L’armée française s’était engagée à ce que le père du nationalisme algérien soit exilé dans l’Empire ottoman, en échange de sa reddition en décembre 1847. Il va être emprisonné quatre ans au château d’Amboise. En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
Une fois par mois, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique raconté par les journaux français. Aujourd’hui, retour sur l’emprisonnement de l’émir Abd el-Kader au château d’Amboise, entre 1848 et 1852.
L’émir Abd el-Kader ibn Muhieddine, l’un des pères du nationalisme algérien, incarne la résistance à l’armée coloniale pendant la conquête au XIXe siècle. Sa statue – en combattant juché sur son cheval, sabre pointé vers le ciel – trône depuis l’indépendance en plein centre d’Alger, sur la place qui porte son nom, en face du Milk-Bar. Et le rapport de l’historien Benjamin Stora sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, remis à l’Elysée le 20 janvier, préconise qu’une stèle soit installée au château d’Amboise, en Indre-et-Loire, où il a été emprisonné de 1848 à 1852.
L’émir est né près de Mascara, dans une famille aristocratique qui dit descendre de Mahomet. Lettré, cultivé, globe-trotter, il a étudié la théologie, la jurisprudence et la grammaire arabe, il est parti en pèlerinage à La Mecque à 20 ans, a voyagé en Irak, en Syrie et en Egypte. En 1931, un an après le début de la conquête, son père, le cheikh de la confrérie soufie de Qadiriyya, le pousse à mener une guerre sainte contre les envahisseurs chrétiens. Abd el-Kader rejoint les premiers attaquants à Oran à 22 ans.
Intronisé émir à la grande mosquée de Mascara, il réussit à unir les tribus de la province d’Oran et devient l’ennemi public numéro 1 de la France. Il jette les bases d’un Etat centralisé, gouverne avec la justice coranique, met en place une capitale, Tagdempt, à l’est de Mascara, des circonscriptions et des fonctionnaires, établit une dîme sur les récoltes, un impôt sur les troupeaux et frappe monnaie (le boudiou). Mais il ne peut compter que sur 15 000 soldats, six fois moins que les troupes françaises.
L’armée coloniale s’empare de Tlemcen, Mascara, Médéa, Saïda et Tagdempt. La smala de l’émir (familles et équipages qui l’accompagnent) est prise en mai 1843. Replié dans le Rif, lâché par le sultan marocain, poursuivi, acculé, Abd el-Kader se rend en décembre 1847 au général Louis Juchault de Lamoricière, contre la promesse d’être conduit avec sa suite à Alexandrie, en Egypte, ou à Akka, en Syrie.
La presse française et le Parlement sont vent debout face au traité de reddition. Les pouvoirs publics s’assoient sur la promesse de Lamoricière. L’émir, accompagné d’une centaine de proches et de fidèles, est d’abord emprisonné au fort Lamalgue à Toulon, puis dans le château de Pau, avant d’être envoyé à Amboise.
En novembre 1848, le « Journal des débats politiques et littéraires » annonce qu’il embarque à Bordeaux à destination de l’Indre-et-Loire : « Abd el-Kader s’est embarqué hier à bord du steamer “le Caïman”. Les autorités de la ville et grand nombre de nos honorables concitoyens avaient accompagné l’émir jusqu’à bord. M. l’évêque d’Alger, qui se propose d’accompagner l’émir jusqu’à Amboise, a pris place sur “le Caïman”. Alors le signal du départ a été donné, et l’émir, en quittant la rade, s’est empressé de saluer du regard et du geste la foule qui semblait s’être associée à son cortège, pour honorer le courage malheureux. »
Le château d’Amboise est une ancienne résidence royale qui surplombe la Loire. Confisqué au XVe siècle à Louis d’Amboise, impliqué dans un complot contre un favori de Charles VII, il sert d’abord de domaine royal, avant d’être peu à peu transformé en prison de luxe. César de Bourbon, duc de Vendôme, et son frère, Alexandre de Vendôme, qui ont conspiré contre le cardinal de Richelieu, ou encore Nicolas Fouquet, ministre de Louis XIV pour cause de disgrâce, y sont emprisonnés.
A son arrivée dans ce château humide et froid, Abd el-Kader tombe malade. Son moral se détériore. L’émir écrit à Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, qui vient d’arriver au pouvoir avec la révolution de 1848, et qui semble vouloir donner un nouveau cap à la politique de la France. Il lui fait valoir le non-respect du traité de reddition. Le journal « l’Evénement » publie sa lettre le 25 décembre 1848. L’émir y précise en préambule qu’il mourra en prison « si des rigueurs sans exemple » l’y condamnent, mais qu’« on ne [l]’ amènera jamais à abaisser [s]on caractère » :
« Dieu est grand et Mahomet est son prophète ! Puisse ce Dieu de clémence, sous la protection duquel l’Assemblée nationale a placé la Constitution française, inspirer aux chefs de la République un acte de justice et d’humanité qui donnera à toutes les nations du globe une haute opinion de l’hospitalité de la France, comme elle est renommée déjà par sa bravoure et son esprit chevaleresque à toutes les époques !
Lorsque guidé par ma confiance dans la bravoure et la parole des Français, je vins me placer, moi et les miens, sous la protection de la France en me rendant au général de Lamoricière […], je reçus la promesse formelle que j’irais toucher la noble terre de France et serais ensuite conduit en Egypte pour me rendre de là en Syrie auprès du tombeau sacré du prophète, m’y éclairer de nouvelles lumières, finir mes jours tout entier au bonheur de ma famille et loin des hasards de la guerre dont j’abandonnais à toujours le terrain à la domination de la France […].
Loin qu’on ait tenu des promesses sacrées, j’ai subi la captivité, moi et les miens, sans pouvoir me faire rendre justice. »
Plusieurs intellectuels et écrivains, comme Emile de Girardin et Victor Hugo, s’enquièrent publiquement du sort de l’émir, incarcéré malgré les engagements de la France. Des campagnes d’opinion publique sont lancées. En mars 1849, « la Presse » rapporte les difficiles conditions de détention de l’émir… et une critique des mœurs de « ces musulmans » :
« L’intérieur du palais d’Amboise devient de plus en plus triste ; l’émir, depuis trois mois, n’a reçu aucun visiteur ; il ne sort jamais dans la journée : la tristesse et le découragement semblent bien s’être emparés de lui. […] Sa captivité lui devient plus pesante que jamais ; il semble attendre toujours du gouvernement français quelque adoucissement à sa situation […].
Un fait assez remarquable, c’est la manière pleine de convenance et de respect avec laquelle Abd el-Kader et sa suite se conduisent vis-à-vis des sœurs de charité, qui chaque jour ont accès au château. Maintenant même, deux sœurs sont attachées spécialement au service de tous les habitants : elles remplissent les fonctions de médecins et de consolatrices, et n’ont qu’à se louer des manières convenables et réservées de toutes les femmes de la suite de l’émir.
Le type de ces figures orientales est généralement beau et noble ; les femmes, presque toujours couvertes de longs voiles de mousseline, laissent rarement voir leurs traits purs et distingués. Cependant la propreté, au moins extérieure, semble bannie de leurs habitudes ; les vêtements de laine qu’elles portent sont rarement lavés. Les coutumes orientales sont pratiquées comme en Afrique, et au grand détriment du château d’Amboise, car on s’y assied par terre, on y mange, on y fume, et puis les provisions de viande de mouton (la seule que se permettent ces musulmans) sont souvent accrochées aux murailles et aux portes des salons ; en un mot, c’est bien plus la vie sous la tente, au désert, que la vie de château, même la plus simple et la plus modeste. »
Abd el-Kader va passer quatre longues années emprisonné au château d’Amboise. Malgré la pression grandissante, y compris internationale, de ceux qui réclament sa libération. Lord Londonderry rend ainsi visite à l’émir et défend sa cause dans un courrier envoyé à Louis-Napoléon Bonaparte, qu’il a rencontré en Angleterre, lorsque le futur empereur était en exil. La presse, elle, continue de s’étonner et de dénigrer les coutumes des prisonniers. « L’Indépendant de la Charente-Inférieure » publie en mai 1852 une anecdote racontée dans la presse belge dont le journal ne garantit « nullement l’authenticité » :
« Abd el-Kader, toujours prisonnier à Amboise, a donné un maître d’écriture à ses quatre enfants. Très touché des soins particuliers du professeur de calligraphie pour sa jeune famille, et ne sachant comment les reconnaître, l’ex-émir s’est avisé dernièrement de lui faire cadeau d’une de ses cinq femmes. En vain, l’Européen a voulu expliquer à Abd el-Kader qu’étant déjà marié, il avait atteint le maximum de femmes qu’autorise la loi chrétienne : l’Arabe a persisté à croire que le professeur faisait des cérémonies, et a offert son épouse avec une persévérance digne d’un meilleur sort, faisant toujours observer, pour vaincre la résistance du maître d’écriture, qu’il lui resterait encore quatre femmes et que c’était bien assez pour un prisonnier. Tout cela a fini par la défense faite par la femme légitime du professeur à son mari de continuer à fréquenter cet Arabe tentateur. »
A l’automne 1852, Napoléon III, devenu empereur après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, annonce qu’il libère Abd el-Kader. L’émir reçoit une pension annuelle de 100 000 francs, en échange de sa promesse de ne plus troubler l’ordre public en Algérie. « M. le ministre de la guerre a présenté aujourd’hui à S.A. le prince Louis-Napoléon Abd-el-Kader […], rapporte ainsi “la Presse”. Le prince a accueilli l’émir avec sa bonté accoutumée, et lui a annoncé qu’il allait lui envoyer à Amboise un sabre arabe. “Ce sabre, a dit Son Altesse, je vous le donne, parce que je suis sûr que vous ne le tirerez jamais contre la France.” »
https://www.nouvelobs.com/histoire/20210206.OBS39853/quand-le-chateau-d-amboise-etait-la-prison-de-l-emir-abd-el-kader.html
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