici. Une frontière ténue pouvait se dessiner alors entre les possibles agissements des islamismes radicaux et ceux d’au moins une partie du pouvoir algérien.
On ne peut pas ne pas penser non plus à l’assassinat sauvage dans la nuit du 27 au 28 décembre 1993, quelques mois après le regretté Tahar Djaout, du poète (quelque peu oublié) Youcef Sebti dont Jean Sénac lui-même, en 1971, disait : «Youcef Sebti avance dans les labyrinthes d’une sensibilité agressée, trouvant quelquefois une issue dans les revendications de la communauté au travail (…). L’audace de la poésie, sa plus lumineuse démence, fonde ici l’homme et l’expression. La profanation, le blasphème deviennent appel et déjà communication. Solidarité. Si tout est perdu, tout est donc à retrouver et le salut reprend un sens.».
On ne peut s’empêcher de penser enfin à la mort de Matoub Lounès le 25 juin 1998. On se souvient d’ailleurs qu’à cette époque, le président algérien Liamine Zéroual n’avait adressé aucun message de condoléances à la famille de cet autre grand poète assassiné. Alors que la presse et les télévisions d’une grande partie du monde titraient sur l’assassinat du poète kabyle, la télévision algérienne l’a relégué au rang du fait divers. Alors que les déclarations d’indignation fusaient de la part des responsables politiques à l’extérieur de l’Algérie, Zéroual n’a même pas eu la délicatesse, à cette époque, souvenons-nous, de transmettre un communiqué à la presse. Loin de leur peuple et de ses préoccupations, les tenants du pouvoir ne trouvaient pas alors intéressante la personnalité d’un immense artiste, provocateur certes, mais certainement une des grandes figures de la chanson et de la poésie kabyles et algériennes de façon générale. Matoub avait toutefois derrière lui, derrière son courage, ses coups de sang et la constance de sa lutte, toute une jeunesse, à laquelle le pouvoir central a tenté maintes fois de mentir, depuis bientôt soixante années, sur sa propre histoire. Ce ne fut, de ce point de vue, ni le cas de Sebti, ni celui de Racim, encore moins celui de Jean Sénac.
Pendant les années 1990 notamment, ces années noires qui resteront dans l’histoire algérienne comme une dramatique perdition qui aurait pu être évitée, paroxysme d’une horreur déjà commencée comme le prouve le sort de Jean-Sénac et qui se poursuit hélas aujourd’hui par d’autres moyens ; pendant ces années noires donc, l’Algérie assassinait ses poètes, enterrait ses journalistes par dizaines, faisait taire à jamais ses écrivains, décapitait ses médecins, égorgeait ses hommes de culture, massacrait ses enfants et ses vieillards, enfermait et violait ses femmes, méprisait ses minorités pour mieux les exclure, tout en travaillant avec ardeur à uniformiser par la force la langue et la culture du pays, contre une diversité, ancrée dans l’histoire, et qui est une grande richesse pour tous…
Souvenons-nous que le grand Kateb Yacine fut quasiment ignoré par les médias algériens officiels, et qu’il avait rencontré tant et tant d’obstacles dans son entreprise acharnée pour faire vivre le théâtre populaire en Algérie, Que Mouloud Mammeri a été interdit de conférence à Tizi-Ouzou en 1980 ; ce qui a déclenché la révolte que l’on sait. Que Rachid Mimouni a été censuré dans son pays et qu’il a été découvert par le grand public seulement après la publication du Fleuve détourné à Paris ; que l’immense poète-chanteur kabyle Aït Menguellet a été jeté en prison en 1986 ; que des dizaines de journalistes courageux ont connu la prison avant et après octobre 1988 ; n’oublions pas les victimes notamment de l’islamisme aveugle : Tahar Djaout, Djilali Lyabès, Laadi Flici, Smaïl Yefsah, Saïd Mekbel, Mahfoud Boucebci et bien d’autres…
De là et en raison autres constats plus accablants les uns que les autres, depuis l’indépendance d’une Algérie qui a pourtant été un modèle international de lutte contre l’aliénation coloniale, vient la légitimité notamment de l’actuel mouvement de contestation populaire qui prit place en Algérie en 2019 et qui ne cesse de se renouveler, malgré un va-et-vient entre répression et tentatives de récupération de ce qui est un élan populaire précieux et inédit. Le Hirak a choisi à juste titre comme étendard, notamment le 27 décembre 2019, Abane Ramdane, membre du FLN et surnommé « l’architecte de la révolution algérienne », assassiné lui aussi par ses frères d’armes au Maroc le 27 décembre 1957, à 37 ans. Le 29 mai 1958, le journal El Moudjahid, journal officiel des combattants algériens d’alors, annonçait pourtant à la une « Abane Ramdane est mort au champ d’honneur » ; l’article indiquait que le numéro un de la révolution avait été tué au combat lors d’un accrochage avec l’armée française.
Le royaume du silence et de la dissimulation vient de si loin.
Jean Sénac, le grand poète algérien, défendait une conception inclusive de l’algérianité, après s’être engagé corps et âme pour l’indépendance de son pays. Mais son projet d’une Algérie ouverte à tous ceux qui se veulent ses fils, échouera inexorablement. Jean Sénac, le poète-martyr, est mort trop jeune, assassiné pour s’être battu pour la poésie, pour la culture, pour la pluralité, pour la démocratie et en somme pour l’unique conception possible d’une Algérie qui serait réellement en mesure aujourd’hui de s’imaginer un avenir.
15 AVRIL 2021
Par Hafid ADNANI
Hafid ADNANI est né en Algérie. Journaliste et cadre supérieur de l’éducation nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France.
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