Tiraillé entre sa « part de Gaulois » et sa « part de Sarrasin », le chanteur et romancier Magyd Cherfi raconte que la guerre d’Algérie a été « un carnage identitaire ».
Magyd Cherfi en 2016. (JOEL SAGET / AFP)
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Magyd Cherfi, qui décrit l’ambivalence d’une enfance française, bercée par l’idéal d’un « chez nous » et le racisme des quartiers.
« L’Histoire, elle est tronquée des deux côtés. Du côté algérien, on nous a toujours enfoncé dans la tête que nous étions un peuple hors norme, un peuple héroïque. Tous nos oncles étaient des héros, on les imaginait avec une épée et une mitraillette dans la montagne, le drapeau algérien flottant au vent. Dans chaque famille, il y avait une victime de la guerre d’Algérie. Un amjahed, comme on disait en kabyle, un sacrifié. J’ai grandi avec ça. Avec tous ces anciens, morts et vivants, auréolés de leur gloire d’anciens combattants. Enfin, c’est ce qu’ils disaient. On les croisait dans le quartier, ces vieux oncles. Cupides, sans envergure, qui battaient parfois leur femme, leurs enfants, nous interdisaient tout, à nous, les jeunes, baiser, vivre, danser. Ou boire, alors qu’eux-mêmes buvaient. Et on s’interrogeait : “Mais c’est ça nos héros ?” On nous répétait que nous étions, nous, les Algériens, grands et forts. Les Français étaient les salauds, les impies, les mécréants, les colons. Et pourtant, dans la rue, c’était nous, les pseudo-héros qui tremblions de trouille devant la police. Alors, gamins, on ne comprenait pas.
Ah, il y avait bien les harkis. Ils avaient été relégués dans des camps comme celui de Bias [dans le Lot-et-Garonne]. Ceux qui avaient échappé au ghetto étaient venus dans le quartier, vivaient un peu à l’écart. On savait par les on-dit qu’ils étaient “harkis”, c’était dit avec beaucoup de mépris, ça signifiait qu’ils étaient lâches, qu’ils avaient poignardé leurs frères dans le dos. Mon père n’était pas un idéologue. Il ne pigeait pas trop ces enjeux politiques de la colonisation et de la guerre. Alors il se laissait aller à des rapports amicaux avec eux. Mais restait l’idée que les harkis, c’était les traîtres. Je l’entendais, au détour de conversations volées. Untel avait “collaboré avec l’ennemi”. L’ennemi, c’était les Français. Les “roumis”. Bref, les Blancs.
Les Français faisaient les médicaments, nous, les routes
A l’école, côté français, dans les cours d’histoire-géographie, tout était inversé. Je me souviens de Charles Martel, le vainqueur de la bataille de Poitiers. Dans mon manuel, les méchants, c’étaient les Arabes. Alors, forcément, ça disjoncte dans la tête. Car toi, tu as plus envie de t’identifier à Charles Martel qu’aux Sarrasins. Finalement, la nation française, on la définit toujours comme blanche et catholique. Les gens comme moi n’existent pas dans l’histoire de France. On est effacés. J’ai appris allègrement “Nos ancêtres les Gaulois”. Mais j’étais content. Des ancêtres, on n’en avait pas ! Alors des Gaulois, oui, j’étais preneur ! Nous n’avions aucune conscience de notre propre histoire, l’histoire du monde musulman, du monde arabe. Mes parents ne savaient pas qui était Abd el-Kader [père du nationalisme algérien et incarnation de la résistance à la conquête coloniale], ils savaient à peine qui étaient leurs grands-parents ! J’avais l’impression que notre histoire commençait et s’arrêtait avec la guerre d’Algérie. La lutte était inégale. D’un côté, un carnage de plus de sept ans. De l’autre 2 000 ans, avec des rois en veux-tu, en voilà. C’est pourquoi je suis devenu gaulois, inconsciemment. Le carnage de la guerre est devenu un carnage identitaire, fracassant l’âme, l’intime. Quand vous avez un bourreau, vous finissez par l’envier, parce qu’il a le pouvoir, parce qu’il domine. A force d’être vulnérable et vaincu, vous finissez par dire : “OK, les Français vous êtes les meilleurs, je vais être Français, en fait.”
Les Français, ils faisaient les médicaments, nous les Arabes, les routes. Nous nous sommes identifiés à la défaite, au fait d’être des esclaves, c’est l’héritage de la colonisation. Je me rappelle d’une expression de ma mère, elle disait : “Il est beau comme un Français.” Au quotidien, tout rappelait cette allégeance à la puissance blanche, via nos gestes, nos mots, nos réflexes. Je voyais bien qu’il y avait les Blancs et les autres. Quand j’accompagnais ma mère à la poste, à la préfecture, je remarquais bien qu’on la tutoyait, toujours. Et cette peur, chez elle, de l’autorité. Mes parents vivaient dans la terreur perpétuelle d’être expulsés. Il ne fallait pas moufter. Courber la tête.
On attirait le facho comme le miel la mouche
J’ai grandi dans cette ambivalence. Ça a été pire, quand je suis sorti du quartier : j’avais été pris dans un lycée général de centre-ville, et là, il n’y avait plus d’Arabes. J’étais avec 600 Français. Tous Blancs ! C’est là que j’ai commencé à militer, à l’extrême gauche, je me suis trouvé dans les manifestations anti-Le Pen. Je me rappelle avoir pris un coup de matraque. Quand je suis rentré à la maison, ma mère m’a cogné. Elle était furieuse parce que je m’étais montré. J’allais attirer les flics à la maison. Ça a continué après, quand j’ai commencé dans la musique. On jouait dans les bars. Avec Zebda, on attirait le facho comme le miel la mouche. Un jour, on s’est fait tabasser par des types au crâne rasé. Ma mère ne comprenait pas que je me mette dans ces situations.
Le racisme ? Il était partout. Toute la France voulait qu’on rentre au bled ! Je me souviens de Valéry Giscard d’Estaing qui donnait 10 000 francs pour le retour. Il y avait toujours cette idée que si vous dégagiez, vous, les immigrés, la France n’en ferait pas une maladie. Quarante ans plus tard, j’ai encore ce sentiment. On nous dit : “OK pour l’intégration, le métissage, la société multiculturelle, mais si vous pouviez partir quand même, ce serait pas mal.”
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Alors, bien sûr, dans la famille, on a toujours été bercés par cette idée d’un “chez nous”. Le rêve de revenir là-bas, en Algérie. Je me souviens très bien de ces premières vacances, en 1970, j’avais 8 ans. Je rencontre les cousins de mon âge, mes grands-parents, toute la famille du bled. Ils nous répétaient que la vraie famille, ce n’était pas la France, c’était eux. Il y avait ce lien du sang, très fort. Et en même temps, cette illégitimité. Nous étions les Français, sans algérianité, les faux, les bâtards, ceux qui ne parlaient même plus l’arabe. Alors qu’eux, ils étaient les purs. Les vrais Algériens. Et on avait l’impression que la vie, la vraie, elle était là-bas, en Algérie. On continuait à y aller, à la recherche de cet Eden. J’y vais encore. Je ne me suis pas libéré de cette mélancolie, quasi mythologique, que nous a infusée ma mère, toute notre vie. Cette idée qu’elle ne serait jamais heureuse parce qu’on l’avait arrachée à l’Algérie.
Cette nostalgie, elle pèse des tonnes sur les enfants. Nous, la génération d’après, on a voulu recoudre le tissu. Sur nos épaules, il y avait la tâche impossible de refaire l’histoire, nous ramener au point de départ. Mais c’était illusoire. Parce qu’on a perdu la langue. Très tôt à la maison, on a cessé de parler kabyle, on ne parlait plus que français. Pourtant, aujourd’hui, ma mère assure qu’elle a oublié le français. Elle s’est mise à ne plus parler qu’en kabyle. Désormais, ensemble, quand nous dialoguons, nous baragouinons. La famille a perdu son socle. Ma mère a l’impression que ses enfants, ses petits-enfants, sont devenus Blancs. Il n’y a plus la langue. Il n’y a plus la religion. Pour elle, c’est terrible ! Tous ses enfants ont réussi, sont devenus des intellectuels, des universitaires, mais ça les a décrochés de la religion. C’est la fin du monde, d’avoir des enfants mécréants. Elle a peur qu’on l’entraîne en enfer. Même nos comportements l’interpellent. Qu’elle me voie, moi, un homme, faire la vaisselle ou porter un couffin, elle est choquée. Elle a l’impression que ma virilité est partie !
On me traite de sale Arabe, de traître
J’incarne cette deuxième génération, écartelée, aliénée dans son identité. Nous avons cru à la République, à la gauche. Ah, c’était joli, les potes, l’égalité… Mais on a vite vu que ces principes de la République, ce n’était pas pour les banlieues. La troisième génération, elle nous dit désormais : “Vous vous êtes fait baiser par les Blancs.” Ils sont dans le repli identitaire. Le rejet. C’est compréhensible.
Mes livres, je sais très bien qu’ils sont lus par des Blancs de gauche, pas par les Arabes des banlieues. Je dis les choses crûment, que ce soit sur les Blancs ou sur les Arabes. Alors, désormais, on me traite de sale Arabe, de traître. Je n’ose plus rentrer au quartier. J’ai été poursuivi en diffamation je ne sais combien de fois. On dit que je maltraite les Arabes, les immigrés, l’islam. C’est compliqué pour ma mère. Elle ne sait pas lire. Les Français lui disent : “Votre fils est un auteur.” Les Arabes : “C’est un mécréant, il dit des choses dégueulasses.”
Je m’attendais à ces réactions violentes. On est averti dès l’enfance. Même quand on réussit, on garde son quant-à-soi, on se dit “je me tiens à carreau”. On se tait. C’est peut-être ça le plus grand échec de l’intégration. Il nous est interdit de dire ce que la France ne veut pas entendre. On est coincé. Soit on devient l’ennemi de notre tribu. Soit on est l’ennemi de la République. »
Propos recueillis par Doan Bui
Magyd Cherfi, né en 1962 à Toulouse, est chanteur dans le groupe Zebda, acteur et romancier. Il a écrit « Ma Part de Gaulois » (Actes Sud, 2016) et « La Part du Sarrasin » (Actes Sud, 2020).
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39330/mon-algerie-par-magyd-cherfi-je-suis-devenu-gaulois-inconsciemment.html#modal-msg
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