Le 23 mars 1957, les autorités françaises annoncent que le militant indépendantiste s’est défenestré pendant sa détention. Mais, déjà, la presse ne croit pas à la version officielle. Avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
Une fois par mois, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique raconté par les journaux français. Aujourd’hui, l’annonce, le 23 mars 1957, dans l’une des périodes les plus répressives de la guerre d’Algérie, du « suicide » de l’avocat et militant nationaliste Ali Boumendjel, détenu par l’armée française.
Une rue et une station de métro portent son nom, dans le centre d’Alger, tout près de la Casbah et de la porte Bab Azoun. Ali Boumendjel, avocat, militant nationaliste, avait 38 ans et quatre enfants quand il a été jeté, le 23 mars 1957, par des militaires français du haut d’un immeuble en construction d’El Biar, sur les hauteurs d’Alger, un centre de tri et de transit (CTT) comme on disait alors, qui servait de lieu de torture pour le 1er régiment de chasseurs parachutistes. La version officielle a toujours été celle du suicide, jusqu’au 2 mars dernier, date à laquelle Emmanuel Macron, après avoir reçu pendant une heure et demie quatre de ses petits-enfants, a reconnu que l’armée française avait torturé et assassiné l’avocat. C’était une des 22 préconisations du rapport remis à la présidence française par l’historien Benjamin Stora sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie, le 20 septembre 2020. Il a fallu 64 ans, presque jour pour jour, pour que la France admette officiellement sa responsabilité dans cet assassinat.
Ali Boumendjel, fils d’un instituteur, est l’avocat des nationalistes et fait le lien entre la direction de l’Union démocratique du Manifeste algérien (UMDA), l’organisation de Ferhat Abbas, et le bureau algérois du Front de Libération nationale (FLN), quand il est arrêté le 9 février 1957, pendant la bataille d’Alger, par les parachutistes du général Massu. L’élimination des avocats, qui a débuté dès la mi-1955, prend au cours de ce mois de février une nouvelle ampleur. Il s’agit de les empêcher de défendre des nationalistes, d’aller voir leurs clients en prison et de donner des informations à leurs familles. La majorité des avocats algériens et européens « libéraux » sont arrêtés, expulsés en métropole ou internés dans des camps.
« Par deux arrêtés successifs des 13 et 26 février 1957, quatorze avocats font l’objet d’une assignation au camp de Lodi [à une centaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger, NDLR] », indique le rapport de synthèse de la commission de sauvegarde des droits et libertés individuels, publié par « le Monde » le 14 décembre 1957. Parmi eux, Ali Boumendjel et Albert Smadja, jeune avocat de 25 ans, qui a été commis d’office pour assurer la défense du militant communiste Fernand Iveton, bientôt guillotiné pour avoir posé une bombe (n’ayant jamais explosé) dans l’usine à gaz du Hamma, à Alger. Au sujet de « l’affaire des 14 avocats d’Alger (parmi lesquels M. Ali Boumendjel), internés au camp de Lodi en février », « la Bourgogne républicaine », un quotidien régional longtemps proche de la SFIO, précisera en décembre 1957 que « le Conseil de l’Ordre proteste et finit par conclure que l’on se trouvait en présence de véritables séquestrations. »
Quarante-trois jours plus tard, le corps d’Ali Boumendjel s’écrasera au pied de l’immeuble d’El Biar. En marchant sur une passerelle, au 6e étage, après des semaines de sévices et de gégène, il est frappé d’un coup de pioche à la nuque et jeté dans le vide. La version officielle d’un suicide par défenestration va perdurer des décennies. Mais personne n’est dupe : dès le lendemain de l’assassinat déguisé de l’avocat, des intellectuels se mobilisent. L’ancien président du Conseil Pierre Mendès France et l’écrivain François Mauriac écrivent chacun une lettre de condoléances à la famille et s’excusent « au nom de la France ». René Capitant, le professeur de droit d’Ali Boumendjel à la faculté d’Alger et ancien ministre de la Justice du gouvernement provisoire du général de Gaulle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, demande à être suspendu de ses cours. Il écrit, le 25 mars, indigné, au ministre de l’Education nationale : « Tant que de telles pratiques auxquelles même en pleine guerre nous n’avons jamais soumis les prisonniers allemands seront prescrites ou tolérées par le gouvernement français, je ne me sentirai pas capable d’enseigner dans une faculté de droit français. » Son salaire est immédiatement suspendu.
La presse, elle aussi, monte très vite au créneau. Le 28 mars, « France-Observateur, » ancêtre du « Nouvel Observateur », publie une lettre adressée au président de la République, René Coty, et écrite par Ahmed Boumendjel, le frère aîné de l’avocat, qui sera membre du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA), négociateur à Evian pour les accords de la fin de la guerre avec les autorités françaises, et ministre de 1962 à 1964 dans le premier gouvernement de Ben Bella.
« Le téléphone vient de m’annoncer le second “suicide” de mon frère Ali Boumendjel, avocat à la cour, à Alger. Cette fois, l’armée française ne l’a pas raté. Après quarante-trois jours de torture, et une première tentative de “suicide”, elle l’a eu […]. Cet assassinat monstrueux a été perpétré alors qu’il était séquestré sous la responsabilité des pouvoirs publics qui lui devaient protection […]. J’avais pourtant pris la précaution, Monsieur le Président de la République, de vous télégraphier le 12 février 1957 – trois jours après la séquestration de mon malheureux frère – que je craignais l’assassinat et la disparition du corps. Je poussais même la naïveté jusqu’à vous demander la saisie du juge d’instruction. Il était alors encore temps, puisque le premier “suicide”, datant de la veille, avait raté. » Ce premier télégramme, adressé en même temps aux ministres responsables de l’Algérie, au ministre de la Défense nationale et au général commandant les troupes françaises en Algérie, était resté sans réponse.
« France nouvelle », le magazine créé à Alger en décembre 1943 par des dirigeants du Parti communiste français (PCF), très investi contre la guerre d’Algérie, remet lui aussi en cause la thèse de l’armée, le 4 avril, et évoque la « nouvelle effarante » du « suicide » d’Ali Boumendjel.
« La version officielle : l’avocat, détenu dans l’immeuble des parachutistes, s’est jeté du haut d’une terrasse. Pour confirmer cette version, Robert Lacoste [gouverneur général et ministre d’Algérie, NDLR] déclarait à l’Assemblée nationale […] : « Me Boumendjel, je l’ai déjà dit, a tenté une première fois de se suicider. Il a réussi lors d’une seconde tentative. »
Les réactions les plus diverses n’ont pas tardé à se manifester […]. M. René William Thorp, bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris donnait, le 28 mars, une déclaration au “Monde” qu’il terminait en ces termes :
« Je ne saurai trop de nouveau déplorer que la magistrature ne reprenne pas en main, en Algérie comme ailleurs, le contrôle des poursuites et que, faute d’être entourée des garanties voulues, la répression pénale qui s’y poursuit nuise à la cause qu’elle entend défendre en prêtant le flanc à toutes les controverses. »
Le bâtonnier proteste donc contre le fait que la justice soit saisie de ses attributions. Au profit de qui ? Qui remplace les juges ? Et qui défend les inculpés puisque leurs avocats sont emprisonnés ? Et qui prétend que la justice s’exerce en Algérie lorsque précisément l’appareil judiciaire n’a plus aucune fonction à exercer, lorsque la balance est remplacée par le glaive ? Nous n’admettons pas la thèse du suicide d’Ali Boumendjel. L’admettrait-on pour le socialiste Pierre Brossolette [héros de la résistance, arrêté et torturé par la Gestapo et mort en mars 1944, NDLR] ?
La mort d’Ali Boumendjel est une illustration de la politique dite de “pacification” exécutée par les parachutistes du général Massu qui, après avoir investi Alger, sont chargés par le ministre résident d’arrêter, poursuivre, interroger, inculper. L’histoire montre assez que les armées coloniales, ou au service de la colonisation, n’ont jamais été le symbole de la justice, mais celui du pouvoir absolu ».
« France nouvelle », encore lui, conclura deux ans plus tard, à la fin mai 1959, au lendemain de la mort d’un autre avocat algérien également défenseur de militants FLN, Amokrane Ould Aoudia, abattu devant la porte de son cabinet parisien, sans doute sur ordre des autorités françaises :
« Cette haine a déjà tué : la mort d’Ould Aoudia vient après celle d’Ali Boumendjel, avocat à Alger mort entre les mains des parachutistes, d’Auguste Thuveny, avocat à Oran, l’un des premiers à avoir dénoncé les tortures de la D.S.T., tué par une bombe placée dans sa voiture, au Maroc. »
Plus de quarante ans plus tard, en 2001, la vérité finit par éclater dans la bouche d’un officier de l’armée française. Dans ses mémoires parus cette année-là, « Services spéciaux Algérie 1955-1957 » (Editions Perrin), le commandant Paul Aussaresses, qui était au service du général Massu, écrit noir sur blanc qu’il a donné l’ordre de l’exécution sommaire d’Ali Boumendjel (ainsi que celle du militant FLN Larbi Ben M’Hidi, pendu dans une ferme). Le journaliste et écrivain Jean Daniel, fondateur du « Nouvel Observateur », avait connu Ali Boumendjel au collège Duveyrier de Blida (élève brillant, l’avocat avait décroché une bourse pour y entrer avec d’autres nationalistes algériens comme Abane Ramdane, Benyoucef Benkhedda et Saâd Dahlab). Il raconte, dans un éditorial publié en mai 2001, avoir appris « de la bouche même de certains parachutistes » quand il couvrait la guerre d’Algérie pour « l’Express », que l’avocat avait été « défenestré parce que l’on ne pouvait pas, dans l’état où on l’avait mis, le présenter à une commission d’inspection dépêchée par Paris ». Lois d’amnisties obligent, la seule sanction retenue contre Aussaresses sera le retrait de sa Légion d’honneur.
« Je ne connais pas les circonstances exactes de la mort de mon mari. Je n’ai même pas eu le droit de voir son corps, déclare Malika Boumendjel, la veuve d’Ali, à la journaliste du « Monde » Florence Beaugé, ce même mois de 2001. Seuls deux médecins de la famille l’ont aperçu, car ils avaient été appelés pour l’identifier à la morgue d’Alger. J’ai su par la suite que l’un d’eux avait dit à ma famille : “Ne la laissez pas voir le corps, elle ne s’en remettrait pas.” Ma vie de femme s’est arrêtée le 23 mars 1957. C’était un dimanche. Mon plus jeune frère est arrivé en criant : “Ali s’est suicidé !” Il tenait un journal à la main […]. Le jour de l’enterrement a été pire que tout. Je suis allée à la morgue. J’y ai aperçu Massu, en train de rendre les honneurs à un militaire tombé au combat. Pendant ce temps-là, on faisait passer en vitesse un cercueil plombé, celui de mon mari, qu’on a chargé à bord d’une fourgonnette, avant de prendre la direction du cimetière, sous escorte policière. Tout a été expédié en un quart d’heure. Ali a été enterré comme cela, sans cérémonie, sans rien. »
Malika Boumendjel est morte l’été dernier. Sans que la responsabilité de l’Etat français soit officiellement reconnue et que la lumière soit faite sur le décès de son mari. C’était le combat de
sa vie.
Publié le 04 avril 2021 Mis à jour le 07 avril 2021
Nathalie Funès
https://www.nouvelobs.com/histoire/20210404.OBS42284/cette-fois-l-armee-francaise-ne-l-a-pas-rate-quand-la-presse-evoquait-la-mort-d-ali-boumendjel.html
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