Ce lundi 8 mars, commence le procès de Derek Chauvin, le policier accusé d’avoir provoqué de la mort de George Floyd le 25 mai 2020. Il est historique… et à haut risque. Première étape : la délicate sélection des jurés.
Ce lundi 8 mars, le panneau d’une station-service Speedway du sud de Minneapolis (Minnesota), près de l’endroit où George Floyd est mort, annoncera : « George Floyd - Procès aujourd’hui. » Il a tenu le compte à rebours depuis des jours, à l’image d’une ville qui attend ce procès avec autant d’impatience que d’appréhension. Comme l’a confié au « New York Times » Paul Butler, professeur à l’université Georgetown et expert des violences policières :
« C’est le procès pour brutalité policière le plus fameux de l’histoire des Etats-Unis. »
Exagéré ? Un test rapide, pour ceux qui douteraient encore. Qui a dit, après avoir vu la vidéo de la mort de George Floyd le 25 mai 2020, asphyxié pendant près de 9 minutes sous le genou du policier Derek Chauvin : « Quand vous la regardez et imaginez que c’est l’un de vos proches qui est traité ainsi, qui supplie qu’on épargne sa vie, il est impossible pour tout être humain normalement constitué de ne pas être saisi d’effroi » ? Pas un gauchiste, pas un activiste des droits civiques. Non, il s’agit de William Barr, alors ministre de la Justice de Donald Trump et l’un des conservateurs les plus virulents qui existent.
La mort lente de George Floyd a choqué la planète et bouleversé l’Amérique, non seulement dans la communauté noire et à gauche comme à l’accoutumée, mais à tous les niveaux de la société. Et c’est ce moment fondateur que l’on va juger, à partir de ce lundi : le jour où tout a changé. Où l’histoire raciale de tout un pays a définitivement refait surface et ne pourra plus être ignorée. Où le pays a collectivement reconnu que les sparadraps, les esquives et les faux-semblants ne marchaient plus. Pour guérir de sa vieille blessure raciale, l’Amérique doit se soigner.
Des allures de Fort Knox
Mais d’abord, il faut juger Derek Chauvin. Peu avant Noël dernier, un questionnaire a été envoyé à un groupe de jurés potentiels de la ville. Il fait 14 pages et contient des questions telles que :
- « Avez-vous vu la vidéo de la mort de George Floyd, ou la nouvelle de sa mort sur internet ? Si oui, combien de fois ? »
Ou encore :
- « Estimez-vous que votre communauté a été négativement ou positivement affectée par toute protestation ayant eu lieu dans les Twin Cities [les villes jumelles de Minneapolis et Saint Paul, NDLR] depuis la mort de George Floyd ? »
En temps normal, la constitution d’un jury ne prend généralement pas plus d’une journée ou deux ; dans ce procès, elle pourrait bien durer deux à trois semaines.
Le tribunal a des allures de Fort Knox. Une salle d’audience spéciale, numéro 1856, y a été aménagée. Y seront admises une trentaine de personnes, dont deux reporters, une quarantaine d’autres journalistes étant installés dans un bâtiment de l’autre côté de la rue relié par un lien vidéo. Mais, en réalité, c’est tout le pays qui pourra suivre le procès : il sera retransmis en direct.
Minneapolis se prépare depuis des mois. Jacob Frey, le maire, a multiplié les contacts en amont avec les représentants des différentes communautés de la ville, tandis que le gouverneur Tim Walz a sollicité la Garde nationale. Humvee, uniformes militaires… Tout le monde a bien compris qu’il ne s’agissait pas d’un procès comme les autres. Le gouverneur a budgété 4,2 millions de dollars pour la sécurité, ainsi qu’un fonds de 35 millions de dollars pour rembourser les forces de police locales dans l’hypothèse où elles seraient mobilisées en cas de troubles.
« Je ne peux pas respirer », 28 fois
Personne ne peut dire quelle tournure prendront les audiences. Derek Chauvin, 44 ans, est accusé de meurtre au deuxième degré sans préméditation, un crime qui peut lui valoir jusqu’à quarante ans de prison. Le plan, à l’origine, était de le juger en compagnie des trois autres policiers de sa patrouille, J. Alexander Kueng, Thomas Lane et Tou Thao. Eux sont inculpés de meurtre au troisième degré, une peine passible de vingt-cinq ans de prison maximum dans le Minnesota.
On pouvait compter sur leurs avocats pour charger Chauvin au maximum afin de les dédouaner, mais le Covid-19 en a jugé autrement : ils seront jugés plus tard. Du coup, les trois ne sont plus incités à charger Derek Chauvin mais, au contraire, à l’innocenter, sachant que son acquittement aurait toutes les chances d’entraîner l’annulation de leur propre procès.
Pourrait-il être blanchi ? L’hypothèse paraît incroyable, tant les images filmées sont accablantes. Neuf minutes environ (il y a débat sur la durée exacte), pendant lesquelles George Floyd appelle sa mère, indique à au moins 28 reprises « Je ne peux pas respirer » et finit par ne plus bouger sans que le policier, pendant encore de longues minutes, ne retire son genou.
Que demander de plus ? Le rapport du médecin-légiste attribue clairement sa mort à « un arrêt cardio-pulmonaire tandis qu’il était maintenu physiquement par un représentant des forces de l’ordre », il ne mentionne « une maladie cardiaque artério-sclérotique et hypertendue, une intoxication au fentanyl et une consommation récente de méthamphétamine » que parmi d’« autres conditions significatives ». La défense, au contraire, défend l’idée que George Floyd est mort de sa consommation de fentanyl (un opioïde) et cherchera à semer le doute sur sa personne.
Des condamnations rarissimes
Derek Chauvin, qui compte dix-neuf années de service dans la police de Minneapolis, n’en était pas à sa première bavure. Il a été mentionné, par le passé, dans plus d’une douzaine de plaintes, n’écopant que d’une lettre de réprimande. Le procureur général du Minnesota qui dirige l’accusation a cherché à inscrire plusieurs de ces affaires au dossier, pour mettre en évidence un passé d’usage excessif de la force. Les jurés pourraient se voir décrire l’un de ces cas, l’arrestation de Zoya Code en 2017. Elle avait été jetée à terre et bloquée par le genou de Chauvin, comme George Floyd.
La condamnation du policier reste l’issue la plus probable, mais elle n’est pas certaine. La sanction judiciaire des abus policiers reste rarissime aux Etats-Unis, du fait des lois, de la jurisprudence de la Cour suprême et de jurys souvent trop rapides à conclure à l’innocence des forces de l’ordre. Pour ne prendre que quelques cas récents :
- le policier qui a tiré sur Michael Brown à Ferguson (Missouri) en 2014 n’a pas été poursuivi ;
- celui responsable de la mort d’Eric Garner la même année à New York a été relaxé ;
- et les deux policiers ayant criblé de balles Breonna Taylor dans son appartement à Louisville (Kentuckyà, deux mois avant la mort de George Floyd, ont échappé aux poursuites judiciaires.
On imagine facilement l’appréhension de la communauté noire, et sa rage si Chauvin venait à être acquitté. Elle risquerait d’enflammer toutes les grandes métropoles. Mais même s’il est condamné, tout reste à faire. Depuis 2015, selon les données compilées par le « Washington Post », il y a eu 5 000 tirs d’officiers de police en service ayant provoqué la mort, et les violences policières ne diminuent pas. Une vaste réforme est plus que jamais nécessaire.
« Voyous »
Depuis la mort de George Floyd, la volonté de changer les pratiques de la police a connu des hauts et des bas. Dans les premières semaines, la répulsion devant le crime avait créé un début de consensus national sur la nécessité de « faire quelque chose », mais la polarisation a vite repris le dessus. D’abord du fait de Donald Trump, qui, dans les jours ayant suivi les premières manifestations, avait tweeté qu’elles étaient le fait de « voyous » et menacé : « Quand les pillages démarrent, les tirs commencent », reprenant une phrase utilisée en 1967 par le chef de la police de Miami en pleine lutte pour les droits civiques. A gauche, le mouvement « Defund the Police » (« couper les fonds de la police »), minoritaire, avait également créé des tensions.
Dix mois plus tard, le président pyromane ayant été chassé du pouvoir, où en est-on ? Au niveau fédéral, une « loi George Floyd », dont l’objet est de lutter contre « les mauvaises pratiques et les biais raciaux systémiques dans la police », a été votée par la Chambre des Représentants, par 220 voix contre 212. Elle supprime entre autres « l’immunité qualifiée », une doctrine légale validée par la Cour suprême qui protège de facto les auteurs de bavures. La loi doit maintenant surmonter l’obstacle du Sénat, mission quasi-impossible tant qu’existera la règle du « filibuster » qui permet à une minorité de 40 sénateurs de bloquer la plupart des lois.
Du côté de l’administration, Merrick Garland, le nouveau ministre de la Justice (Attorney General), l’a répété en février lors de son audience de confirmation au Sénat :
« Le président Biden a indiqué qu’il n’était pas favorable à l’idée de réduire les budgets de la police, et je ne le suis pas non plus. »
Mais il est bien décidé à réactiver certaines pratiques abandonnées par Trump, notamment le fait de « policer la police » quand, dans une ville ou un comté, elle se conduit d’une façon qui « viole la Constitution et les lois ».
Cocher la case Chauvin
La quasi-totalité des forces de police, aux Etats-Unis, dépendent des collectivités territoriales. C’est donc là, en grande partie, que se jouera la réforme. A Minneapolis, justement, où la volonté initiale de couper les fonds de la police a rapidement été abandonnée, le conseil municipal vient d’adopter une réforme éliminant le département de la Police pour le remplacer par un nouveau département de la Sécurité publique, au sein duquel la police ne serait qu’une division. D’autres seraient en charge de la prévention de la violence et des troubles de la santé mentale. Ce n’est encore qu’un canevas, et les habitants de la ville seront appelés à le ratifier.
Dans de nombreuses villes, les pratiques ont changé. Certaines ont banni les prises d’étranglement, d’autres rendent publics les dossiers disciplinaires de leurs agents. La formation et la sensibilisation ont été renforcées. En Californie, Berkeley va limiter les contrôles routiers pour éviter les risques de bavures et de contrôles au faciès. Certaines municipalités ont tempéré leur enthousiasme initial de réforme, comme à New York, où le milliard de dollars de coupes budgétaires envisagées a fondu comme neige au soleil.
Mais les choses bougent : sous la pression publique, les budgets des polices, globalement, ont été réduits de 840 millions de dollars, tandis qu’au moins 160 millions de dollars supplémentaires étaient affectés aux services communautaires, selon une analyse d’Interrupting Criminalization [PDF]. Dans 25 villes, comme Denver ou Oakland, la police a été retirée des écoles, permettant une économie supplémentaire de 34 millions de dollars.
La réforme, donc, avance. Mais, pour qu’elle change durablement le pays, il faudra d’abord cocher une énorme case : la condamnation de Derek Chauvin.
Publié le 08 mars 2021 à 07h00 Mis à jour le 08 mars 2021 à 09h46
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