Le ciel était voilé et l’argile mouillée, à Tipasa, vendredi 28 avril 2017. Un peu de bleu, du rouge, du vert, beaucoup de gris et les orages de la nuit qui semblaient encore se faire entendre au-dessus de l’amphithéâtre que l’on traverse en pénétrant à l’intérieur du site. Quels jeux s’étaient joués là, quels chrétiens jetés aux lions ? Plus loin, je retrouvais les deux temples qui se font face, le cardo maximus, la rue commerçante de l’antique Tipasa qui descend vers la mer dallée de pierres rouges, les grandes jarres de la fabrique de garum, façon de nuoc-mâm de l’époque romaine dont Apicius recommande un usage abondant dans l’Art culinaire (1).
« Aucun ayant droit, aucun éditeur de son Prix Nobel de fils, aucun président de la République en visite officielle en Algérie n’a jamais eu l’idée d’aller fleurir sa tombe. »
À l’horizon, le sommet du mont Chenoua était mangé par un gros nuage noir. J’ai connu ce djebel dans sa gloire, sa corniche et ses falaises éclatantes sous le soleil. J’avais quitté Tipasa. À Hadjout, autrefois Marengo, je voulais fleurir la tombe de la mère d’Albert Camus dans le cimetière municipal de l’époque coloniale posé au milieu des champs. Sous le soleil de janvier, je l’ai recherchée au milieu des pins et des cyprès et je ne l’ai pas trouvée. Pour cause. Oubliée de tous, Catherine Sintès, veuve Lucien Camus, repose sous une pauvre plaque de marbre gris brisée en deux au milieu des ronces et des herbes folles au cimetière d’El-Madiana, boulevard des Martyrs, au-dessus du quartier de Belcourt à Alger.
Aucun ayant droit, aucun éditeur de son Prix Nobel de fils, aucun président de la République en visite officielle en Algérie n’a jamais eu l’idée d’aller fleurir sa tombe. Cette femme ne savait ni lire ni écrire, elle était presque muette. Ce n’est pas une raison pour ne pas écrire ici son nom et ne pas donner de la voix pour célébrer la mémoire. Dans l’Étranger, Meursault est condamné pour ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère d’encre et de papier. En janvier 1960, Catherine Sintès a pleuré la mort de son fils. « C’est trop jeune », murmura-t-elle quand on la lui annonça. Huit mois plus tard, à son tour elle rendait l’âme sans un bruit. L’anniversaire du décès à Alger de Catherine Sintès est le 20 septembre. On demande des larmes, des prières, des fleurs !
« À Tipasa, au pied du mont Chenoua, impossible de ne pas songer à Albert Camus. »
À Tipasa, au pied du mont Chenoua, impossible de ne pas songer à Albert Camus, dont les mots ont été gravés sur une stèle ocre érigée près du mausolée circulaire de la nécropole occidentale. Ni de réciter encore une fois une page de Noces: « Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l’échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d’une étrange certitude. (2) » En ce lieu hanté par l’esprit, on doit également se souvenir de la Nouba des femmes du mont Chenoua d’Assia Djebar, un film de 1978 dans lequel l’histoire profonde de l’Algérie – cette histoire longue à laquelle Camus, tout à son athéisme solaire, ne songeait pas – est inscrite comme un palimpseste sous celle du présent.
L’histoire profonde de l’Algérie, les souvenirs qui s’évanouissent, les ombres choisies des grands hommes et des grandes femmes du temps passé – le roi numide Massinissa, son petit-fils Jugurtha, Ptolémée, époux de Cléopâtre Séléné, dernier roi de Maurétanie, à la fois africain, grec et romain, la bienheureuse Salsa, chrétienne martyrisée à 14 ans, la reine touareg Tin Hinan, la reine berbère Kahina combattant les envahisseurs arabes au VIIe siècle – les routes effacées de la mémoire des hommes : voilà ce que j’aime venir chercher à Tipasa, ville antique située à 70 km à l’ouest d’Alger, au nord du Tell, chef-lieu d’une wilaya de 600 000 habitants.
« Des anciens qui parlent le français d’Algérie mêlé de langue locale – le chenoui – et d’arabe dialectal m’ont juré que le mont Chenoua, 905 mètres, était le point culminant du pays. »
Derrière l’imposant djebel enlacé par l’oued Nador à l’est et par l’oued El Hachem à l’ouest, il est possible d’aller à la rencontre des cultures et des traditions de l’Algérie berbère. Pour retrouver un ami, j’ai un jour traversé la suite de villes et de villages dissimulés derrière le Chenoua : Aïn Tagourait, Nador, Sidi Rached, Cherchell et Sidi Ghiles. Une autre fois, dans des cafés où des garçons agiles servent du thé à la menthe exagérément sucré, des anciens qui parlent le français d’Algérie mêlé de langue locale – le chenoui – et d’arabe dialectal m’ont juré que le mont Chenoua, 905 mètres, était le point culminant du pays. Difficile de les suivre.
« Cela ressemble à la langue qu’on parle chez nous », m’a juré Saïd, qui traduisait pour moi ce jour-là. Saïd est un Kabyle de Tizi Ouzou. Il connaît bien les cafés où les anciens aiment se souvenir. Dans l’autoradio, il avait glissé un disque d’Ichenwiyen, le groupe emblématique de la chanson locale, composé à la gloire du mont Chenoua. Ichenwiyen fredonnait « Achimi tsough achimi thettsough », soit « J’oublie, je n’oublie pas ». Une chanson d’amour ? « Non, tout le mal que nous ont fait les Arabes ! », m’expliqua Saïd en rigolant.
Je connaissais à peine l’Algérie, mais un premier voyage du côté de la Grande Kabylie m’avait initié à des luttes politiques et culturelles dont j’ignorais tout avant de venir de ce côté-ci de la Méditerranée, aux différences entre le kabyle de Tizi et le chenoui de Tipasa, aux subtilités du monde berbère (3), expression qui remplaçait dans mon esprit celle, impropre pour évoquer l’Algérie, de monde arabo-musulman […]
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