Militante de la libération, ancienne détenue, écrivain, journaliste
Pendant la Révolution nous vivions au futur »
Dans le médaillon de sa mémoire, Zhor Zerari porte en incrustation dans le nacre de son âme le portrait de son père qui, écrit-elle, « fait partie de cette longue liste de milliers de ceux qu'on a appelés les portés disparus » de la grève des 8 jours.
En mars 1962, alors qu'elle sortait de la prison de Rennes, elle écrira ces quelques vers qui résonnent comme un sanglot étouffé :
« Qu'importe le retour
Si mon père
N'est pas sur les quais
De la gare. »
Cette femme est un cube de courage, ses six facettes en portent le nom. Elle a cautérisé à vif les blessures physiques et morales que lui a infligées le tortionnaire Schmitt, aujourd'hui général à la retraite, qui continue à déverser sur les résistants algériens un discours encore plus glauque que ses terribles pensées. Zhor Zerari, qui s'est guérie à la thérapie des mots, ainsi qu'en témoignent ses poèmes de prison, s'est tout naturellement engagée dans la presse au lendemain de l'indépendance.
La police est rentrée chez vous pour la première fois en 1945 pour cueillir votre père et depuis, que ce soit à Annaba, la ville de votre enfance, ou à Alger, ses visites ont été d'une étonnante assiduité, la dernière remonte à 1957 lorsqu'elle est venue vous arrêter.
Comment résumeriez-vous toutes ces années de tourments à un jeune Algérien ?
J'ai eu une enfance normale à Annaba. Enfin, quand je dis normale... J'allais à l'école, mais aussi à la médersa, mon père tenait beaucoup à ce que j'apprenne l'arabe, parce que l'arabe et l'Islam tenaient un rôle prépondérant dans notre éducation. Ainsi, je me souviens que nous nous sentions, par exemple, très proches de l'Egypte. El Moussawar était pour nous une revue extraordinaire. Lorsque, par exemple, nous voyions par terre un petit morceau de papier écrit en arabe, nous le ramassions, quel que soit ce qu'il y avait d'inscrit. L'écriture arabe était sacrée. A ce propos, je pense souvent à mon maître à la médersa, cheikh Belkacem mort il y a quelques années, qui avait été torturé terriblement en 1945. Il en est resté sourd toute sa vie. C'était à Annaba, Bône, fief des colons. J'étais au collège Vaccaro, je méritais pourtant d'être admise au lycée Mercier, où l'on étudiait le grec et le latin, ayant obtenu d'excellents résultats en français, mes rédactions étaient lues pour l'exemple, et en mathématiques. Mais une « bougnoule » n'avait pas droit au grec et au latin. Même dans ce collège, il y avait très peu d'Algériennes. L'examen d'entrée en sixième était un véritable barrage. Mon père militait au PPA. A mes yeux, il était un père courage, capable de redémarrer de zéro à chaque instant. Il était pour moi un symbole de liberté. Il a élevé ses frères et sœurs, tout comme il a aidé d'autres. J'étais très proche de lui. Tôt le matin, je sortais avec lui, nous allions d'abord ouvrir le magasin, il tenait une laiterie puis je me rendais à l'école. Lorsque je revenais à la mi-journée, il allait prendre quelque repos pendant que je le remplaçais. Ainsi s'égrenaient les jours... Un matin, vers 6 h, sur le seuil du magasin, je trouvais le journal. Il parlait des « fellaghas » tunisiens. Nos voisins venaient de déclencher leur lutte armée. J'en rageais. Enfant, je me demandais quand allait venir notre tour ? Il faut dire qu'auparavant, il y avait eu l'affaire du démantèlement de l'OS et le cousin qui avait été arrêté... J'étais imprégnée de cet esprit nationaliste, je vivais dans cette atmosphère, cette attente de quelque chose qui allait venir. J'attendais le 1er novembre... Annaba ce n'était pas comme à Alger, Algériens et Européens ne se fréquentaient pas ou alors, ils se côtoyaient à de rares exceptions. A l'école, ma camarade de table et moi ne nous parlions pratiquement pas.
Comment votre famille est-elle venue à Alger ?
Je suis d'abord venue toute seule. Mon père m'avait inscrite à l'école Pigier puis à l'école Joinville, qui étaient tous deux des établissements privés. Ainsi, m'avait-il dit, tu ne passeras plus devant le conseil de discipline. Quelque temps après, toute la famille est venue me rejoindre. Je n'ose pas le dire, mais je crois que je lui manquais.
En somme, une enfance ordinaire de colonisée, avec tout ce que cela comporte de brimades « ordinaires » à l'école, dans la rue...
Comme je le disais auparavant, l'ambiance d'Alger était différente de celle de Annaba. Ici à Alger, les deux communautés étaient voisines. Si nous prenons l'exemple de Belcourt où nous habitions, il y a la rue de Lyon (aujourd'hui Belouizdad) occupée par les Européens, et il y a toutes les rues adjacentes où nous vivions. Il y avait une mixité communautaire qui n'existait pas à Annaba où la cassure était nette. L'architecture sociourbaine était différente. Je ne savais pas, par exemple, avant de venir à Alger, ce qu'était Nœl. Pour en revenir à mon père, il continuait de militer au PPA-MTLD ; comme je le quittais rarement, et même si je n'écoutais pas, j'entendais les conversations. Mon père qui appréciait beaucoup un imam, cheikh El Madani, ne ratait jamais son sermon hebdomadaire. Je me souviens que lorsqu'il rentrait à la maison, il réunissait tout le monde pour répéter el khotba qu'il venait d'écouter. Le jour où cet imam est mort toute la ville de Annaba était derrière son cercueil pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. Cela se passait après la Seconde Guerre mondiale.
Comment avez-vous vécu cette période de l'après-guerre qui a vu un foisonnement nationaliste, étiez-vous informée de ce qui se passait au sein du parti dans lequel militait votre père ? Aviez-vous connaissance des crises politiques qui ont précédé le 1er Novembre 1954 ?
Je vivais un peu cela à travers mon cousin Abdelwahab. Je ne cessais de le tarabuster pour qu'il m'obtienne une carte du PPA-MTLD pour, me disais-je, agir en militante. Faire quelque chose. Un jour, alors que mon père avait accompagné toute la famille pour voir le très célèbre film, on disait « hindou », Mangala fille des Indes, et que je n'avais pas envie de voir, pour garder le magasin ouvert, Abdelwahab est passé, je lui ai demandé ce qu'il en était de ma carte. “Demande à ton père, moi je ne peux pas”, m'avait-il répondu. Ma déception était profonde. Je ne pouvais d'évidence pas demander à mon père de m'inscrire au PPA-MTLD.
Dans les discussions familiales ou amicales parliez-vous de l'Algérie, de l'istiqlal ?
Bien entendu. Nous parlions de l'istiqlal. Ce terme était à l'époque intimement lié au nom de Messali Hadj. Je crois bien qu'il n'y avait pas une maison à Alger, à Annaba, où je suis entrée et où je n'ai pas vu le portrait de Messali. Il était l'istiqlal.
L'adolescente que vous étiez était-elle au courant de l'affaire du démantèlement de l'OS ?
Assurément, mon cousin Abdelwahab avait été arrêté. Son avocat était hébergé chez nous.
La peur n'habitait pas encore les maisons...
Pas du tout. Quand on milite on n'a pas peur. Quand on est prêt à lutter, on n'a pas peur. On m'a souvent posé la question de savoir si, lorsque je transportais des armes et des explosifs ou lorsque j'allais les déposer, j'éprouvais une sensation de peur, lorsque je dis non, on me croit rarement et pourtant ... On me croit inconsciente. Pas du tout, je savais le danger et je le mesurais mais la rage, la volonté de vaincre étaient plus fortes que tout autre sentiment.
Quand avez-vous eu peur pour la première fois ?
Réellement peur ? C'était à la prison d'El Harrach. Pour vous situer les lieux, il y a deux quartiers, l'un dit « central » et un autre qu'on appelait le « petit », je crois qu'il était destiné aux mineurs. Un jour l'administration pénitentiaire a pris la décision de transférer les « meneuses » du « central » vers le « petit ». Comme ça, de façon tout à fait arbitraire. J'en faisais partie. Entre les deux, il y avait un mess qui dominait les fenêtres haut placées équipées de barreaux et de grillage. A partir du mess, les militaires pouvaient nous voir. C'était après le 13 mai 1958 que j'ai eu la peur de ma vie, car, étais convaincue que les soldats allaient nous canarder.
Fille de militant aspirant à militer, habitée par la rage de la colonisée, quel regard portiez-vous sur le militantisme au féminin ? Etait-ce plutôt normal qu'une femme milite ou alors quelque chose d'incongru ?
L'ambiance de l'époque est assez difficile à expliquer avec des mots, dans une interview. J'ai été élevée avec mes oncles, avec des garçons de la famille, j'étais tout le temps dehors, rarement à la maison. Je n'avais rien de la petite jeune fille qui préparait et qui servait le café. J'étais toujours convaincue que ce dont était capable un garçon je pouvais le faire. C'est donc naturellement que je faisais ce que je faisais. Je ne me posais pas la question de savoir si c'était normal ou non d'agir comme je le faisais. J'insiste sur l'apport de mon père. Il m'a tout appris, jusqu'à la façon de lire un journal et commencer par l'éditorial au lieu de plonger directement dans les pages où l'on parlait des « attentats ».
Votre père vous a tout appris, avez-vous senti à un moment ou à un autre qu'il souhaitait que vous passiez à l'action directe ?
Non, je ne l'ai pas senti. Je me souviens alors que je militais, j'étais déjà dans l'organisation clandestine. C'était pendant la grève des 8 jours, je devais sortir, j'avais reçu pour mission d'apporter aide et assistance et remettre des secours à des familles nécessiteuses dont les chefs avaient rejoint le djebel ou étaient incarcérés. Comment sortir ? Comment affronter mon père ? Comment lui expliquer ce qu'il ne savait pas ? Mon père était très sévère. Il était certes juste, mais rigoureux. Je lui ai envoyé mon oncle M'hamed qui lui en a parlé. Mon père est alors venu me voir et m'a demandé depuis quand ?, je lui ai répondu. Je suis sûre qu'il était très fier et même heureux. Depuis ce jour... Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l'ont « jeté » sur le seuil de la porte. C'était la première fois que j'avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m'a dit : « Tu sais ma fille, c'est dur, c'est très dur, lorsqu'ils me torturaient j'avais l'impression de t'entendre à côté de moi. » De ce souvenir, j'ai écrit une nouvelle laquelle, d'ailleurs, a été portée à l'écran.
Comment avez-vous accueilli la nouvelle du déclenchement de la guerre de libération, le 1er novembre 1954 ?
Extraordinaire ! La veille du 1er novembre, je me suis rendue à la place de Chartres pour faire des courses et je le jure que j'ai senti que quelque chose allait arriver. Mais quelques mois avant le 1er novembre, j'avais vécu un moment de grand bonheur. J'habitais rue Damourah, je la remontais pour prendre le tram, rue de Lyon. A l'angle de la rue se trouvait un buraliste et sur le présentoir de journaux que vois-je ? En manchette d'un journal : « Diên Biên Phû est tombé ». Nous étions au début du mois de mai, il faisait beau, un peu frisquet en raison de l'heure matinale, et ce titre dilaté qui barrait la une du journal, ce moment était un moment de grand bonheur.
Vous n'étiez pas plus malheureuse qu'une parmi vos contemporaines. D'où vous venait cette charge de hargne et de rage ?
Je voulais que les Français partent. Que nous soyons chez nous, entre nous. Quand après 1962, j'ai eu ma carte d'identité sur laquelle il était inscrit « Nationalité : Algérienne », j'étais la femme la plus heureuse de la terre.
Donc l'engagement, le contact, l'action quand tout ça a-t-il commencé ?
D'abord il y a eu « le coup de Caterpillar » de mon oncle, Rabah qui allait devenir le commandant Azzedine. Il venait d'accomplir sa première action. Brûlé, il devait être évacué vers le maquis. Mon Dieu ce qu'il a souffert d'attendre, caché chez nous au bain maure des nuits et des jours dans une chaleur d'étuve. Je faisais la navette entre la maison et Clos Salembier. Puis en 1956, mon contact est arrivé, je me suis engagée.
Qui était-ce ?
Il est toujours vivant ! C'est Abderahmane Chaïd, il est aujourd'hui sénateur.
Vous étiez dans le réseau de Belcourt ?
Oui à Belcourt, j'ai commencé dans le transport du courrier, d'armes, de munitions et d'explosifs. Je rencontrais Abderahmane Chaïd devant le Musée des beaux-arts, en face du jardin d'Essais, pas loin de la rue Damourah, je recevais mes ordres. Pour l'anecdote, les gamins du boulevard Cervantès non loin, croyant au début que c'était des rendez-vous entre amoureux, nous lançaient des cailloux. Un jour, Abderahmane s'est lancé à leurs trousses, on ne les a plus revus. J'assurais donc le transport. J'allais rue des Mimosas, du côté du chemin des Crêtes, en face de la maison de Didouche Mourad. Il y avait là une petite boutique, un coiffeur me semble-t-il. Tout se passait dans l'arrière-boutique. Je recevais la cargaison et je faisais à pied le chemin inverse. Devant le cimetière chrétien, il y avait un barrage de gardes mobiles, l'air de rien, malgré le poids de ma charge, je passais d'un pas alerte pour n'éveiller aucun soupçon. Puis je me dirigeais vers Dar El Babour, avant de me perdre dans le dédale des venelles de Belcourt qui, par endroits, ressemble fort à La Casbah.
Dans un de vos textes, vous récusez le terme de « Bataille d'Alger », vous dites qu'il est « improprement utilisé », pourquoi ?
Je récuse ce terme de « bataille » et je le trouve inadéquat, car il suppose affrontement entre deux armées, or qu'avions-nous à leur opposer ? Rien ! Imaginez-vous que durant la grève des huit jours ils ont torturé dans les patios des maisons, dans les courettes, dans les cuisines, dans les salles d'eau, à domicile. Il leur fallait juste une prise électrique, une cuvette d'eau, une magnéto. Ça allait très vite.
Certains analysent la grève des 8 jours comme une erreur stratégique, rejoignez-vous cette opinion ?
Je n'irai pas jusqu'à soutenir qu'il s'agissait d'une erreur, même si la grève n'a pas forcément coïncidé avec la session de l'Assemblée générale des Nations unies. Benkhedda l'explique dans un de ses livres. La répression exercée par la France ne l'a pas servie, bien au contraire, et l'impact de la grève au plan international a été tout autant considérable qu'indéniable. Il ne faut pas perdre de vue que toute la presse internationale était représentée à Alger et elle s'est fait l'écho de tout ce qui s'y déroulait. C'est pour ça que je dis qu'une bombe à Alger fait plus de bruit qu'une embuscade au maquis.
Minimiseriez-vous en cela « l'embuscade au maquis ? »
Pas du tout, je soutiens que les deux actions servent autant l'une que l'autre la cause de la libération et qu'elles sont complémentaires.
Ce serait une question d'efficacité au plan de l'exploitation internationale ?
Ce n'est pas non plus une question d'efficacité supérieure ou inférieure. Tout était utile du point de vue de la propagande. Je ne peux pas classer un espace de lutte par rapport à un autre ou privilégier une action par rapport à une autre. C'est comme un puzzle, il n'a aucun sens si une seule pièce est manquante.
Vous écrivez que vous êtes passée à l'action directe « le 18 juillet 1957 en déposant 3 bombes ». Vous étiez accompagnée du militant Yahia Safi « les trois bombes ont été déposées sous des voitures en stationnement dans des rues non passantes ». Elles n'ont donc pas fait de victimes...
Effectivement, j'ai même écrit que c'était frustrant, non pas par cruauté mais pour l'impact. Ce n'est que bien plus tard que j'ai appris la raison pour laquelle ces bombes devaient avoir un impact psychologique sans plus. La célèbre ethnologue française Germaine Tillon rencontrait Yacef Saâdi. Yahia et moi avions déposé les trois engins dans deux endroits différents. Rue de Brazza du côté du palais du gouvernement général et deux autres, rue Edgar Quinet. Quelques jours après ces trois bombes, qui avaient fait beaucoup de bruit, même s'il n'y a pas eu de victimes, ils sont venus me chercher pour déposer d'autres bombes. Je devais aller les chercher à Beaumarchais du côté de la clinique Verdun (aujourd'hui Aït Idir). Elles n'avaient pas encore été réglées. C'était Berezouane le régleur. Lorsque je suis arrivée, une dame sortait de la pièce. Ce n'est qu'après que je l'ai connue, quand on a été tous arrêtés. Il y avait quatre bombes recouvertes du papier bleu violacé semblable à celui avec lequel on recouvrait les livres d'école. Le régleur Berezouane était dans la pièce à côté. Cloisonnement oblige, nous ne devions pas nous voir... Puis tout d'un coup tout a sauté dans la pièce où il réglait les bombes. J'étais recouverte de plâtre et de poussière, mais indemne. « Saute, saute par la fenêtre ! », hurle Saïd mon responsable direct qui était avec le régleur. Je n'attends pas qu'il me le répète. Je saute et me reçois dans une courette. Je me précipite vers les escaliers qui mènent au boulevard Verdun. J'attends Saïd pensant qu'il allait récupérer les bombes. Soudain, je l'aperçois accompagné et il me dit de filer. Toujours maculée de plâtre, j'arrive au niveau du boulevard de la Victoire, j'emprunte un taxi jusqu'à la rue Damourah à Belcourt. Je ne peux pas vous raconter les cris de ce frère Berezouane qui avait les entrailles à l'air et qui criait de douleur. Quelques jours après, les paras et la DST viennent me chercher à la maison.
Comment ont-ils appris ?
Un compagnon torturé à mort avait fini par céder. Evidemment, mais sur-le-champ je lui en avais voulu... Mais que faire... la torture...
Pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvée avant ?
Après la grève des huit jours et le démantèlement des réseaux d'Alger, c'est peut-être prétentieux de ma part de le dire, mais j'étais très sollicitée par ce qui restait de l'organisation. C'était pourtant facile de me cacher quelque temps et de monter ensuite au maquis... Mais il y avait une telle débandade !
Le réseau ne fonctionnait donc plus avec les automatismes qu'il avait développés ?
Plus rien ne marchait. Les responsables qui étaient encore en vie ou en liberté étaient dans une clandestinité totale.
Voulez-vous qu'on parle de la torture ?
J'ai été torturée dans la salle même où a été assassinée par une défenestration Ourida Meddad. Dans une salle de classe de l'école Sarouy, une école de la République française. Le comble de la perversion pour ces gens venus nous civiliser..
Ce sont les mêmes qui ont été scandalisés par la mort de l'instituteur Monnerot et de son épouse lors de l'embuscade du 1er novembre de Tighanimine dans les Aurès et qui y ont vu toute une symbolique...
Ce n'était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J'ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n'est pas l'instant des tourments qui me torture aujourd'hui. Ce sont les terribles séquelles que j'en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J'en profite pour dire que c'est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l'indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l'ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd'hui général à la retraite de l'armée française, je n'ai pas cessé de souffrir. Il m'arrive de m'effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie !
Durant combien de temps avez-vous été soumise à la torture ?
Comme j'avais été pratiquement la dernière à avoir été arrêtée, j'ai été torturée, je dirai « gratuitement » puisque tous les réseaux avaient été démantelés. Mes compagnons Yahia et Berezouane, qui étaient dans la salle, m'ont dit : « Ne te casse pas la tête ils savent tout. » La torture ! On sait quand elle commence mais on ne sait pas où elle s'arrête.
Quel est le premier sentiment du torturé : l'humiliation ou la douleur ?
L'humiliation, c'est la toute première sensation, car ils commencent invariablement par vous déshabiller. L'humiliation est la plus dure. J'en pleure toujours. Une salle de classe, une estrade, un bureau du maître, pas de pupitres d'écoliers... Le long de trois murs, alignés en rangs d'oignons serrés, se tiennent debout tous les frères. Et le tortionnaire qui est là, face à vous, qui vous toise, arrogant, fielleux, qui commence par déverser un flot d'insanités, plus outrancières, plus triviales, plus vulgaires les unes que les autres. Des menaces contre ma virginité, des injures, des intimidations, des provocations. Quand vous voyez tous les frères, la tête baissée ruminant leur colère qu'écrase un poing fermé dans un bouillon de honte. Vous êtes humiliés. Leur « redjla », ce sentiment atavique, réduit à l'impuissance, résignés... C'est là que j'ai pleuré. On ne pleure pas sous la torture physique. On n'a pas de larmes. Je n'ai pas pleuré de douleur. Cette dernière est tellement intense, tellement inhumaine qu'elle ne provoque pas les larmes. C'est atroce. Ce n'est plus humain...
L'animalité face à l'inhumanité ?
Absolument. Je ne voyais pas le type qui maniait la gégène. J'étais face à Schmitt. Il me posait des questions. A un moment donné, le manipulateur de la dynamo s'est arrangé pour s'envoyer une décharge de jus. Il a donc lâché brutalement la machine, je ne sais comment, j'ai été brutalement et violemment projetée contre le bureau où se tenait Schmitt qui est lui-même tombé les quatre fers en l'air. Je me suis souvenue du jour, où, après avoir subi la torture quelque temps avant sa mort, mon père m'avait dit : « C'est dur, c'est très dur. » On ne peut pas supposer la douleur.
Votre calvaire a duré combien de temps ?
Je ne sais pas. 10 jours, peut-être plus, peut-être moins. Je pourrais évidemment retrouver les dates. Mais j'ai l'impression que tout cela se mesure en siècles. J'avais perdu toute notion du temps. Comme j'étais couverte de bleus, d'ecchymoses, d'hématomes de toutes sortes, ils m'ont prodigué quelques soins superficiels pour être présentable au commissariat central pour la photo anthropomorphique et devant le juge d'instruction. Dans le couloir du tribunal, il y avait un parachutiste qui nous a intimé l'ordre de ne pas parler des tortures : « Si vous voulez éviter des séances supplémentaires. » J'étais passée chez le médecin légiste qui, bien sûr, n'a rien relevé. Rien n'existait officiellement. C'est pour ça que des gens comme Schmitt jouent aujourd'hui sur du velours devant les tribunaux et qu'il peut raconter ce qu'il veut. Selon lui, les combattants algériens passaient aux aveux systématiquement, sans avoir à subir le moindre des sévices. J'ai ensuite été inculpée et jetée à Barberousse. J'ai fait sept prisons de Barberousse à El Harrach, puis Toulon, Pau, Bordeaux et enfin Rennes d'où j'ai été libérée.
Beaucoup d'anciens détenus parlent du rôle formateur de la prison. Etait-ce le cas pour vous aussi ?
C'est une très grande école de formation politique, sociale et humaine. On en sort totalement transformé. Si mon père m'a donné mon éducation de base, c'est la détention qui a affermi mes valeurs morales et humaines. J'ai reçu de l'éducation de mon père la tolérance, elle a pris toute sa signification en prison. Jusqu'à l'obtention du statut de détenu politique en France, nous étions mêlés aux prisonniers de droit commun. Nous les avons travaillés. Nombre d'entre eux ont rejoint la lutte et se sont engagés dans le combat, aussitôt sortis.
Comment l'art poétique, art du beau par excellence, peut-il traduire les choses les plus effroyables que vous avez vécues ?
C'est un exutoire.
Vous vous traitiez avec des mots ?
Les mots me faisaient du bien. Mais vous savez aujourd'hui lorsque nous nous rencontrons entre anciennes codétenues, nous évoquons souvent nos moments de franches rigolades car Dieu sait s'il y en avait.
De quoi rêviez-vous en prison ?
De belles choses de très belles choses. Nous rêvions de faire de l'Algérie le plus beau des jardins du monde. Mais en plus des séquelles de la torture, il y a celles de la désillusion. Pour moi, avoir participé à la révolution a été un grand privilège. Je n'en ai pas souffert. Je savais que cela n'allait pas être facile. Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas... C'est ça qui nous a sauvés et nous a maintenus en vie.
Sous la torture, avez-vous à un moment ou un autre douté de l'issue de votre combat ?
Jamais ! Je n'ai jamais douté de sa justesse pas plus que de son issue. Je pourrai dire la pire des choses mais jamais je n'ai dit ni ne dirai : « Je regrette ». Au risque de me répéter, c'est pour moi le plus insigne des honneurs et le plus haut des privilèges que d'avoir pris part au combat libérateur de mon pays.
Vous parlez souvent d'indépendance, mais pas de liberté...
D'abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n'y a pas les autres sans l'une. C'est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d'avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l'indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m'y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J'étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s'est approché de moi et m'a dit d'un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962...1962... « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune ... « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu... Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n'en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d'une moudjahida ? Dégage d'ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme... ... J'ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j'entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu'il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme...
Dès 1962, c’était mal parti pour les vrais combattants…
Boukhalfa Amazit
Zhor, la moudjahida rescapée des geôles coloniales
Je ne sais pas, les mots sont impuissants, je jure devant Dieu et les hommes, qu’ils ne réussissent pas à dire cette femme, cette combattante de la libération, cette journaliste, Zhor Zerari. Je ne me pardonne jamais le fait de ne pas avoir cherché à l‘approcher, beaucoup plus, par pudeur, elle était lumineuse, fortement diminuée par les tortures qu’elle avait subies à la prison de Barberousse et ailleurs. Elle était journaliste à l’hebdomadaire, Algérie Actualité, elle passait au journal, moi-même, j’y étais, je la voyais de loin. Elle était rayonnante, elle marchait difficilement, mais les mots, la poésie arrivaient à lui apporter, au-delà de la désillusion, quelque espoir. Elle traînait encore les séquelles des tortures pratiquées au nom de la « civilisation », réglée par le sinistre général Schmitt. Elle ne pouvait oublier, mais sans aucune haine comme ses sœurs Zohra Drif, Djamila Boupacha, Bouhired, Bouazza, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres combattantes. Même si elle voulait oublier, elle ne pouvait pas, les séquelles physiques lui rappelaient ce traumatisme. Elle perdait souvent l’équilibre et souffrait de lancinantes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, provoquant de brutales chutes. Le corps blessé, meurtri, la mémoire en éveil.
Zhor Zerari, on en parlait, entre journalistes, de cette moudjahida-poétesse qui a tant souffert dans les geôles coloniales, comme d’ailleurs, d’un ami, un immense reporter, Halim Mokdad, les deux s’appréciaient, ils avaient tous les deux pris les armes contre l’occupant colonial. On savait aussi que presque toute la tribu Zerari avait pris fait et cause pour la révolution, vivant au quotidien exactions et tortures. Son père allait disparaître durant la grève des huit jours. C’était un symbole, un mythe, il faisait partie, écrit-elle, de cette longue liste de milliers de ceux qu’on a appelés les portés disparus de la grève des 8 jours ». Son oncle, Rabah, le Commandant Azzedine, était l’un des organisateurs de cette entreprise de mobilisation du peuple et aussi de déstabilisation de l’organisation coloniale. Toute la famille Zerari a connu les pires sévices, les souffrances et d’indélébiles blessures. Le père fut torturé à plusieurs reprises, subissant les pires actes de ses tortionnaires qui ne pouvaient avoir le statut d’humains, elle raconte à mon ami Boukhalfa Amazit ce qu’a enduré son père qui a, par la suite appris dans sa chair la dure entreprise de souffrir tout en résistant à la peur : « Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l’ont « jeté » sur le seuil de la porte. C’était la première fois que j’avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m’a dit : « Tu sais ma fille, c’est dur, c’est très dur, lorsqu’ils me torturaient j’avais l’impression de t’entendre à côté de moi. ». Elle savait que c’était dur, que ça allait être dur, mais se battre pour l’indépendance n’était pas un jeu, elle le savait. Elle le savait, elle qui avait connu les discriminations coloniales, alors qu’elle était brillante élève, elle fut expulsée de l’école. Elle était consciente de la réalité mortifère du colonialisme. Ses parents PPA ne pouvaient que lui indiquer le chemin à suivre. Une femme, ce n’était pas facile à accepter, elle en était consciente. Son père était son véritable modèle. Elle avait d’ailleurs écrit ces vers pour lui alors qu’elle quittait la prison de Rennes en mars 1962 :
Inter « Qu’importe le retour si mon père n’est pas sur les quais de la gare ».
C’est grâce à son cousin Abdelouahab qu’elle réussit à rejoindre le MTLD. C’est là qu’allait commencer sa formation politique. Partout, on parlait de Messali. Elle écrivait des poèmes où le terme résistance alimentait de sa sève les mots qu’elle ciselait de si belle manière et elle militait au sein de cette structure nationaliste. Pour elle, c’est tout à fait normal, la nature des choses. Un événement allait lui permettre d’espérer davantage, c’est la défaite française à Dien Bien Phu en mai 1954, quelques mois avant le déclenchement de la lutte armée. Elle était aux anges. A partir de ce moment, elle était certaine de la nécessité de l’action révolutionnaire. Elle comptait les jours quand elle apprit le déclenchement de la lutte de libération. C’était une fête, elle était psychologiquement prête. Elle avait fait un pas pour se retrouver dans la révolution. C’était beau. Comme beaucoup d’autres militantes, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres, elle avait commencé par des opérations apparemment simples, le transport du courrier, d’armes, de munitions et d’explosifs, puis elle allait-être confrontée à l’action concrète. C’est à l’âge de 19 ans , le 18 juillet 1957, elle avait déposé trois bombes sous des voitures en stationnement. Puis juste après, elle est arrêtée le 25 août 1957 et condamnée à la perpétuité, elle a connu plusieurs prisons, les pires tortures, elle est sauvagement maltraitée dans un établissement scolaire, l’école Sarrouy, le lieu, disait-on de la « civilisation ». Elle parle ainsi de cette école transformée en lieu de torture et des séquelles provoquées par les tortures infligées à un corps-témoin, elle ne comprend pas pourquoi son pays ne l’a pas pris en charge comme d’autres moudjahidine qui ont souffert le martyre dans les prisons coloniales : « Ce n’était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J’ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n’est pas l’instant des tourments qui me torture aujourd’hui. Ce sont les terribles séquelles que j’en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J’en profite pour dire que c’est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l’indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l’ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd’hui général à la retraite de l’armée française, je n’ai pas cessé de souffrir. Il m’arrive de m’effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie ». Elle ne comprend pas comment après l’indépendance, les uns profitaient de la rente, alors que d’autres continuaient à porter les séquelles des tortures tout en portant l’Algérie au cœur. Elle ne comprend pas. Elle sait, par contre, qu’elle s’était battue pour une autre Algérie : « Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas… ». Elle n’a jamais regretté son combat, elle n’a jamais eu peur parce qu’elle croyait en un idéal de justice,
Inter
« elle savait que le jour allait poindre, que la victoire était proche, elle le savait ». Zhor conjuguait poésie et révolution, littérature et espoir. J’ai beaucoup aimé ce recueil fabuleux que tous ceux qui voudraient connaitre un peu plus sur les terribles exactions coloniales devraient lire, « Poèmes de prison ». Ses textes usant de métaphores marquées par la présence de mots puisés dans le champ de la souffrance arrivent à communiquer la douleur et à donner à lire l’espoir qui irrigue obsessionnellement les différentes constructions. On retrouve un peu l’influence de poètes espagnols comme Lorca, mais également de Kateb Yacine. La poésie était, pour elle, un « exutoire », disait-elle. Elle écrivait aussi des nouvelles qui disent le mal de vivre durant la colonisation, la prison est un lieu essentiel qui peuple ses récits, elle qui, l’indépendance acquise, elle allait se retrouver exclue parce qu’elle était femme. Ce qui me rappelle le personnage de Arfia dans La danse du roi de Mohamed Dib, ancienne cheffe maquisarde durant la guerre de libération, mais, par la suite, elle est marginalisée, envoyée voir ailleurs. C’est le désenchantement, c’est ce que Zhor Zerari a raconté à Boukhalfa : « « D’abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n’y a pas les autres sans l’une. C’est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d’avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l’indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m’y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J’étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s’est approché de moi et m’a dit d’un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962…1962… « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune … « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu… Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n’en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d’une moudjahida ? Dégage d’ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme… … J’ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j’entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu’il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme… ». Zhor marche difficilement, des douleurs, elle marche quand-même, elle s’arrête un moment, scrute le ciel puis…
Militante de la libération, ancienne détenue, écrivain, journaliste
Pendant la Révolution nous vivions au futur »
Dans le médaillon de sa mémoire, Zhor Zerari porte en incrustation dans le nacre de son âme le portrait de son père qui, écrit-elle, « fait partie de cette longue liste de milliers de ceux qu'on a appelés les portés disparus » de la grève des 8 jours.
En mars 1962, alors qu'elle sortait de la prison de Rennes, elle écrira ces quelques vers qui résonnent comme un sanglot étouffé :
« Qu'importe le retour
Si mon père
N'est pas sur les quais
De la gare. »
Cette femme est un cube de courage, ses six facettes en portent le nom. Elle a cautérisé à vif les blessures physiques et morales que lui a infligées le tortionnaire Schmitt, aujourd'hui général à la retraite, qui continue à déverser sur les résistants algériens un discours encore plus glauque que ses terribles pensées. Zhor Zerari, qui s'est guérie à la thérapie des mots, ainsi qu'en témoignent ses poèmes de prison, s'est tout naturellement engagée dans la presse au lendemain de l'indépendance.
La police est rentrée chez vous pour la première fois en 1945 pour cueillir votre père et depuis, que ce soit à Annaba, la ville de votre enfance, ou à Alger, ses visites ont été d'une étonnante assiduité, la dernière remonte à 1957 lorsqu'elle est venue vous arrêter.
Comment résumeriez-vous toutes ces années de tourments à un jeune Algérien ?
J'ai eu une enfance normale à Annaba. Enfin, quand je dis normale... J'allais à l'école, mais aussi à la médersa, mon père tenait beaucoup à ce que j'apprenne l'arabe, parce que l'arabe et l'Islam tenaient un rôle prépondérant dans notre éducation. Ainsi, je me souviens que nous nous sentions, par exemple, très proches de l'Egypte. El Moussawar était pour nous une revue extraordinaire. Lorsque, par exemple, nous voyions par terre un petit morceau de papier écrit en arabe, nous le ramassions, quel que soit ce qu'il y avait d'inscrit. L'écriture arabe était sacrée. A ce propos, je pense souvent à mon maître à la médersa, cheikh Belkacem mort il y a quelques années, qui avait été torturé terriblement en 1945. Il en est resté sourd toute sa vie. C'était à Annaba, Bône, fief des colons. J'étais au collège Vaccaro, je méritais pourtant d'être admise au lycée Mercier, où l'on étudiait le grec et le latin, ayant obtenu d'excellents résultats en français, mes rédactions étaient lues pour l'exemple, et en mathématiques. Mais une « bougnoule » n'avait pas droit au grec et au latin. Même dans ce collège, il y avait très peu d'Algériennes. L'examen d'entrée en sixième était un véritable barrage. Mon père militait au PPA. A mes yeux, il était un père courage, capable de redémarrer de zéro à chaque instant. Il était pour moi un symbole de liberté. Il a élevé ses frères et sœurs, tout comme il a aidé d'autres. J'étais très proche de lui. Tôt le matin, je sortais avec lui, nous allions d'abord ouvrir le magasin, il tenait une laiterie puis je me rendais à l'école. Lorsque je revenais à la mi-journée, il allait prendre quelque repos pendant que je le remplaçais. Ainsi s'égrenaient les jours... Un matin, vers 6 h, sur le seuil du magasin, je trouvais le journal. Il parlait des « fellaghas » tunisiens. Nos voisins venaient de déclencher leur lutte armée. J'en rageais. Enfant, je me demandais quand allait venir notre tour ? Il faut dire qu'auparavant, il y avait eu l'affaire du démantèlement de l'OS et le cousin qui avait été arrêté... J'étais imprégnée de cet esprit nationaliste, je vivais dans cette atmosphère, cette attente de quelque chose qui allait venir. J'attendais le 1er novembre... Annaba ce n'était pas comme à Alger, Algériens et Européens ne se fréquentaient pas ou alors, ils se côtoyaient à de rares exceptions. A l'école, ma camarade de table et moi ne nous parlions pratiquement pas.
Comment votre famille est-elle venue à Alger ?
Je suis d'abord venue toute seule. Mon père m'avait inscrite à l'école Pigier puis à l'école Joinville, qui étaient tous deux des établissements privés. Ainsi, m'avait-il dit, tu ne passeras plus devant le conseil de discipline. Quelque temps après, toute la famille est venue me rejoindre. Je n'ose pas le dire, mais je crois que je lui manquais.
En somme, une enfance ordinaire de colonisée, avec tout ce que cela comporte de brimades « ordinaires » à l'école, dans la rue...
Comme je le disais auparavant, l'ambiance d'Alger était différente de celle de Annaba. Ici à Alger, les deux communautés étaient voisines. Si nous prenons l'exemple de Belcourt où nous habitions, il y a la rue de Lyon (aujourd'hui Belouizdad) occupée par les Européens, et il y a toutes les rues adjacentes où nous vivions. Il y avait une mixité communautaire qui n'existait pas à Annaba où la cassure était nette. L'architecture sociourbaine était différente. Je ne savais pas, par exemple, avant de venir à Alger, ce qu'était Nœl. Pour en revenir à mon père, il continuait de militer au PPA-MTLD ; comme je le quittais rarement, et même si je n'écoutais pas, j'entendais les conversations. Mon père qui appréciait beaucoup un imam, cheikh El Madani, ne ratait jamais son sermon hebdomadaire. Je me souviens que lorsqu'il rentrait à la maison, il réunissait tout le monde pour répéter el khotba qu'il venait d'écouter. Le jour où cet imam est mort toute la ville de Annaba était derrière son cercueil pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. Cela se passait après la Seconde Guerre mondiale.
Comment avez-vous vécu cette période de l'après-guerre qui a vu un foisonnement nationaliste, étiez-vous informée de ce qui se passait au sein du parti dans lequel militait votre père ? Aviez-vous connaissance des crises politiques qui ont précédé le 1er Novembre 1954 ?
Je vivais un peu cela à travers mon cousin Abdelwahab. Je ne cessais de le tarabuster pour qu'il m'obtienne une carte du PPA-MTLD pour, me disais-je, agir en militante. Faire quelque chose. Un jour, alors que mon père avait accompagné toute la famille pour voir le très célèbre film, on disait « hindou », Mangala fille des Indes, et que je n'avais pas envie de voir, pour garder le magasin ouvert, Abdelwahab est passé, je lui ai demandé ce qu'il en était de ma carte. “Demande à ton père, moi je ne peux pas”, m'avait-il répondu. Ma déception était profonde. Je ne pouvais d'évidence pas demander à mon père de m'inscrire au PPA-MTLD.
Dans les discussions familiales ou amicales parliez-vous de l'Algérie, de l'istiqlal ?
Bien entendu. Nous parlions de l'istiqlal. Ce terme était à l'époque intimement lié au nom de Messali Hadj. Je crois bien qu'il n'y avait pas une maison à Alger, à Annaba, où je suis entrée et où je n'ai pas vu le portrait de Messali. Il était l'istiqlal.
L'adolescente que vous étiez était-elle au courant de l'affaire du démantèlement de l'OS ?
Assurément, mon cousin Abdelwahab avait été arrêté. Son avocat était hébergé chez nous.
La peur n'habitait pas encore les maisons...
Pas du tout. Quand on milite on n'a pas peur. Quand on est prêt à lutter, on n'a pas peur. On m'a souvent posé la question de savoir si, lorsque je transportais des armes et des explosifs ou lorsque j'allais les déposer, j'éprouvais une sensation de peur, lorsque je dis non, on me croit rarement et pourtant ... On me croit inconsciente. Pas du tout, je savais le danger et je le mesurais mais la rage, la volonté de vaincre étaient plus fortes que tout autre sentiment.
Quand avez-vous eu peur pour la première fois ?
Réellement peur ? C'était à la prison d'El Harrach. Pour vous situer les lieux, il y a deux quartiers, l'un dit « central » et un autre qu'on appelait le « petit », je crois qu'il était destiné aux mineurs. Un jour l'administration pénitentiaire a pris la décision de transférer les « meneuses » du « central » vers le « petit ». Comme ça, de façon tout à fait arbitraire. J'en faisais partie. Entre les deux, il y avait un mess qui dominait les fenêtres haut placées équipées de barreaux et de grillage. A partir du mess, les militaires pouvaient nous voir. C'était après le 13 mai 1958 que j'ai eu la peur de ma vie, car, étais convaincue que les soldats allaient nous canarder.
Fille de militant aspirant à militer, habitée par la rage de la colonisée, quel regard portiez-vous sur le militantisme au féminin ? Etait-ce plutôt normal qu'une femme milite ou alors quelque chose d'incongru ?
L'ambiance de l'époque est assez difficile à expliquer avec des mots, dans une interview. J'ai été élevée avec mes oncles, avec des garçons de la famille, j'étais tout le temps dehors, rarement à la maison. Je n'avais rien de la petite jeune fille qui préparait et qui servait le café. J'étais toujours convaincue que ce dont était capable un garçon je pouvais le faire. C'est donc naturellement que je faisais ce que je faisais. Je ne me posais pas la question de savoir si c'était normal ou non d'agir comme je le faisais. J'insiste sur l'apport de mon père. Il m'a tout appris, jusqu'à la façon de lire un journal et commencer par l'éditorial au lieu de plonger directement dans les pages où l'on parlait des « attentats ».
Votre père vous a tout appris, avez-vous senti à un moment ou à un autre qu'il souhaitait que vous passiez à l'action directe ?
Non, je ne l'ai pas senti. Je me souviens alors que je militais, j'étais déjà dans l'organisation clandestine. C'était pendant la grève des 8 jours, je devais sortir, j'avais reçu pour mission d'apporter aide et assistance et remettre des secours à des familles nécessiteuses dont les chefs avaient rejoint le djebel ou étaient incarcérés. Comment sortir ? Comment affronter mon père ? Comment lui expliquer ce qu'il ne savait pas ? Mon père était très sévère. Il était certes juste, mais rigoureux. Je lui ai envoyé mon oncle M'hamed qui lui en a parlé. Mon père est alors venu me voir et m'a demandé depuis quand ?, je lui ai répondu. Je suis sûre qu'il était très fier et même heureux. Depuis ce jour... Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l'ont « jeté » sur le seuil de la porte. C'était la première fois que j'avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m'a dit : « Tu sais ma fille, c'est dur, c'est très dur, lorsqu'ils me torturaient j'avais l'impression de t'entendre à côté de moi. » De ce souvenir, j'ai écrit une nouvelle laquelle, d'ailleurs, a été portée à l'écran.
Comment avez-vous accueilli la nouvelle du déclenchement de la guerre de libération, le 1er novembre 1954 ?
Extraordinaire ! La veille du 1er novembre, je me suis rendue à la place de Chartres pour faire des courses et je le jure que j'ai senti que quelque chose allait arriver. Mais quelques mois avant le 1er novembre, j'avais vécu un moment de grand bonheur. J'habitais rue Damourah, je la remontais pour prendre le tram, rue de Lyon. A l'angle de la rue se trouvait un buraliste et sur le présentoir de journaux que vois-je ? En manchette d'un journal : « Diên Biên Phû est tombé ». Nous étions au début du mois de mai, il faisait beau, un peu frisquet en raison de l'heure matinale, et ce titre dilaté qui barrait la une du journal, ce moment était un moment de grand bonheur.
Vous n'étiez pas plus malheureuse qu'une parmi vos contemporaines. D'où vous venait cette charge de hargne et de rage ?
Je voulais que les Français partent. Que nous soyons chez nous, entre nous. Quand après 1962, j'ai eu ma carte d'identité sur laquelle il était inscrit « Nationalité : Algérienne », j'étais la femme la plus heureuse de la terre.
Donc l'engagement, le contact, l'action quand tout ça a-t-il commencé ?
D'abord il y a eu « le coup de Caterpillar » de mon oncle, Rabah qui allait devenir le commandant Azzedine. Il venait d'accomplir sa première action. Brûlé, il devait être évacué vers le maquis. Mon Dieu ce qu'il a souffert d'attendre, caché chez nous au bain maure des nuits et des jours dans une chaleur d'étuve. Je faisais la navette entre la maison et Clos Salembier. Puis en 1956, mon contact est arrivé, je me suis engagée.
Qui était-ce ?
Il est toujours vivant ! C'est Abderahmane Chaïd, il est aujourd'hui sénateur.
Vous étiez dans le réseau de Belcourt ?
Oui à Belcourt, j'ai commencé dans le transport du courrier, d'armes, de munitions et d'explosifs. Je rencontrais Abderahmane Chaïd devant le Musée des beaux-arts, en face du jardin d'Essais, pas loin de la rue Damourah, je recevais mes ordres. Pour l'anecdote, les gamins du boulevard Cervantès non loin, croyant au début que c'était des rendez-vous entre amoureux, nous lançaient des cailloux. Un jour, Abderahmane s'est lancé à leurs trousses, on ne les a plus revus. J'assurais donc le transport. J'allais rue des Mimosas, du côté du chemin des Crêtes, en face de la maison de Didouche Mourad. Il y avait là une petite boutique, un coiffeur me semble-t-il. Tout se passait dans l'arrière-boutique. Je recevais la cargaison et je faisais à pied le chemin inverse. Devant le cimetière chrétien, il y avait un barrage de gardes mobiles, l'air de rien, malgré le poids de ma charge, je passais d'un pas alerte pour n'éveiller aucun soupçon. Puis je me dirigeais vers Dar El Babour, avant de me perdre dans le dédale des venelles de Belcourt qui, par endroits, ressemble fort à La Casbah.
Dans un de vos textes, vous récusez le terme de « Bataille d'Alger », vous dites qu'il est « improprement utilisé », pourquoi ?
Je récuse ce terme de « bataille » et je le trouve inadéquat, car il suppose affrontement entre deux armées, or qu'avions-nous à leur opposer ? Rien ! Imaginez-vous que durant la grève des huit jours ils ont torturé dans les patios des maisons, dans les courettes, dans les cuisines, dans les salles d'eau, à domicile. Il leur fallait juste une prise électrique, une cuvette d'eau, une magnéto. Ça allait très vite.
Certains analysent la grève des 8 jours comme une erreur stratégique, rejoignez-vous cette opinion ?
Je n'irai pas jusqu'à soutenir qu'il s'agissait d'une erreur, même si la grève n'a pas forcément coïncidé avec la session de l'Assemblée générale des Nations unies. Benkhedda l'explique dans un de ses livres. La répression exercée par la France ne l'a pas servie, bien au contraire, et l'impact de la grève au plan international a été tout autant considérable qu'indéniable. Il ne faut pas perdre de vue que toute la presse internationale était représentée à Alger et elle s'est fait l'écho de tout ce qui s'y déroulait. C'est pour ça que je dis qu'une bombe à Alger fait plus de bruit qu'une embuscade au maquis.
Minimiseriez-vous en cela « l'embuscade au maquis ? »
Pas du tout, je soutiens que les deux actions servent autant l'une que l'autre la cause de la libération et qu'elles sont complémentaires.
Ce serait une question d'efficacité au plan de l'exploitation internationale ?
Ce n'est pas non plus une question d'efficacité supérieure ou inférieure. Tout était utile du point de vue de la propagande. Je ne peux pas classer un espace de lutte par rapport à un autre ou privilégier une action par rapport à une autre. C'est comme un puzzle, il n'a aucun sens si une seule pièce est manquante.
Vous écrivez que vous êtes passée à l'action directe « le 18 juillet 1957 en déposant 3 bombes ». Vous étiez accompagnée du militant Yahia Safi « les trois bombes ont été déposées sous des voitures en stationnement dans des rues non passantes ». Elles n'ont donc pas fait de victimes...
Effectivement, j'ai même écrit que c'était frustrant, non pas par cruauté mais pour l'impact. Ce n'est que bien plus tard que j'ai appris la raison pour laquelle ces bombes devaient avoir un impact psychologique sans plus. La célèbre ethnologue française Germaine Tillon rencontrait Yacef Saâdi. Yahia et moi avions déposé les trois engins dans deux endroits différents. Rue de Brazza du côté du palais du gouvernement général et deux autres, rue Edgar Quinet. Quelques jours après ces trois bombes, qui avaient fait beaucoup de bruit, même s'il n'y a pas eu de victimes, ils sont venus me chercher pour déposer d'autres bombes. Je devais aller les chercher à Beaumarchais du côté de la clinique Verdun (aujourd'hui Aït Idir). Elles n'avaient pas encore été réglées. C'était Berezouane le régleur. Lorsque je suis arrivée, une dame sortait de la pièce. Ce n'est qu'après que je l'ai connue, quand on a été tous arrêtés. Il y avait quatre bombes recouvertes du papier bleu violacé semblable à celui avec lequel on recouvrait les livres d'école. Le régleur Berezouane était dans la pièce à côté. Cloisonnement oblige, nous ne devions pas nous voir... Puis tout d'un coup tout a sauté dans la pièce où il réglait les bombes. J'étais recouverte de plâtre et de poussière, mais indemne. « Saute, saute par la fenêtre ! », hurle Saïd mon responsable direct qui était avec le régleur. Je n'attends pas qu'il me le répète. Je saute et me reçois dans une courette. Je me précipite vers les escaliers qui mènent au boulevard Verdun. J'attends Saïd pensant qu'il allait récupérer les bombes. Soudain, je l'aperçois accompagné et il me dit de filer. Toujours maculée de plâtre, j'arrive au niveau du boulevard de la Victoire, j'emprunte un taxi jusqu'à la rue Damourah à Belcourt. Je ne peux pas vous raconter les cris de ce frère Berezouane qui avait les entrailles à l'air et qui criait de douleur. Quelques jours après, les paras et la DST viennent me chercher à la maison.
Comment ont-ils appris ?
Un compagnon torturé à mort avait fini par céder. Evidemment, mais sur-le-champ je lui en avais voulu... Mais que faire... la torture...
Pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvée avant ?
Après la grève des huit jours et le démantèlement des réseaux d'Alger, c'est peut-être prétentieux de ma part de le dire, mais j'étais très sollicitée par ce qui restait de l'organisation. C'était pourtant facile de me cacher quelque temps et de monter ensuite au maquis... Mais il y avait une telle débandade !
Le réseau ne fonctionnait donc plus avec les automatismes qu'il avait développés ?
Plus rien ne marchait. Les responsables qui étaient encore en vie ou en liberté étaient dans une clandestinité totale.
Voulez-vous qu'on parle de la torture ?
J'ai été torturée dans la salle même où a été assassinée par une défenestration Ourida Meddad. Dans une salle de classe de l'école Sarouy, une école de la République française. Le comble de la perversion pour ces gens venus nous civiliser..
Ce sont les mêmes qui ont été scandalisés par la mort de l'instituteur Monnerot et de son épouse lors de l'embuscade du 1er novembre de Tighanimine dans les Aurès et qui y ont vu toute une symbolique...
Ce n'était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J'ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n'est pas l'instant des tourments qui me torture aujourd'hui. Ce sont les terribles séquelles que j'en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J'en profite pour dire que c'est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l'indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l'ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd'hui général à la retraite de l'armée française, je n'ai pas cessé de souffrir. Il m'arrive de m'effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie !
Durant combien de temps avez-vous été soumise à la torture ?
Comme j'avais été pratiquement la dernière à avoir été arrêtée, j'ai été torturée, je dirai « gratuitement » puisque tous les réseaux avaient été démantelés. Mes compagnons Yahia et Berezouane, qui étaient dans la salle, m'ont dit : « Ne te casse pas la tête ils savent tout. » La torture ! On sait quand elle commence mais on ne sait pas où elle s'arrête.
Quel est le premier sentiment du torturé : l'humiliation ou la douleur ?
L'humiliation, c'est la toute première sensation, car ils commencent invariablement par vous déshabiller. L'humiliation est la plus dure. J'en pleure toujours. Une salle de classe, une estrade, un bureau du maître, pas de pupitres d'écoliers... Le long de trois murs, alignés en rangs d'oignons serrés, se tiennent debout tous les frères. Et le tortionnaire qui est là, face à vous, qui vous toise, arrogant, fielleux, qui commence par déverser un flot d'insanités, plus outrancières, plus triviales, plus vulgaires les unes que les autres. Des menaces contre ma virginité, des injures, des intimidations, des provocations. Quand vous voyez tous les frères, la tête baissée ruminant leur colère qu'écrase un poing fermé dans un bouillon de honte. Vous êtes humiliés. Leur « redjla », ce sentiment atavique, réduit à l'impuissance, résignés... C'est là que j'ai pleuré. On ne pleure pas sous la torture physique. On n'a pas de larmes. Je n'ai pas pleuré de douleur. Cette dernière est tellement intense, tellement inhumaine qu'elle ne provoque pas les larmes. C'est atroce. Ce n'est plus humain...
L'animalité face à l'inhumanité ?
Absolument. Je ne voyais pas le type qui maniait la gégène. J'étais face à Schmitt. Il me posait des questions. A un moment donné, le manipulateur de la dynamo s'est arrangé pour s'envoyer une décharge de jus. Il a donc lâché brutalement la machine, je ne sais comment, j'ai été brutalement et violemment projetée contre le bureau où se tenait Schmitt qui est lui-même tombé les quatre fers en l'air. Je me suis souvenue du jour, où, après avoir subi la torture quelque temps avant sa mort, mon père m'avait dit : « C'est dur, c'est très dur. » On ne peut pas supposer la douleur.
Votre calvaire a duré combien de temps ?
Je ne sais pas. 10 jours, peut-être plus, peut-être moins. Je pourrais évidemment retrouver les dates. Mais j'ai l'impression que tout cela se mesure en siècles. J'avais perdu toute notion du temps. Comme j'étais couverte de bleus, d'ecchymoses, d'hématomes de toutes sortes, ils m'ont prodigué quelques soins superficiels pour être présentable au commissariat central pour la photo anthropomorphique et devant le juge d'instruction. Dans le couloir du tribunal, il y avait un parachutiste qui nous a intimé l'ordre de ne pas parler des tortures : « Si vous voulez éviter des séances supplémentaires. » J'étais passée chez le médecin légiste qui, bien sûr, n'a rien relevé. Rien n'existait officiellement. C'est pour ça que des gens comme Schmitt jouent aujourd'hui sur du velours devant les tribunaux et qu'il peut raconter ce qu'il veut. Selon lui, les combattants algériens passaient aux aveux systématiquement, sans avoir à subir le moindre des sévices. J'ai ensuite été inculpée et jetée à Barberousse. J'ai fait sept prisons de Barberousse à El Harrach, puis Toulon, Pau, Bordeaux et enfin Rennes d'où j'ai été libérée.
Beaucoup d'anciens détenus parlent du rôle formateur de la prison. Etait-ce le cas pour vous aussi ?
C'est une très grande école de formation politique, sociale et humaine. On en sort totalement transformé. Si mon père m'a donné mon éducation de base, c'est la détention qui a affermi mes valeurs morales et humaines. J'ai reçu de l'éducation de mon père la tolérance, elle a pris toute sa signification en prison. Jusqu'à l'obtention du statut de détenu politique en France, nous étions mêlés aux prisonniers de droit commun. Nous les avons travaillés. Nombre d'entre eux ont rejoint la lutte et se sont engagés dans le combat, aussitôt sortis.
Comment l'art poétique, art du beau par excellence, peut-il traduire les choses les plus effroyables que vous avez vécues ?
C'est un exutoire.
Vous vous traitiez avec des mots ?
Les mots me faisaient du bien. Mais vous savez aujourd'hui lorsque nous nous rencontrons entre anciennes codétenues, nous évoquons souvent nos moments de franches rigolades car Dieu sait s'il y en avait.
De quoi rêviez-vous en prison ?
De belles choses de très belles choses. Nous rêvions de faire de l'Algérie le plus beau des jardins du monde. Mais en plus des séquelles de la torture, il y a celles de la désillusion. Pour moi, avoir participé à la révolution a été un grand privilège. Je n'en ai pas souffert. Je savais que cela n'allait pas être facile. Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas... C'est ça qui nous a sauvés et nous a maintenus en vie.
Sous la torture, avez-vous à un moment ou un autre douté de l'issue de votre combat ?
Jamais ! Je n'ai jamais douté de sa justesse pas plus que de son issue. Je pourrai dire la pire des choses mais jamais je n'ai dit ni ne dirai : « Je regrette ». Au risque de me répéter, c'est pour moi le plus insigne des honneurs et le plus haut des privilèges que d'avoir pris part au combat libérateur de mon pays.
Vous parlez souvent d'indépendance, mais pas de liberté...
D'abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n'y a pas les autres sans l'une. C'est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d'avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l'indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m'y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J'étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s'est approché de moi et m'a dit d'un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962...1962... « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune ... « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu... Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n'en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d'une moudjahida ? Dégage d'ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme... ... J'ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j'entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu'il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme...
Dès 1962, c’était mal parti pour les vrais combattants…
Boukhalfa Amazit
Zhor, la moudjahida rescapée des geôles coloniales
Je ne sais pas, les mots sont impuissants, je jure devant Dieu et les hommes, qu’ils ne réussissent pas à dire cette femme, cette combattante de la libération, cette journaliste, Zhor Zerari. Je ne me pardonne jamais le fait de ne pas avoir cherché à l‘approcher, beaucoup plus, par pudeur, elle était lumineuse, fortement diminuée par les tortures qu’elle avait subies à la prison de Barberousse et ailleurs. Elle était journaliste à l’hebdomadaire, Algérie Actualité, elle passait au journal, moi-même, j’y étais, je la voyais de loin. Elle était rayonnante, elle marchait difficilement, mais les mots, la poésie arrivaient à lui apporter, au-delà de la désillusion, quelque espoir. Elle traînait encore les séquelles des tortures pratiquées au nom de la « civilisation », réglée par le sinistre général Schmitt. Elle ne pouvait oublier, mais sans aucune haine comme ses sœurs Zohra Drif, Djamila Boupacha, Bouhired, Bouazza, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres combattantes. Même si elle voulait oublier, elle ne pouvait pas, les séquelles physiques lui rappelaient ce traumatisme. Elle perdait souvent l’équilibre et souffrait de lancinantes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, provoquant de brutales chutes. Le corps blessé, meurtri, la mémoire en éveil.
Zhor Zerari, on en parlait, entre journalistes, de cette moudjahida-poétesse qui a tant souffert dans les geôles coloniales, comme d’ailleurs, d’un ami, un immense reporter, Halim Mokdad, les deux s’appréciaient, ils avaient tous les deux pris les armes contre l’occupant colonial. On savait aussi que presque toute la tribu Zerari avait pris fait et cause pour la révolution, vivant au quotidien exactions et tortures. Son père allait disparaître durant la grève des huit jours. C’était un symbole, un mythe, il faisait partie, écrit-elle, de cette longue liste de milliers de ceux qu’on a appelés les portés disparus de la grève des 8 jours ». Son oncle, Rabah, le Commandant Azzedine, était l’un des organisateurs de cette entreprise de mobilisation du peuple et aussi de déstabilisation de l’organisation coloniale. Toute la famille Zerari a connu les pires sévices, les souffrances et d’indélébiles blessures. Le père fut torturé à plusieurs reprises, subissant les pires actes de ses tortionnaires qui ne pouvaient avoir le statut d’humains, elle raconte à mon ami Boukhalfa Amazit ce qu’a enduré son père qui a, par la suite appris dans sa chair la dure entreprise de souffrir tout en résistant à la peur : « Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l’ont « jeté » sur le seuil de la porte. C’était la première fois que j’avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m’a dit : « Tu sais ma fille, c’est dur, c’est très dur, lorsqu’ils me torturaient j’avais l’impression de t’entendre à côté de moi. ». Elle savait que c’était dur, que ça allait être dur, mais se battre pour l’indépendance n’était pas un jeu, elle le savait. Elle le savait, elle qui avait connu les discriminations coloniales, alors qu’elle était brillante élève, elle fut expulsée de l’école. Elle était consciente de la réalité mortifère du colonialisme. Ses parents PPA ne pouvaient que lui indiquer le chemin à suivre. Une femme, ce n’était pas facile à accepter, elle en était consciente. Son père était son véritable modèle. Elle avait d’ailleurs écrit ces vers pour lui alors qu’elle quittait la prison de Rennes en mars 1962 :
Inter « Qu’importe le retour si mon père n’est pas sur les quais de la gare ».
C’est grâce à son cousin Abdelouahab qu’elle réussit à rejoindre le MTLD. C’est là qu’allait commencer sa formation politique. Partout, on parlait de Messali. Elle écrivait des poèmes où le terme résistance alimentait de sa sève les mots qu’elle ciselait de si belle manière et elle militait au sein de cette structure nationaliste. Pour elle, c’est tout à fait normal, la nature des choses. Un événement allait lui permettre d’espérer davantage, c’est la défaite française à Dien Bien Phu en mai 1954, quelques mois avant le déclenchement de la lutte armée. Elle était aux anges. A partir de ce moment, elle était certaine de la nécessité de l’action révolutionnaire. Elle comptait les jours quand elle apprit le déclenchement de la lutte de libération. C’était une fête, elle était psychologiquement prête. Elle avait fait un pas pour se retrouver dans la révolution. C’était beau. Comme beaucoup d’autres militantes, Louiza Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres, elle avait commencé par des opérations apparemment simples, le transport du courrier, d’armes, de munitions et d’explosifs, puis elle allait-être confrontée à l’action concrète. C’est à l’âge de 19 ans , le 18 juillet 1957, elle avait déposé trois bombes sous des voitures en stationnement. Puis juste après, elle est arrêtée le 25 août 1957 et condamnée à la perpétuité, elle a connu plusieurs prisons, les pires tortures, elle est sauvagement maltraitée dans un établissement scolaire, l’école Sarrouy, le lieu, disait-on de la « civilisation ». Elle parle ainsi de cette école transformée en lieu de torture et des séquelles provoquées par les tortures infligées à un corps-témoin, elle ne comprend pas pourquoi son pays ne l’a pas pris en charge comme d’autres moudjahidine qui ont souffert le martyre dans les prisons coloniales : « Ce n’était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J’ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n’est pas l’instant des tourments qui me torture aujourd’hui. Ce sont les terribles séquelles que j’en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J’en profite pour dire que c’est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l’indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l’ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd’hui général à la retraite de l’armée française, je n’ai pas cessé de souffrir. Il m’arrive de m’effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie ». Elle ne comprend pas comment après l’indépendance, les uns profitaient de la rente, alors que d’autres continuaient à porter les séquelles des tortures tout en portant l’Algérie au cœur. Elle ne comprend pas. Elle sait, par contre, qu’elle s’était battue pour une autre Algérie : « Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas… ». Elle n’a jamais regretté son combat, elle n’a jamais eu peur parce qu’elle croyait en un idéal de justice,
Inter
« elle savait que le jour allait poindre, que la victoire était proche, elle le savait ». Zhor conjuguait poésie et révolution, littérature et espoir. J’ai beaucoup aimé ce recueil fabuleux que tous ceux qui voudraient connaitre un peu plus sur les terribles exactions coloniales devraient lire, « Poèmes de prison ». Ses textes usant de métaphores marquées par la présence de mots puisés dans le champ de la souffrance arrivent à communiquer la douleur et à donner à lire l’espoir qui irrigue obsessionnellement les différentes constructions. On retrouve un peu l’influence de poètes espagnols comme Lorca, mais également de Kateb Yacine. La poésie était, pour elle, un « exutoire », disait-elle. Elle écrivait aussi des nouvelles qui disent le mal de vivre durant la colonisation, la prison est un lieu essentiel qui peuple ses récits, elle qui, l’indépendance acquise, elle allait se retrouver exclue parce qu’elle était femme. Ce qui me rappelle le personnage de Arfia dans La danse du roi de Mohamed Dib, ancienne cheffe maquisarde durant la guerre de libération, mais, par la suite, elle est marginalisée, envoyée voir ailleurs. C’est le désenchantement, c’est ce que Zhor Zerari a raconté à Boukhalfa : « « D’abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n’y a pas les autres sans l’une. C’est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d’avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l’indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m’y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J’étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s’est approché de moi et m’a dit d’un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962…1962… « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune … « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu… Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n’en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d’une moudjahida ? Dégage d’ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme… … J’ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j’entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu’il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme… ». Zhor marche difficilement, des douleurs, elle marche quand-même, elle s’arrête un moment, scrute le ciel puis…
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