Adoptant une diplomatie d’équilibriste entre Alger et Rabat, Paris tâche d’entretenir des relations privilégiées avec l’un sans vexer l’autre. Mais les autorités françaises n’y arrivent pas toujours, surtout quand elles touchent au sujet très problématique du Sahara comme c’est le cas actuellement. Analyse de ce casse-tête avec des experts.
«La France coloniale a œuvré pour répandre l’analphabétisme en Algérie.» Rapportée par la presse algérienne, cette déclaration choc d’Abdelmajid Chikhi, conseiller en charge des questions mémorielles auprès du Président Abdelmadjid Tebboune, suffit à elle seule à montrer que les relations traditionnellement difficiles entre l’Algérie et la France connaissent actuellement une violente tempête.
Fustigeant «l’ère du pillage» en citant des «historiens» sans les nommer, celui qui fait figure d’alter ego algérien de l’historien français Benjamin Stora dans le travail de réconciliation mémoriel engagé des deux côtés de la Méditerranée, est allé encore plus loin dans ses piques, le 16 avril, à l’occasion d’une «Journée du savoir» organisée au centre des archives d’Alger. En accusant la France d’avoir «éliminé les personnes qui lisaient et qui écrivaient en Algérie», il a surtout ravivé les braises d’une brouille déjà ardente entre Alger et Paris.
Car depuis quelques semaines, les relations diplomatiques franco-algériennes se dégradent de plus en plus, à vue d’œil. Les points de crispation entre les deux pays s’accumulent au point de mettre en péril le fragile rapprochement esquissé par le Président Emmanuel Macron depuis deux ans auprès de son homologue algérien.
D’abord, le Premier ministre français Jean Castex a annulé, à la dernière minute, son déplacement qui était prévu dimanche 11 avril dans le pays, à l’occasion de la tenue du 5e Comité interministériel de haut niveau franco-algérien (CIHN). Un genre de mini-sommet entre ministres algériens et français, initié en 2012 par François Hollande pour soutenir la coopération bilatérale. Si ce revirement a été officiellement justifié par la crise sanitaire du côté de Matignon, sur place, il a été vécu comme une provocation pour le pouvoir algérien, affirme au micro de Sputnik Kader Abderrahim, spécialiste du Maghreb et directeur de recherche à l’Institut de prospective et de sécurité en Europe (IPSE).
L’antenne de la discorde
Selon cet auteur de l’ouvrage «Géopolitique de l’Algérie» (Éditions. Bibliomonde, 2020), cet ajournement a certes été décidé à la demande d’Alger en partie au motif que la délégation française n’était pas assez fournie, comme il a été rapporté dans les médias. Mais en coulisse, toujours selon lui, «ce changement de ton est intervenu principalement en réaction à la toute récente ouverture d’une antenne de La République en marche (LREM) dans la ville de Dakhla, en plein Sahara». L’Algérie, allié historique des indépendantistes sahraouis du front Polisario, considère ce territoire comme colonisé par le Maroc.
«Du point de vue analytique, l’annonce de l’ouverture de cette antenne par la porte-parole du groupe LREM à l’Assemblée nationale a été très maladroite. Le faire la veille de la visite de Jean Castex à Alger quand on connaît la susceptibilité du pouvoir algérien sur le dossier du Sahara a été particulièrement malhabile. Ce sont des choses qu’on fait, mais qu’on ne proclame pas à la tribune de l’Assemblée. Il y a eu donc une double maladresse du côté du parti présidentiel. D’abord, sur le plan de la politique interne et en même temps sur le plan diplomatique», souligne Kader Abderrahim.
«La gronde algérienne est d’autant plus forte que l’ouverture de l’antenne du parti à Dakhla a été perçue dans le royaume chérifien comme un premier pas vers la reconnaissance française de la souveraineté marocaine sur le Sahara», poursuit-il. Une ligne rouge pour Alger, qui lutte activement contre cette reconnaissance, vieux sujet de discorde entre les deux pays voisins.
Au cœur de ce conflit, le Polisario a vite réagi à cette annonce. Dans un communiqué publié par l’APS, l’agence de presse algérienne, le mouvement indépendantiste a estimé que la création d’un comité de LREM constitue «une violation flagrante du statut international» du Sahara.
Le vent de colère ainsi soulevé est allé souffler jusque sur les bancs de l’hémicycle en France. Le député communiste Jean-Paul Lecoq a qualifié mardi 13 avril de «honteuse» la création de cette section de La République en marche au Sahara, en décrivant à l’Assemblée nationale une «permanence politique française au cœur d’un territoire non autonome», tout en critiquant le «soutien aveugle» de Paris à Rabat.
En réponse à ces critiques, le secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, Clément Beaune, a dit «regretter» l’initiative prise «localement» par LREM à Dakhla. «Elle ne change rien à la position de la France sur cette question hautement sensible», a-t-il assuré devant les élus français. Et le même responsable d’ajouter: «Nous sommes sur cette base avec le ministre Jean-Yves Le Drian, favorables à une solution juste, durable et mutuellement acceptable qui respecte l’ensemble des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies […]. Le plan d’autonomie marocain est une base de discussion sérieuse et crédible qu’il faut prendre en compte».
«Ménager la chèvre et le chou»
Commentant pour Sputnik cette réaction, Pierre Vermeren, historien français spécialiste du Maghreb, estime que «cela n’a sûrement pas dû arranger les choses». En effet, en tentant de calmer les esprits, le secrétaire d’État chargé des Affaires européennes a plutôt remis à l’ordre du jour une autre pierre d’achoppement qui envenime les relations entre la France et l’Algérie, celle du renouvellement par Paris de son soutien au Plan d’autonomie marocain au Sahara. Lequel plan stipule que l’État marocain «préserve son unité territoriale» tout en transférant «une partie de ses compétences à la population sahraouie, qui peut s’autogérer démocratiquement».
Pour rappel, le mouvement indépendantiste sahraoui, soutenu par l’Algérie, réclame quant à lui un référendum d’autodétermination.
«Des figures politiques algériennes n’apprécient pas du tout ce soutien français au Maroc dans le dossier du Sahara. Elles voient même d’un très mauvais œil que la France ait une relation privilégiée avec le Maroc. Car tout rapprochement de Paris avec Rabat est perçu à Alger comme pouvant impulser un changement de la position française sur le dossier sahraoui et vice-versa, le Maroc a lui aussi cette même perception, même s’il ne réagit pas aussi épidermiquement qu’Alger. Le moindre geste est scruté par les deux frères ennemis comme un signe de l’orientation diplomatique de la France et peut déboucher sur une crise diplomatique», confirme le spécialiste de la politique algérienne Kader Abderrahim.
Coincé entre le marteau de l’ombrageuse Algérie et l’enclume du pointilleux Maroc, Paris tente de ménager la chèvre et le chou en tâchant de ne pas fâcher Alger sans irriter Rabat, soutiennent les interlocuteurs de Sputnik.
«La France aborde cette rivalité entre les deux frères ennemis maghrébins comme si elle marchait sur des œufs surtout lorsqu’il s’agit du dossier du Sahara, mais commet quelques ratés comme c’est le cas actuellement. En somme, lorsqu’une des deux relations se réchauffe, l’autre se refroidit presque automatiquement», note Kader Abderrahim qui est aussi auteur de «Géopolitique du Maroc» (Éditions Bibliomonde, 2018).
Cet incessant numéro d’équilibriste devient de plus en plus difficile à tenir pour Paris, surtout après que les fortes tensions entre les deux frères ennemis maghrébins autour de la question sempiternelle du Sahara ont laissé place, tout récemment, à une franche hostilité, affirment les deux experts du Maghreb.
Périlleux grand écart
Le directeur de recherche à l’Institut de prospective et de sécurité en Europe (IPSE) assure même que la diplomatie d’équilibriste qu’adopte la France entre le Maroc et l’Algérie a atteint ses limites: «Là, on touche au maximum possible dans ce tiraillement, Paris n’est plus dans la diplomatie, elle est dans la gymnastique où elle fait le grand écart en permanence. Donc là, forcément, à ce stade, un accident musculaire risque de survenir à tout moment», schématise Abderrahim.
«Tant que la France n’arrive pas à définir une politique claire avec ses partenaires du Maghreb, la crise au long cours continuera. La France accepte de ces deux pays ce qu’elle ne tolèrerait d’aucun autre État au monde. C’est un cercle vicieux dont il est difficile de sortir, puisque Paris est paralysée face à cette situation», abonde à son tour Pierre Vermeren, auteur des ouvrages «Maghreb: la démocratie impossible?» (Éditions Fayard, 2005) et «Le Choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes» (Éditions Odile Jacob, 2015).
Sur les perspectives possibles de l’interminable crise dans les relations franco-algériennes, les deux experts se montrent plutôt optimistes sur le court terme. «Ce que l’on peut déjà prédire c’est que les deux pays vont forcément se réconcilier, et finir par être très positifs l’un envers l’autre. Et puis, comme d’habitude, il y aura une nouvelle embrouille parce que ce qui caractérise la relation bilatérale franco-algérienne c’est l’instabilité chronique qui la complique. Les relations entre l’Algérie et la France sont certes très tumultueuses, mais les deux pays sont comme un vieux couple. Ils se disputent tout le temps, mais n’arrivent pas à se séparer. Tantôt ils se tournent le dos, tantôt ils se cherchent désespérément», résume le politologue et maître de conférence à Sciences Po, Kader Abedderahim.
Signe avant-coureur de cette réconciliation, les autorités françaises tentent d’ores et déjà de calmer le jeu. «Il y a parfois des paroles excessives dans les relations franco-algériennes. Il faut apaiser tout cela», expliquait Clément Beaune, le 11 avril, sur le plateau du Grand Jury RTL/Le Figaro/LCI en répondant à une question sur la déclaration choc du ministre algérien du Travail. Hachemi Djaâboub avait taxé la France d’«ennemi traditionnel et éternel», au moment même où la visite du Premier ministre français était reportée sine die.
Interrogé, lui aussi, à ce sujet par le quotidien Le Figaro dans son édition du 19 avril, Emmanuel Macron a jugé «inacceptable» le commentaire de Djaâboub. En même temps, le Président français a également souligné une volonté de réconciliation mémorielle «très largement partagée» entre Alger et Paris, malgré «quelques résistances» côté algérien.
Pour ce qui est de l’évolution de cette situation sur le long terme, les interlocuteurs de Sputnik n’ont aucune certitude.
«Tout dépendra du futur Président qui sera élu en France en 2022. Ensuite, il faudra attendre le changement de génération à la tête de l’État algérien, qui peut aussi faire évoluer la situation», conclut l’analyste Pierre Vermeren.
Par Manal Zainab
Sputnik France, 27 avr 2021
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