Les vingt dernières années de présence juive en Algérie (1942-1962) Par Jacques Karoubi
Nous allons examiner ici quel fut le sort des juifs d’Algérie de 1942 jusqu’à leur départ en masse en 1962. La guerre d’indépendance de l’Algérie et les choix et le positionnement de la communauté juive vis à vis de ce conflit ont été déterminants pour fixer ce sort. On peut diviser cette période en trois parties bien différentes :
-1942-1954: la période d’avant la guerre d’Algérie
– 1954-1962: les juifs dans la guerre d’Algérie
– 1962: L’exode et la fin de la présence juive en Algérie après un choix difficile entre leur terre ancestrale et millénaire et leur statut de français libre.
I ° De l’Algérie sous Vichy puis de la libération de l’Algérie au début des « événements » 1942 – 1954
Les juifs étaient français depuis 4 générations. Malgré l’abolition du décret Crémieux en 1940, ils n’avaient cessé de se sentir Français, de militer et d’agir au péril de leur vie dans la résistance. Après la victoire du débarquement allié sur les forces pétainistes du 8 novembre 1942 à laquelle ils avaient largement contribué, ils n’avaient eu de cesse de réclamer leur réintégration dans la communauté française.
Réintégration difficile pour laquelle il aura fallu attendre un an :
Tant que le général Giraud, farouchement anti sémite était au pouvoir en Algérie, il s’était opposé à faire une différence entre juifs et arabes et avait confirmé l’abrogation du décret Crémieux dès 1942.
De Gaulle ,une fois au pouvoir après avoir évincé Giraud en mai 1943 a mis six mois pour se laisser fléchir par les institutions juives françaises, par une campagne de presse, et par Roosevelt sur qui faisaient pression les juifs américains. Le 20 octobre 1943, par une ordonnance il a mis fin au statut des juifs en Algérie et remis en vigueur le décret Crémieux.
C’est ainsi que les enfants juifs exclus des écoles en 1941, ne purent être réintégrés qu’en octobre 1943.
Pendant cette période le traumatisme de l’abolition du décret Crémieux restait donc encore très présent. Les juifs avaient la hantise que leur nationalité française soit niée en étant confondus avec les indigènes musulmans.
D’autant que les relations entre juifs et musulmans restaient assez dégradées :
L’épouvantable pogrom de Constantine de 1934 était encore dans toutes les mémoires. Nul n’ignorait que de nombreux dirigeants nationalistes algériens s’étaient rangés au cotés de l’Allemagne nazie en 1940.
Les juifs d’Algérie restaient donc très méfiants vis-à-vis de la communauté musulmane et dans leur immense majorité restaient très attachés à leur appartenance française. Cette méfiance était réciproque, les musulmans ne pardonnant pas aux juifs de bénéficier de cette nationalité française dont eux-mêmes étaient exclus.
L’antisémitisme d’une partie des Européens chrétiens restait également très présent, qu’il fût tacite ou qu’il se manifesta par des actes de discrimination, d’humiliation ou même d’exclusion.
Pour ces juifs placés entre le marteau et l’enclume la seule issue restait donc l’assimilation républicaine, la francisation qui seule leur permettait la poursuite de l’émancipation et de l’ascenseur social.
C’est le début des Trente glorieuses, l’Algérie profite de l’essor économique et social de cette période.
Cette « francisation » se traduit donc par une vie à l’occidentale, un appétit de culture française vers les écoles , les universités, les théâtres et les cinémas. Les galas Karsenty donnent les représentations des pièces du répertoire français en tournée en métropole et connaissent en grand succès. Les cinémas distribuent les mêmes films qu’en France et connaissent une grande affluence.
Une littérature d’écrivains juifs en langue française est foisonnante, reprenant à leur compte la devise d’Albert Camus : « la langue française est ma patrie ».
Et également par un progrès social et une amélioration du niveau de vie :les commerçants et négociants juifs ont des activités florissantes cabinets de médecins et d’avocats juifs se multiplient. D’autres sont fonctionnaires: enseignants, policiers, postiers, etc …
En un mot, les juifs avaient l’impression de vivre comme des Français en France.
Il faut reconnaître que cette assimilation, surtout patente dans les grande villes, se traduit par un certain recul de la culture juive: les pratiques religieuses sont plus ou moins respectées à la lettre, et surtout les convictions restent confinées à l’espace privé hors du champ politique et même hors du champ public.
Les juifs finissent à être considérés comme des « européens » et sont le plus souvent confondus avec ceux que l’on va surnommer les « pieds noirs ». Beaucoup revendiquent d’ailleurs cette appartenance, sans bien connaitre leur histoire. Comme les autres enfants des écoles ils avaient appris que leurs ancêtres étaient les gaulois, et c’était cette Histoire qui façonnait leur identité.
C’est ainsi que juste avant le déclenchement des « événements »les juifs sont enracinés dans cette terre d’Algérie mais qui est également la France , cette France qui les a délivrés du statut de dhimmi en 1830. Ils ne souhaitent pas quitter la nationalité française pour aller se fondre dans une nation algérienne à la citoyenneté incertaine. Albert Camus pourra parler d’eux en ces termes dans un article de l’Express de 1955 : « Ces populations juives coincées depuis des années entre l’antisémitisme français et la méfiance arabe ».
Ils se sentent heureux de partager la vie des autres français d’Algérie avec ses plaisirs simples liés à la présence de la mer, du soleil permettant une convivialité et une gaité à l’exubérance méditerranéenne. Aux beaux jours, les plages sont pleines, les restaurants de bord de mer font griller les brochettes et servent les kémia et les beignets dans un air aux parfums d’anisette.
Plage Franco à La pointe Pescade
Alger – la terrasse du café « l’Otomatic »
La guerre d’Algérie va venir frapper de plein fouet cette douceur de vivre.
II Les juifs dans la guerre d’Algérie : 1954 – 1962
Le 1er Novembre 1954 commence l’insurrection indépendantiste du FLN. Ce sont ce que l’on va appeler longtemps pudiquement les « évènements » qui, au début passent quasiment inaperçus par les européens et les juifs.
Le premier grand traumatisme, c’est une insurrection paysanne le 20 août 1955 dans un petit village du constantinois El Halia. Sa sauvagerie et sa barbarie surprennent et jettent dans l’effroi les communautés juives et européennes. Il y a des dizaines de victimes, hommes, femmes , enfants dont une famille juive connue dans tout le Constantinois.
Dans les mois qui suivent les agressions contre les juifs se multiplient, le samedi de préférence : assassinat du rabbin de Batna, grenade dans un café de Constantine fréquenté par des juifs,, attentat dans la synagogue d’Orléanville.
La spirale de la haine est déclenchée. Des jeunes juifs de Constantine s’arment et abattent de nombreux musulmans.
Le divorce entre les deux communautés semble consommé et pourtant, le 20 aout 1956 le FLN lance un appel à « la minorité juive d’Algérie », lors de son premier congrès tenu à La Soummam en Kabylie, pour tenter de la rallier à sa cause en discréditant l’attitude de la France vis-à-vis des juifs.
L’intégralité de la lettre est reproduite ici :
« A Monsieur le Grand Rabbin, A Messieurs les membres du Consistoire israélite, Aux élus et à tous les responsables de la communauté israélite d’Algérie, Monsieur le Grand Rabbin, Messieurs et chers compatriotes, Le Front de libération nationale (FLN), qui dirige depuis deux ans la révolution anticolonialiste pour la libération nationale de l’Algérie, estime que le moment est venu où chaque Algérien d’origine israélite, à la lumière de sa propre expérience, doit sans aucune équivoque prendre parti dans cette grande bataille historique. C’est aujourd’hui un fait notoire que la guerre de reconquête imposée au peuple algérien s’est définitivement soldée par un double échec militaire et politique. Les généraux français eux-mêmes avec, à leur tête, le maréchal Juin, ne cachent plus l’impossibilité de venir à bout de la Révolution algérienne invincible. Le gouvernement français, dans sa recherche actuelle d’une solution politique devenue inévitable, veut encore voler sa victoire au peuple algérien en poursuivant la pratique insensée de manouvres grossières, vouées dès maintenant à un échec retentissant. L’essentiel de ces manouvres consiste à tenter d’isoler même partiellement le FLN en portant atteinte à l’unanimité nationale anticolonialiste désormais indestructible. Vous n’ignorez pas, chers compatriotes, que le FLN, inspiré par une foi patriotique élevée et lucide, a déjà réussi à ruiner la diabolique politique de division qui s’est traduite dernièrement par le boycottage de nos frères commerçants mozabites, et qui devait s’étendre à l’ensemble des commerçants israélites. Cette double tentative que nous avons étouffée dans l’ouf était, comme par le passé, ourdie par la haute administration et mise en application par une poignée d’aventuriers escrocs au service de la police. Les policiers mouchards et contre-terroristes assassins ont été exécutés non en raison de leur confession religieuse, mais uniquement parce qu’ennemis du peuple. Le FLN, représentant authentique et exclusif du peuple algérien, considère qu’il est aujourd’hui de son devoir de s’adresser directement à la communauté israélite pour lui demander d’affirmer d’une façon solennelle son appartenance à la nation algérienne Ce choix clairement affirmé dissipera tous les malentendus et extirpera les germes de la haine entretenus par le colonialisme français. Il contribuera en outre à recréer la fraternité algérienne brisée par l’avènement du colonialisme français. Depuis la Révolution du 1er Novembre 1954, la communauté israélite d’Algérie, inquiète de son sort et de son avenir, a été sujette à des fluctuations politiques diverses. Au dernier congrès mondial juif de Londres, les délégués algériens, contrairement à leurs coreligionnaires de Tunisie et du Maroc, se sont prononcés, à notre grand regret, pour la citoyenneté française. Ce n’est qu’après les troubles colonialo-fascistes du 6 février, au cours desquels ont réapparu les slogans anti-juifs, que la communauté israélite s’est orientée vers une attitude nectraliste. Par la suite, à Alger notamment, un groupe d’Israélites de toutes conditions a eu le courage d’entreprendre une action nettement anticolonialiste, en affirmant son choix raisonné et définitif pour la nationalité algérienne. Ceux-là n’ont pas oublié les troubles anti-juifs colonialo-racistes qui, sporadiquement, se sont poursuivis en pogroms sanglants jusqu’au régime infâme de Vichy. La communauté israélite se doit de méditer sur la condition terrible que lui ont réservée Pétain et la grosse colonisation : privation de la nationalité française, lois et décrets d’exception, spoliations, humiliations, emprisonnements, fours crématoires, etc. Avec le mouvement Poujade et le réveil du fascisme qui menace, les juifs risquent de connaître de nouveau, malgré leur citoyenneté française, le sort qu’ils ont subi sous Vichy. Sans vouloir remonter bien loin dans l’histoire, il nous semble malgré tout utile de rappeler l’époque où, en France, les juifs, moins considérés que les animaux, n’avaient même pas le droit d’enterrer leurs morts, ces derniers étant enfouis clandestinement la nuit n’importe où, en raison de l’interdiction absolue pour les juifs de posséder le moindre cimetière. Exactement à la même époque, l’Algérie était le refuge et la terre de liberté pour tous les Israélites qui fuyaient les inhumaines persécutions de l’inquisition. Exactement à la même époque, la communauté israélite avait la fierté d’offrir à sa patrie algérienne non seulement des poètes, des commerçants, des artistes, des juristes, mais aussi des consuls et des ministres. Si le peuple algérien a regretté votre silence, il a apprécié la prise de position anticolonialiste des prêtres catholiques, comme ceux notamment des zones de guerre de Montagnac et de Souk Ahras, et même de l’archevêché qui, pourtant, dans un passé récent, s’identifiait encore à l’oppression coloniale. C’est parce que le FLN considère les Israélites algériens comme les fils de notre patrie qu’il espère que les dirigeants de la communauté juive auront la sagesse de contribuer à l’édification d’une Algérie libre et véritablement fraternelle. Le FLN est convaincu que les responsables comprendront qu’il est de leur devoir et de l’intérêt bien compris de toute la communauté israélite de ne plus demeurer «au-dessus de la mêlée», de condamner sans rémission le régime colonial français agonisant, et de proclamer leur option pour la nationalité algérienne. Salutations patriotiques. Guerre de Libération. » |
D’emblée les juifs sont troublés et hésitent à adopter une attitude tranchée. Jacques Lazarus, ancien résistant, directeur du journal « Information juive » exprime ce trouble par cette phrase : « Que pouvons nous faire: être vigilants, ne jamais provoquer mais tout tenter pour éviter de subir » .
Albert Chemouli résume ce dilemme par cette phrase célèbre : « Indigènes,allons nous rejoindre la grande tribu des Berbères, Français allons nous trahir la France ? »
C’est dire combien les hésitations se sont manifestées, voulant ménager les deux parties dans une difficile neutralité, mettant en avant des positions individuelles contrastées et appelant à un règlement pacifique du conflit conduisant à une Algérie française fraternelle et égalitaire.
Ce n’est qu’en 1958 que les juifs prendront franchement position par la bouche d’André Narboni, secrétaire général de la fédération des Communautés juives et membre du comité central du Consistoire d’Alger.
« Vous nous demandez de trahir une patrie dont nous sommes citoyens, la France, pour ne patrie qui n’existe pas encore.Nous entendons demeurer fidèles à la France, fidèles aux idéaux de justice et de démocratie »
Cette fin de non recevoir ne variera plus et va sceller le sort des juifs d’Algérie jusqu’à la fin du conflit et lors de l’indépendance.
En 1958 les attentats et agressions contre les juifs se multiplient. Des contacts politiques sont tentés entre la communautés juive d’Alger et des responsables du FLN. Ils n’aboutiront jamais. Janvier assassinat du grand rabbin de Médéa , attentat à l’explosif du casino de la Corniche ,rendez-vous de la jeunesse juive d’Alger causant plusieurs dizaines de morts dont le chef d’orchestre Lucien Seror,dit Lucky Starway.
Le Casino de La Corniche
L’Orchestre de Lucky Starway
L’importance des dégats après l’attentat témoignent de la violence de l’explosion
L’angoisse du terrorisme s’installe. Le couvre feu est instauré dans les grandes villes empêchant toute vie nocturne. La circulation sur les routes entre les villes est dangereuse, chacun reste confiné dans son environnement ce qui limite les échanges humains.
En 1958,à l’arrivée de De Gaulle au pouvoir après une brève accalmie, les violences et les attentats ont repris. En 1959, le discours de de Gaulle préconise l’autodétermination du peuple algérien, puis en janvier 1960 survient l’insurrection dite des « barricades » déclenchées à la suite de la révocation du général Massu par de Gaulle .
Pierre Lagaillarde en tenue de parachutiste devant une barricade rue Michelet Photo Paris-Match
Les juifs sentent que la situation bascule et que la place de l’Algérie dans la France est plus que jamais menacée. L’immense majorité des juifs d’Algérie prend le partie de l’Algérie dans la France et veut continuer à y croire coûte que coûte.
III L’EXODE ET LA FIN DE LA PRÉSENCE JUIVE EN ALGÉRIE
La désillusion va cruellement arriver en au cours des événements tragiques de 1961 : C’est l’échec du putsch des généraux d’avril 1961 puis l’assassinat à Constantine du chanteur et musicien Raymond Leyris dit Cheik Raymond, personnalité extrêmement populaire, et à la fin 1961 des émeutes organisées par le FLN avec l’incendie de la grande synagogue d’Alger vont semer la panique et déclencher une première vague de départs.
Raymond Leyris
Puis entre fin 1961 et juin 62 ce seront des assassinats en série de rabbins et de personnalités juives , attentats contre les synagogues et les lieux culturels juifs.
Dès lors le choix est fait. Des milliers de juifs quittent le pays en même temps que les chrétiens, départ encore accéléré par la signature des accords d’Evian le 19 mars 1962, la politique de « la terre brûlée » de l’OAS, la fusillade de la rue d’Isly par des tirailleurs algériens de l’armée française faisant des centaines de morts dont de nombreux juifs parmi les manifestants pacifiques venus se porter au secours de Bab el Oued assiégé par l’armée française .
Le massacre d’Oran du 5 juillet 1962 par des éléments plus ou moins incontrôlés du FLN fait des centaines de morts et de disparus parmi les européens de la ville et achève de convaincre les derniers indécis.
130 000 juifs vont quitter le pays et se fondre dans la masse des rapatriés dans la précipitation et même la pire détresse, certains allant jusqu’à se suicider en se jetant du balcon de leur immeuble au moment de le quitter ou se jetant du pont des bateaux en partance pour Marseille.
C’est ainsi qu’a pris fin la présence deux fois millénaire des juifs en Algérie.
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« Ils se sont voulus simplement des pieds-noirs jetés dans l’exode et vivant un exil douloureux dans la métropole française. Pour eux, l’urgence était de s’intégrer dans la société française …. » Benjamin Stora
Bibliographie et ouvrages sources
Benjamin Stora : Les juifs d’Algérie face aux « événements » in les « Juifs d’Algérie » édité par le MAJH lors de l’exposition de 2012
Henri Chémouilli : Les juifs d’Algérie, une diaspora méconnue
Gilles Manceron et Hassan Ramoun : D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie à la mémoire de l’Histoire Ed Syros
Paul Angéli :La vérité sur les accords d’Evian Mémoire, la voix du combattant Algérie janvier septembre 2012
Michel Anski : les juifs d’Algérie du décret Crémieux à la Libération Editions du Centre 1950
Avec en particulier : Giraud et de Gaulle, Le Comité de Libération rétablit le décret Crémieux – « Quand la liberté fut revenue », par Pierre Paraf
https://www.judaicalgeria.com/pages/les-vingt-dernieres-annees-de-presence-juive-en-algerie.
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