En octobre 1870, sous l’impulsion du ministre de la Justice, Adolphe Crémieux, la France décide de naturalier les 35 000 juifs de sa colonie algérienne, jusqu’alors considérés comme des « indigènes ».
Adolphe Crémieux, en 1856. (Artokoloro / Quint Lox / Aurimages via AFP)
Quand les troupes françaises du roi Charles X débarquent dans la bne fois par mois, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique raconté par les journaux français. Aujourd’hui, retour sur le décret Crémieux.aie de Sidi-Ferruch (aujourd’hui Sidi-Fredj), située à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, en juin 1830, il y a 25 000 juifs en Algérie, berbères et sépharades, organisés en « nation ». Avec un « roi », un mokadem, responsable des impôts, et des tribunaux rabbiniques chargés de la justice. Ce sont essentiellement des petits artisans, tailleurs, cordonniers, menuisiers, des boutiquiers, des colporteurs et quelques bourgeois enrichis par le commerce.
Cela fait trois siècles que la régence turque, un Etat autonome de l’Empire ottoman, est installée dans le nord de l’Algérie et impose aux juifs le statut de dhimmis (« sujets protégés »), comme aux chrétiens, autre religion du Livre. Pas le droit de porter du vert, la couleur réservée aux musulmans, mais du noir ; pas le droit de posséder des armes ou de circuler avec un falot allumé la nuit, ni de monter un cheval, animal trop noble, mais uniquement sur un mulet ou un âne, et sans selle… La plupart des juifs d’Algérie se jettent dans les bras de la France. L’intégration va se mettre en marche. Elle démarrera quarante ans plus tard.
Il faut les civiliser tous ces « indigènes israélites » qui vivent si chichement, qui comprennent mal le français et parlent arabe en famille, qui ont des bicoques délabrées en guise de synagogues et qui pratiquent leur religion de façon si peu orthodoxe, avec des superstitions, des amulettes pour éloigner les sorciers, des cris et des pleurs pendant les cérémonies. La communauté juive française, qui se structure peu à peu (l’Alliance israélite universelle est créée en 1860), dépêche des émissaires de l’autre côté de la Méditerranée pour étudier ces drôles de coreligionnaires et voir comment les faire « évoluer ». Ils reviennent abasourdis d’avoir entendu des femmes juives pousser, comme les musulmanes, des youyous stridents aux mariages et aux enterrements et des hommes évoquer leur peur du diable.
Leur conviction est faite : les juifs d’Algérie doivent suivre le chemin de leurs homologues français, eux qui se sont pliés aux lois de leur pays et se sont assimilés. Le sénatus-consulte (décision émanant du Sénat et ayant valeur de loi) de juillet 1865, sous le Second Empire, prévoit des possibilités de naturalisation à titre individuel pour les indigènes juifs et musulmans. Mais devenir citoyen français est rendu compliqué par d’interminables procédures administratives et reste l’apanage des plus aisés. Un homme de 74 ans, franc-maçon né dans une famille juive provençale, avocat, député de la gauche républicaine et président de l’Alliance israélite universelle, va faire de la naturalisation des juifs algériens un des derniers combats de sa vie. Il s’appelle Isaac Moïse Crémieux, mais est resté dans l’histoire sous le nom d’Adolphe Crémieux.
La bourgeoisie juive des grandes villes d’Algérie, une minorité, va vite se placer sous sa protection. « Une manifestation imposante a eu lieu à Alger, peut-on ainsi lire dans les “Archives israélites de France”, le 1er juillet 1870, venant […] justifier de la façon la plus convaincante tout ce que nous avons dit du sentiment des israélites indigènes, et de la nécessité de proclamer la naturalisation collective de cette intéressante partie de la population coloniale. Plus de 500 israélites se pressaient dans la salle du casino de la Perle où ils étaient accourus pour fêter la présence de leur illustre coreligionnaire M. Crémieux, défenseur de leur cause désormais populaire et moralement gagnée ; on sait qu’en effet le célèbre orateur s’est constitué à Paris l’organe de leurs aspirations en vue d’obtenir le bénéfice de la naturalisation collective ».
Adolphe Crémieux déploie tous ses talents d’avocat pour convaincre ses collègues parlementaires et les élites métropolitaines. Partout, il multiplie les lettres ouvertes, les tribunes et les prises de parole. « Quelques mots sur la naturalisation qu’il faut accorder aux israélites algériens, écrit-il dans les colonnes du “Siècle” le 7 juillet. […] Les juifs mâles ont, d’après la loi mosaïque, le droit de répudiation et le droit d’héritage ; les époux juifs ont le droit de divorcer. Au moment où notre chère Algérie voit commencer les réparations qui lui sont si légitimement dues, au moment surtout qui voit naître pour elle le droit électoral, faut-il décréter leur naturalisation qui va les soumettre à la loi française, les privant et du droit de répudiation, et du droit d’ héritage, et du droit au divorce ? Les israélites de l’Algérie réclament la naturalisation, leur assimilation aux Français, le titre de citoyens français, c’est leur vœu le plus ardent. »
Le 24 octobre 1870, alors que Napoléon III a abdiqué et que les troupes prussiennes campent autour de Paris, Adolphe Crémieux, alors ministre de la Justice, soumet neuf décrets au gouvernement de la Défense nationale. Le plus célèbre porte le numéro 136 : « Les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français. En conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française ; tous droits acquis jusqu’à ce jour restent inviolables. Toute disposition législative, tout sénatus-consulte, décret, règlement ou ordonnance contraires sont abolis. » Du jour au lendemain, les juifs ne sont plus des « indigènes », ils deviennent français et tombent sous les lois de la République. Ils votent désormais aux élections, n’ont plus le droit d’être polygames ou de divorcer, les garçons font leur service militaire, les filles héritent de leurs parents, et plus seulement les fils.
Le décret est pris à Tours en Conseil du gouvernement de la Défense nationale. Il est signé d’Adolphe Crémieux, de Léon Gambetta, ministre de l’Intérieur, de Léon Martin Fourichon, à la Marine et aux Colonies, et d’Alexandre Glais-Bizoin, député des Côtes-du-Nord. Le « Bulletin de la République française » en fait, le 30 octobre, une très brève mention de deux lignes, avec une faute de frappe : « Un Décret du même jour, déclare citoyens français lss Israélites indigènes des départements de l’Algérie. » Il est publié dans son intégralité au « Bulletin officiel de la ville de Tours » le 7 novembre 1870.
En cette fin de XIXe siècle, la naturalisation des juifs d’Algérie est suivie d’une vague d’antisémitisme sans précédent chez les Européens installés dans la colonie. Emeutes, pogroms, pillages de magasins, interdictions aux juifs de pénétrer dans certains lieux publics… Le point culminant, amplifié par l’affaire Dreyfus, est atteint en mai 1898 avec l’élection des « quatre mousquetaires gris », des militants antisémites, dans les fauteuils de députés d’Alger, d’Oran et de Constantine. Parmi eux, Edouard Drumont, l’auteur du pamphlet « la France juive », le best-seller de l’époque.
Le décret Crémieux va attiser aussi la désunion entre les communautés juives et musulmanes. Il met un terme au destin commun des deux populations indigènes, juive et musulmane, elles qui vivaient jusqu’alors dans les mêmes quartiers, parlaient la même langue et pratiquaient les mêmes coutumes. La séparation ainsi installée ne fera que croître jusqu’à l’indépendance. Le décret 136 est complété par un autre, le numéro 137, qui reprend la disposition du sénatus-consulte de 1865 et permet aux musulmans de plus de 21 ans de devenir citoyens français, à condition de renoncer au droit coutumier. Mais les accessions à la citoyenneté française restent difficiles. Des émeutes musulmanes éclatent trois mois après le décret Crémieux. Elles sont vite qualifiées d’« antijuives » par la presse qui préfère ne pas voir d’autres causes, comme les revendications liées à la répression, à la faim, aux conditions de vie des musulmans et à la reconnaissance de leurs droits.
« Nous avons eu une petite émeute à Alger, écrit ainsi “la Liberté” le 10 mars 1871, le sang a coulé ; il y a eu quelques morts parmi les indigènes arabes. Si la municipalité avait pris des précautions, cet orage aurait pu être conjuré. M. Crémieux ayant décrété la naturalisation en masse de tous les israélites indigènes, les Arabes sont furieux : ils disent que depuis plus de trente années ils mêlent leur sang au nôtre sur tous les champs de bataille et qu’aujourd’hui, pour prix de leurs sacrifices, ils sont bien moins traités que les juifs qui n’ont fait autre chose que du commerce à nos dépens et aux leurs. Depuis leur naturalisation, les juifs sont devenus insolents à l’égard de tout le monde et particulièrement des Arabes. […] Les Arabes, qui ont toujours considéré la race juive avec mépris, se sont révoltés à l’idée qu’ils avaient été jugés par le gouvernement supérieurs en droits à eux-mêmes ; leur dignité et leur orgueil s’en sont offensé. Samedi 25 février, les tirailleurs israélites de la garde nationale ont maltraité quelques musulmans ; l’affaire a été portée devant le tribunal de police correctionnelle, et, à tort ou à raison, deux Arabes ont été condamnés à 16 francs d’amende. Cette condamnation a été le signal de l’émeute. Un millier […] de portefaix, de Kabyles se sont répandus dans les rues vers quatre heures du soir, en poussant des hurlements et en brandissant d’énormes bâtons. Ils se sont rués sur tous les malheureux disciples de Moïse qu’ils ont rencontrés. Les coups retentissaient d’un bout d’une rue à l’autre sur le dos de ces infortunés. Bientôt ils ont enfoncé les devantures des magasins juifs et se sont livrés au pillage avec un ensemble et un enthousiasme parfaits. »
En fait, comme plus tard, au lendemain des Première et Seconde guerres mondiales, la supposée supériorité de la France et de son armée a été sérieusement ébranlée par le conflit franco-allemand de 1870. La chute du Second Empire, la Commune de Paris et les problèmes de récolte dans les campagnes algériennes ont également attisé la révolte. Le printemps 1871 est le théâtre de l’une des plus importantes insurrections depuis le début de la conquête militaire : la révolte dite des Mokrani, menée par le cheikh El Mokrani et son frère Boumezrag, dont la famille détient depuis le XVIe siècle la citadelle de la Kalâa, dans les Bibans, en Kabylie. Deux-cent-cinquante tribus se soulèvent à travers toute l’Algérie.
« C’est d’abord l’effacement du prestige des armées françaises, ensuite les mesures prises pour la naturalisation des juifs indigènes par le “Juif Crémieux” que les Arabes confondent encore avec le gouvernement actuel, se résoud à reconnaître “le Français”. L’insurrection de Paris a produit aussi en Algérie un grand effet. Depuis lors les Arabes disent : “Qu’est-ce que c’est que la France maintenant ? Les Français sont ‘mabou’ (fous) […], plus de ‘grandklébir’ (grand chef), plus rien en France”. »
En métropole, les opposants, nombreux, à la naturalisation des juifs d’Algérie vont vite se saisir de l’opportunité de la rébellion algérienne pour accuser le décret Crémieux d’en être responsable et réclamer son abrogation. Les pétitions se succèdent. En juillet, Félix Lambrecht, tout juste nommé ministre de l’Intérieur, dépose un projet d’abrogation à l’Assemblée nationale. Adolphe Crémieux monte de nouveau au front pour défendre son décret. Il s’insurge contre les théories qui le rendent seul responsable de la révolte musulmane.
« Je ne cache pas que l’honneur de donner le titre de citoyens français à trente milles de mes coreligionnaires a été une des plus grandes joies de ma vie, écrit-il dans “le Temps”, en réponse à une pétitition anti-décret déposée par Charles du Bouzet, le préfet d’Oran, que le journal vient de publier. […] Tous les juifs éclairés de la France et de l’Algérie, les consistoires en tête, disaient au gouvernement : faites 33 000 Français des 33 000 israélites indigènes. Ne leur dites pas : “Soyez Français si vous le voulez” car, volontairement, ils n’abdiqueront pas la loi de Dieu. Déclarez qu’ils sont Français par la loi, ils obéiront, ils seront Français, ils suivront la loi française. »
« Et, poursuit Adolphe Crémieux, n’ est-ce pas une déplorable objection que l’objection fondamentale contre ce décret ? Les musulmans se voyant traités en inférieurs des juifs, se révolteront !… Quoi ? L’empire n’avait pas même eu la pensée de cette révolte ? Quoi ? Les musulmans se révolteront parce qu’on ne les fait pas Français par force quand on impose aux juifs cette qualité ! Ils se regarderont comme inférieurs à ceux à qui l’ont ordonne d’être Français, eux qui conserveront leur liberté entière, à qui on donne le droit sans imposer l’obligation ! Mais les musulmans veulent rester complètement musulmans. Ils veulent leurs lois, leurs tribunaux, leur état civil, leurs statuts, leurs habitudes religieuses […]. Tous les musulmans se regardent comme supérieurs à vous : leur naturalisation, ils la regardent comme une atteinte à leur religion bien supérieure à la vôtre. Non, les musulmans ne s’occupent pas des juifs, devenus Français. En voici la preuve décisive. Le décret existait depuis trois mois, quand éclata, vers la fin de janvier, cette insurrection. […] Tout marchait en Algérie sans le moindre trouble. […] Misérable prétexte que vous invoquez contre un décret qui vous blesse, parce que vous êtes imbu des préjugés contre les juifs […]. Nous aurions moins insisté ; mais nous avons vu dans certains journaux de l’Algérie, malheureusement aussi dans quelques autres journaux mal inspirés, l’insurrection rattachée au décret de naturalisation des juifs. Quand finiront ces indignes attaques contre l’émancipation des juifs ? Ils sont, nous répète-t-on sans cesse, en dehors de la civilisation. Mais dans quel pays ? Dans ceux où l’émancipation leur est refusée. Dans tous les Etats qui les ont accueillis comme citoyens, faut-il le redire encore, dans notre chère France, ne se sont-ils pas élevés au niveau des chrétiens ? Manquons-nous des vertus civiques ? Quels sacrifices refusons-nous à notre patrie bien-aimée ? Finissons. Notre décret du 24 octobre donne à la France trente-trois mille citoyens qui ne susciteront pas le moindre trouble à notre chère Algérie. […] Quelques années encore et la fusion complète de cet élément nouveau produira en Algérie, comme nous l’avons vu en France, ses excellents résultats. »
Peu de temps après, les « Archives israélites de France » renchérissent :
« Les israélites algériens seront victimes, si le rapport du décret du 24 octobre est décidé, d’un acte qui n’a guère de précédent dans l’histoire de la France. Il est triste de voir de pareils faits s’accomplir en plein XIXe siècle dans un pays éclairé et civilisé comme la France. »
L’Assemblée nationale décide finalement de ne pas se prononcer sur l’abrogation du décret Crémieux. Adolphe Crémieux arrivera à convaincre le président Adolphe Thiers d’enterrer le projet. Ami de Victor Hugo, de l’abbé Grégoire et de la tragédienne Rachel, il meurt dix ans après la publication du décret qui porte son nom et a droit à des funérailles nationales. C’est bien plus tard, le 7 octobre 1940, sous le régime de Vichy, que les juifs d’Algérie perdent la citoyenneté française. Ils retrouvent leur vieux statut d’indigène. Les enseignants et les élèves sont chassés des écoles. La haute fonction administrative, la magistrature, la direction d’entreprises publiques et le journalisme leur sont désormais interdits. Ils n’ont plus droit non plus d’être commerçants, agents immobiliers, exploitants forestiers, gardiens de nuit dans les théâtres… Les soldats, revenus du front, mais devenus des étrangers au sein des unités des forces françaises d’Afrique du Nord, sont internés près de Sidi-Bel-Abbès, en Oranie, dans le camp de Bedeau dont le fronton porte l’inscription : « Entrez lions, sortez moutons ». Le retour à l’indigénat dure trois ans, jusqu’à ce qu’en octobre 1943, le Comité français de la libération nationale rétablisse le décret Crémieux.
A l’indépendance de l’Algérie, en 1962, les quelque 150 000 juifs sont français depuis moins de cent ans. Mais ils choisissent de quitter leur terre. Ils traversent la Méditerranée, débarquent en métropole, un territoire parfaitement inconnu pour la majorité d’entre eux, et se fondent dans la masse des pieds-noirs − Français d’origine, Espagnols, Italiens, Maltais… − désormais uniformisée sur l’autre rive. « En moins d’un siècle, ils sont sortis par trois fois de ce qui était jusque-là leur univers familier, écrit l’historien Benjamin Stora, dans « les Trois exils. Juifs d’Algérie » (Stock, 2006). Ils se sont éloignés de leur vie en terre d’islam, quand le décret Crémieux de 1870, faisant d’eux des citoyens français, les a mis sur la voie de l’assimilation. Ils ont été rejetés hors de la communauté française de 1940 à 1943 avec les lois de Vichy. Et ils ont quitté les rives algériennes avec l’exode de 1962. »
https://www.nouvelobs.com/histoire/20201121.OBS36393/il-y-a-150-ans-le-decret-cremieux-faisait-des-juifs-d-algerie-des-citoyens-francais.html#
Les trois exils des juifs d'Algérie :
Jean-Luc Allouche - journaliste, Benjamin Stora - historien
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