Le journaliste a été l’envoyé spécial du journal « la Croix » pendant la guerre d’Algérie. Il raconte comment « personne ne niait » que la torture était employée.
Le journaliste Jacques Duquesne, en 2004. (ULF ANDERSEN/AURIMAGES VIA AFP)
« Comment donner un seul souvenir qui me lie à l’Algérie ? J’en ai tant ! Je vais donc choisir celui de mon arrivée à Alger, ça devait être en 1957. Mon premier rendez-vous a été avec Me Pierre Popie, un avocat ouvert, un “libéral” comme on disait – c’est-à-dire un homme qui cherchait la réconciliation et avait donc beaucoup d’ennemis parmi les extrémistes des deux camps. J’avais eu son contact via “la Croix”, car il était un ancien militant étudiant chrétien, comme moi. En “métropole”, comme on disait, tout le débat roulait autour de la torture, c’est-à-dire qu’une minorité affirmait qu’elle était employée, quand la majeure partie de la droite et une partie des socialistes continuaient à nier qu’elle puisse l’être par des Français en Algérie. Dès le début de l’entretien, je pose la question à Popie.
Devant moi, il décroche son téléphone, appelle le colonel Trinquier, adjoint de Massu et chef du “dispositif de protection urbaine”, la structure qui menait la bataille d’Alger. Il lui dit : “Mon colonel, je vous appelle à propos de mon client Mustapha X… Je vous remercie beaucoup car j’ai appris qu’on ne l’a pas torturé.” Et l’officier répond, tout naturellement : “Vous aviez tellement insisté… ! On a voulu vous obliger.” Mais l’instant d’après, l’avocat m’a remis la liste de tous ses clients, aux mains des mêmes militaires, qui avaient disparu et dont personne n’arrivait à savoir ce qu’ils étaient devenus…
Enlevé sous mes yeux au sortir du déjeuner
De ce côté-là de la Méditerranée, c’était comme ça. La torture était omniprésente. On pouvait débattre de son efficacité, de sa légitimité, mais personne, absolument personne, ne niait le fait qu’elle était employée. Je me souviens aussi de la violence constante et de l’omnipotence de l’armée. Quelques mois après mon arrivée, je déjeune en Kabylie avec un petit notable musulman, un brave homme très modéré, qui tenait une station-service. Au sortir du déjeuner, il a été enlevé sous mes yeux par trois paras qui l’ont embarqué de force dans leur Jeep.
Choqué, me sentant responsable – je pensais qu’il avait pu être arrêté à cause de moi −, je me suis démené pour joindre une relation que j’avais au cabinet du ministre de la Justice et exigé qu’on sorte mon contact de sa prison. Même le ministère n’a pas été fichu de savoir où l’armée l’avait emmené. Il a finalement été libéré quelques mois plus tard, après avoir été torturé. Quant à Me Popie, il a été assassiné par l’OAS en 1961 après un passage à « Cinq colonnes à la une », la grande émission de télévision de l’époque. Il avait osé y affirmer qu’il imaginait très bien les Européens continuer à vivre aux côtés des musulmans dans une Algérie indépendante.
Tant de gens ont été marqués par cette guerre
Toutes ces années et ces reportages m’ont bien sûr marqué durablement. J’ai écrit des livres sur la question, et j’ai été frappé du nombre de lettres, de témoignages, que j’ai reçus chaque fois. Tant de gens ont été marqués par cette guerre. Encore maintenant, il y a quotidiennement un détail qui vient me le rappeler.
Comme tous les gens de mon âge – j’ai 90 ans −, je regarde chaque jour les pages « décès » du journal de ma région pour savoir qui est mort parmi ceux que j’ai pu connaître. Je suis frappé du nombre de fois où je lis sur un faire-part : “ancien combattant d’AFN” (Afrique du Nord). Toute une génération a été marquée durablement par cette tragédie. Comment apaiser cette mémoire ? Je pense que seul le temps finira par le faire. »
Jacques Duquesne est né en 1930 à Dunkerque. Il est romancier, journaliste, ancien dirigeant du « Point », puis de « l’Express ». Il a été l’envoyé spécial du journal « la Croix » pendant la guerre d’Algérie.
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39342/mon-algerie-par-jacques-duquesne-la-torture-etait-omnipresente.html#
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