S i selon le grand anthropologue français Gabriel Camps, les Amazighs sont aux marges de l’Histoire, on pourrait affirmer sans complexe que les femmes amazighes, elles, sont encore aux marges des marges de l’histoire universelle et plus particulièrement de l’histoire nordafricaine, malgré le fait qu’elles aient joué un rôle essentiel dans la préservation de la langue amazighe, de la culture, des valeurs, des légendes, des contes, … et des histoires orales de la civilisation et de l’identité millénaires des Amazighs.
Le rôle historique des femmes est encore un des sujets très peu étudiés, presque absent dans les recherches universitaires et très peu débattu publiquement dans les pays d’Afrique du Nord. Ainsi, son rôle dans l’Histoire est presque totalement ignoré des manuels pédagogiques et des livres scolaires. Et pourtant, les femmes amazighes continuent à avoir le mérite de véhiculer, de génération en génération, le patrimoine culturel amazigh, dépassant « les trois mille ans d’histoire des Tunisiennes » d’Emma Ben Miled et les « 33 siècles d’histoire » que le doyen Mohamed Chafik avait résumé dans une de ses publications, allant au-delà des dix mille ans, au moment de la constitution de l’importante civilisation amazighe au Grand Sahara, selon les découvertes archéologiques et les derniers résultats de l’anthropologie génétique. Les femmes amazighes, gardiennes d'un patrimoine civilisationnel inestimable, ont défié les siècles et les époques en réussissant à préserver et à transmettre à travers les générations ce legs jusqu’à notre troisième millénaire. En atteste la conservation de la langue amazighe de l’époque néolithique jusqu’à nos jours, alors que les langues des grandes civilisations du pourtour méditerranéen ont disparu presque à jamais, comme le punique des Phéniciens, le latin des Romains ou l’égyptien des Pharaons.
Une des caractéristiques indéniables de la société amazighe, c’est son «hospitalité» et sa «générosité», et celles-là ne pourraient subsister qu’à cause de ses femmes. C’est ainsi que les femmes amazighes ont toujours veillé à la défense des enfants, à la cohésion familiale et à la solidarité sociale de la tribu, à tel point qu’elles cédaient leurs parts d’héritage des terrains cultivables à leurs frères, dans le but de maintenir la cohésion tribale, et malgré le fait que le droit coutumier stipulait le partage à part égale avec les hommes. Même si la société nord-africaine, avec ses différentes communautés, est devenue fondamentalement patriarcale, à partir de l’apparition des religions monothéistes, et surtout depuis la conversion presque complète de la majorité écrasante des Amazighs à la religion islamique au XIème siècle, la femme continuait à jouer un rôle essentiel dans la dynamique sociétale et continuait à occuper l’espace public, à avoir de la notoriété et de l’influence dont certaines ont indéniablement marqué de leurs empreintes certaines pages de l’histoire. Effectivement, malgré l’ordre patriarcal, qui a pris complètement le dessus sur la « matrilinéarité » originelle, partout, et à l’exception de l’espace touarègue, la femme amazighe, a eu des pouvoirs décisifs sur les hommes, des rôles d’arbitrage et des fonctions de leadership. Selon la grande anthropologue française Camille Lacoste-Dujardin, dans son extraordinaire étude « Des mères contre les femmes », où la femme amazighe devient une des défenseurs de l’ordre patriarcal, elle a su comment faire passer ses prérogatives et jouer le jeu des pouvoirs, non pas seulement à travers son mari, sinon surtout à travers sa progéniture, à travers ses nombreux fils, en influant sur les décisions de l’assemblée tribale « agraw » ou « tajmaât », et ce rôle devenant plus accentué lorsqu’elle devenait veuve. C’est dans ce sens qu’on pourrait comprendre cet ancien proverbe surgi à l’époque des Almoravides : « Derrière un grand homme, il y a une grande femme ».
Comme le souligne Hélène Claudot-Hawad, dans son livre « Les Touaregs, portrait en fragments » (Edisud 1993) : ‘Sur le plan politique, aségewur désigne les assises ou le conseil, tenus dans l’enceinte de la « tente », où s’élaborent les décisions et les stratégies de la famille, du cercle le plus étroit au plus large. Dans l’aségewur, qui réunit hommes et femmes d’une même lignée, la voix féminine pèse autant et même davantage que celle des hommes. Une décision ne peut être arrêtée que si les femmes sont d’accord’. Elle ajoute : ‘Pour toute décision grave engageant la société, comme par exemple une alliance stratégique, une déclaration de guerre, une proposition de paix, la première condition à obtenir est l’assentiment des femmes. La consultation commencera par elles. Si les femmes sont d’accord, les hommes se prononcent, puis les alliés et les tributaires, jusqu’à la convocation de l’assemblée générale’. Des femmes extraordinaires qui ont joué, de près ou de loin, des rôles dans la mémoire collective, se chargeant de la logistique, des métiers de l’infirmerie, de la communication, de l’approvisionnement des armes, de l’encouragement des troupes, ou simplement en les animant par des chants, par des poèmes et des danses… Des femmes qui ont eu des interconnexions avec des rois et des chefs de tribus à des époques déterminées, détenant des pouvoirs et participant parfois aux grandes batailles. Des femmes qui ont marqué les aspects sociaux, économiques, politiques, culturels et religieux de certaines époques historiques de notre continent de Tamazgha, délimité par quatre mers, la Méditerranée au Nord, l’Atlantique à l’Ouest, la mer Rouge à l’Est, et la grande mer des dunes de sable du Grand Sahara au sud. A travers ce modeste texte, nous allons essayer de faire ressortir le rôle historique de certaines de ces femmes légendaires, ignorées volontairement et injustement par l’histoire officielle de tous les pays d’Afrique du Nord.
Femmes de la préhistoire
Déjà, lors des époques les plus reculées de la préhistoire, l’homme à l’âge de pierre commençait à croire aux divinités féminines comme le reflète la découverte de nombreuses figurines anthropomorphes de sexe féminin qu’on dénomme les « vénus » et cela dans divers endroits, et plus particulièrement en Europe. Et l’une de ces vénus les plus anciennes fabriquées par l’homme est incontestablement constituée par la figurine de Tan-Tan, à laquelle les archéologues donnent une datation d’entre 300.000 et 500.000 ans ! Des déesses figurent aussi dans l’extraordinaire art rupestre du Grand Sahara, et nous aimerions nous arrêter à celle trouvée dans l’Ahaggar, à N’Arouanrhat, près de Jebbaren au cœur de Tassili N’Ajjer, donnant de la pluie et de la vie, et que les archéologues lui ont accolé le nom de « Gaïa », en référence à la déesse Terre dans la mythologie grecque, et qui reflète l’attachement viscéral des Amazighs à la terre nourricière. Des noms féminins aux déesses, qui sont comme les femmes, à l’origine de la fécondité et de la prospérité. Ainsi, dans la religion païenne des Amazighs, les premières divinités étaient tous féminines. Ce qui expliquerait ses origines matrilinéaires, et ce qui donnerait le nom à la déesse de tout l’univers : « Yemma n dunnit », mère du monde, et qui est à l’origine de tout objet, animé ou non, et de tout phénomène sur terre et dans l’univers. Dans certains contes et légendes très anciens, on raconte que ladite Déesse, en commettant une grave faute, s’est transformée en sorcière qu’on appelle « Settut » en kabylie ! En effet, les Amazighs prêtent souvent aux femmes des pouvoirs occultes et surnaturels, avec des vertus de magie ou de guérison !
Par rapport aux origines de l’humanité, on tombe souvent sur une lecture misogyne, minimisant à fond le rôle de la femme dans l’évolution humaine, à tel point qu’elle n’est jamais représentée dans les dessins ! Par exemple, la dernière découverte comme quoi l’homo sapiens serait originaire de « L’Homme d’Adrar Ighud » vers 315.000 ans (dépassant celui d’Omo Kibish éthiopien daté autour de 195.000 ans), on parle de crâne d’adultes (5 individus ont été mis au jour, 3 adultes, un adolescent et un enfant ») en nous laissant sous-entendre qu’ils sont tous de sexe masculin, comme s’ils n’avaient pas de mère! Mais heureusement les anthropologues généticiens parient sur la lignée matrilinéaire (en se basant parfois sur l’ADN mitochondrial qui n’est transmis que par les ovules des femmes) et font remonter l’origine de l’humanité à une seule «Eve africaine». Qu’on se réfère à l’homo erectus, la plus ancienne découverte pour le moment se trouve au site algérien d’Ain Bouchérit, près de Sétif, ayant une datation de 2,4 millions d’années, détrônant « Lucy » d’Ethiopie, ou qu’on se réfère à l’homo sapiens, tous les Africains, Asiatiques, Européens, Américains et Australiens descendent d’une même mère: une Eve amazighe, l’Eve d’Adrar Ighud!
Femmes de l’antiquité et à l’époque romaine
De toute manière, l’une des premières tentatives de disserter sur la femme amazighe dans l’Histoire revient, sans aucun doute, à notre grand et admiré anthropologue français Gabriel Camps, à travers son formidable livre « L’Afrique du Nord au féminin » (Paris 1992) où il donnait des récits de l’histoire si riche et si complexe de Tamazgha. Feu Gabriel Camps disait : « Certains s’étonneront, peut-être, de la place importante que j’ai donnée, dans ces récits aux croyances et au sentiment religieux, mais ce serait oublier que le Maghrébin, comme la Maghrébine, est un être de foi profonde. Dans ces pays, plus qu’ailleurs, les empires furent constitués au nom de Dieu Tout-Puissant ». Parmi ces femmes, nous signalons:
Eunoé et Sophonisba
Gabriel Camps distingue à l’époque romaine certaines femmes comme la reine Eunoé et la reine Sophonisba. La première était l’épouse du roi maure Bogud et maîtresse de Jules César, qui est tombé profondément amoureux d’elle (45 avant J-C.). La reine Eunoé se distinguait par ses connaissances en sciences. Quant à la belle reine Sophonisba, à propos de laquelle il y a plus d’écrits, elle était la fille du général carthaginois Asdrubal. Elle était promise, et peutêtre mariée au prince numide Massinissa, mais les Carthaginois ont changé d’avis, et la jeune Sophonisba fut offerte comme épouse au roi numide Syphax. Lorsque ce dernier, avec les Carthaginois, furent vaincus par les Romains, elle fut prise comme épouse par le roi Massinissa, qui était un allié des Romains. Mais la reine s’est malheureusement suicidée. Comme le souligne Maria Dolores Miron Perez dans le livre « Mujer Tamazight » (Eds Vicente Moga Romero et Rachid Raha, Melilla 1998) : ‘Sofonisba paraît, par conséquent, une victime des avatars politiques et jeux d’alliances entre Numides, Romains et Carthaginois, et elle change de mari conformément aux changements de ces alliances, et sans prendre en compte son opinion’.
Elissa Didon
Et n’oublions pas que la création de la civilisation carthaginoise est due à la détermination, à la ruse et au courage d’une femme extraordinaire : Elissa Didon. Cette dernière en s’appropriant des richesses de son oncle Acherbas, avec lequel elle s’est mariée, et qui a été assassiné par son frère, a fui le Liban et a réussi, dans une société qui exprime beaucoup d’estime à la femme, à unir autour d’elle des tribus autochtones en 814 avant J-C. Elle fonda, par ailleurs, la fameuse ville tunisienne de Carthage. Une fois qu’elle eut mis pied en territoire des « lebous », on a tout le droit de la considérer comme une reine amazighe autant que reine phénicienne, du fait que son royaume s’est développé et s’est prospéré en terres de Tamazgha, malgré le fait qu’elle a refusé de se marier avec le roi amazigh Hiarbas des Maxitans! Son suicide reste toujours un mystère, mais elle est à l’origine d’une grande civilisation qui a converti Carthage dans, peut-être, la première république de l’histoire selon Aristote, avec un sénat où est représentée une partie du peuple. La dite civilisation carthaginoise qui avait le mérite de créer un empire en Méditerranée, en conquérant les îles de Sicile, de Sardaigne, de Corse, ainsi que la région de Murcie en Espagne, avait connu une très grande notoriété grâce à Hannibal. Celuici avait défié les montagnes des Alpes en les traversant avec des éléphants, et ce afin de faire la guerre aux Romains jusqu’aux portes de Rome! La grande déesse de cet empire, qui donnait des frissons aux Romains, s’appelait «Tanit », une déesse amazighe chargée de protéger la fertilité, les naissances et la croissance.
Cléopâtre Céléné
Une autre femme amazighe qui se distingue durant cette époque romaine est incontestablement Cléopâtre Céléné, femme du souverain Juba II de la Mauritanie césarienne, en l’an 20 av J-C jusqu’à l’an 5 ap. J-C, et en plus, elle est la fille de la reine égyptienne Cléopâtre VII et de Marc Antoine. La reine amazighe Cléopâtre Céléné, qui fut couronnée grâce à son ascendance maternelle, exerçât une profonde influence sur la politique de son épouse Juba II, et plus particulièrement en ce qui concerne les arts, les lettres et l’architecture.
Kyria du Djurjura
M. H. Fantar et F. Decret dans leur œuvre L’Afrique du Nord dans l’Antiquité des origines au Vème siècle (Paris, 1981) mentionnent cette femme dénommée Kyria des montagnes de la Kabylie de Djurjura, qui a eu le courage de combattre l’entrée des Romains en Algérie en 370 après J-C. Après, elle organisait, montée sur son cheval, avec les tribus amazighes gagnées à sa cause, des assauts de façon circulaire qui réduisaient son rayon de défense jusqu’à ce que l’armée romaine prenne le dessus sur elle.
Ti-n Hinan, la reine des Touaregs (“Les hommes bleu” du Sahara)
Ti-n Hinan, qui veut dire en langue tamacheqt « celle des tentes », sachant que pour les Touaregs, la tente, dite ‘ehen’, désigne la cellule familiale et la parenté matrilinéaire, est à l’origine du régime matrilinéaire par lequel les hommes héritent de leur mère du pouvoir et du droit au commandement. Comme le souligne Mme. Claudot-Hawad, les femmes qui sont à la tête d’une tente puissante ont le pouvoir de faire valoir et d’imposer leur jugement, en tant que protectrices de l’honneur et piliers de la société nomade.
Présentée comme un mythe, cette ancêtre légendaire des habitants de l’Ahaggar, est originaire de la région marocaine de Tafilalt. Elle eut trois filles : Ténert (l’antilope), Tahenkod (la gazelle) et Témerewelt (la hase, femelle de lièvre) qui sont prises comme les mères des tribus touarègues de l’Ahaggar (Inemba, Kel Réla, le clan qui exerce la souveraineté de tous les Ihaggaren, Iboglan…). Elle fut accompagnée dans le désert du Grand Sahara par sa servante Takamat. Le mausolée de la reine touarègue, sous la forme d’un imposant tumulus de pierres, fût découvert par des archéologues en 1925 à Abalessa, et renfermait un squelette bien conservé, accompagné de bijoux en or et en argent, de pièces de monnaies, de mobilier funéraire, et curieusement, d’une statuette féminine en calcaire (exposés au musée Bardo d’Alger). Gabriel Camps l’a daté vers le IV° siècle ap. J-C., bien avant l’apparition de l’Islam. Mais du fait que les historiens « arabes et arabisés » n’acceptent pas de voir de bon œil le rôle des femmes guerrières, ils ont essayé, du fait de son empreinte profonde dans la société saharienne, de la rattacher à l’époque musulmane, dans un document où elle est signalée comme fille de Saïd Malek vers 1642, une chronologie en parfaite contradiction avec les données archéologiques !
Par Rachid RAHA
Président de l’Assemblée Mondiale Amazighe et de la Fondation Méditerranéenne «David Montgomery Hart» des Etudes Amazighes.
https://www.libe.ma/Des-femmes-amazighes-dans-l-histoire_a124449.html
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