L’écrivaine Valérie Zenatti décrit la façon dont ses parents parlaient de l’Algérie. Pour elle, enfant, c’était « une Atlantide ». Il lui semblait « plus réaliste d’aller un jour sur la Lune » que de se rendre à Alger ou Constantine.
« Le ton sur lequel certains mots sont prononcés vous transmet un sens secret que vous mettrez parfois des années à déchiffrer. C’était le cas de “l’Algérie”, pays où mes parents ont grandi. La dernière syllabe, ouverte, traînante, semblait vouloir établir un pont à travers l’espace et le temps pour rejoindre ce qui m’apparaissait alors comme un continent englouti. L’Algérie a longtemps été pour moi une Atlantide, avec des décors extrêmement précis dans les récits familiaux : “On remontait la rue Caraman, au coin il y avait un boulanger chez qui on allait faire cuire notre pain, et puis juste en face il y avait un cordonnier. Pour aller au lycée, on devait monter cent dix marches, quand il neigeait on arrivait tout essoufflé. Et pour aller à l’hôpital ou à la gare, il fallait prendre le pont suspendu, tu n’imagines pas le vertige.”
Un décor précis et pourtant inaccessible à mes yeux d’enfant, car les récits s’achevaient immanquablement sur les phrases : “De toute façon, c’est fini, on ne pourra jamais retourner là-bas, il n’y a plus rien”, et parfois, les yeux dans le vague, “On a laissé nos morts là-bas”.
Ici, on n’est plus en Algérie
Dans ce décor s’étaient jouées plusieurs pièces : celles de l’intimité familiale, de l’école, de la pauvreté, des fêtes et de la guerre, avec son corollaire le plus puissant, la peur. L’Algérie contenait la quintessence de la vie, de l’arrachement, de la nostalgie pour mon père… Et pour ma mère, un pays qu’il avait été bon de quitter malgré tout car un nouvel espace de liberté s’était ouvert pour elle en France métropolitaine, et il lui arrivait de dire : “Ici, on n’est plus en Algérie”, avec un brin de soulagement.
Je m’étonnais, sans avoir les mots pour formuler cet étonnement. On pouvait donc parler d’un pays comme d’une personne, avec autant d’amour que de ressentiment ? Mais il y avait une question encore plus enfouie : pourquoi tout retour était-il impossible ? Comment admettre qu’un pays continue d’exister sans pouvoir y mettre les pieds ? Comment accepter que l’idée d’aller un jour sur la Lune me paraissait plus réaliste que me rendre à Alger ou Constantine ? C’était ainsi.
Parfois, intérieurement, je me rebellais contre le mot “pieds-noirs”, qui avait surtout pour moi une connotation sale, d’autant plus que pour ma grand-mère, l’une des premières marques de respect vis-à-vis de soi-même était d’avoir les pieds impeccables, et qu’elle me répétait inlassablement lorsque je jouais chez elle : “On ne va pas du parterre au lit.”
Passant toute mon adolescence en Israël, j’ai mis de côté l’Algérie dans mes questionnements. Je vivais mon propre arrachement, mon propre exil, même s’il était bien différent et que la France restait à portée d’avion. Et aussi une autre guerre, “israélo-arabe” ou “israélo-palestinienne” selon les périodes. Il y avait fort à faire pour comprendre le présent.
Je voyais de mes yeux le décor transmis par les récits
Mais je me sentais profondément façonnée par les guerres, par le fatras de l’Histoire qui ballotte des vies, les fracasse, parfois leur permet de naître. C’est sans doute pour cela que de retour en France, je suis devenue journaliste pendant quelques années. J’ai insisté pour partir à Sarajevo au début de 1994. Savoir qu’une guerre se jouait “aux portes de l’Europe”, comme on disait à l’époque, était incompréhensible pour moi. Mais une autre guerre se jouait en Algérie, une décennie noire avec son cortège de massacres et d’horreur. J’ai fait une tentative auprès de ma rédaction pour y aller. Le rejet fut sans appel : femme, Française, juive, un cas de cumul qui m’interdisait tout espoir. Je n’ai pas insisté car au fond de moi, j’avais plus peur d’aller en Algérie qu’à Sarajevo, où nous avions pourtant essuyé des tirs.
De ces années-là je garde une phrase que je me répétais : “J’ai mal à l’Algérie”, sans être vraiment capable de l’expliquer.
En 2011, l’adaptation de mon livre “Une bouteille dans la mer de Gaza” sort au cinéma. C’est aussi le moment où je commence à “tourner autour de l’Algérie” dans mon écriture. Je ne fais pas le lien avec le cinquantenaire de l’Indépendance qui approche, mais cet anniversaire a sans doute joué inconsciemment. Je commence à mener une enquête familiale, je me raccroche aux peu de traces qui restent de ce passé : un cahier d’écolier, une carte d’identité, un mot envoyé par mon grand-père à ma grand-mère avant leur mariage. Je tâtonne, me perds, écris un texte bancal. En avril 2012, un mail surgit sur ma boîte. Objet : Invitation en Algérie. Les instituts français nous invitent, Thierry Binisti, le réalisateur, et moi, pour présenter son film, mon livre. Quatre villes sont au programme : Annaba, Constantine, Oran et Alger.
Et c’est le 12 novembre 2012 que j’ai posé le pied à Constantine, envahie par un sentiment d’incrédulité d’une intensité inouïe. J’y étais. Je voyais de mes yeux le décor transmis par les récits, je “reconnaissais” les rues sans les avoir jamais vues. L’espace rejoignait le temps, j’étais accueillie dans la ville que ma famille avait fuie comme une amie venue parler d’un conflit dans lequel toutes les blessures se mêlaient, et toutes les réconciliations semblaient possibles. C’est avec la sensation unique du sol de Constantine sous mes pieds que, de retour en France, j’ai commencé à courir sur le fameux pont suspendu [de Constantine, NDLR] avec le jeune oncle de ma mère. Je ne l’ai pas lâché pendant plusieurs mois, je l’ai aimé au point de répéter son nom dans un titre, “Jacob, Jacob”. »
Valérie Zenatti, née en 1970 à Nice, est écrivaine, traductrice et scénariste. Elle a publié en 2014 « Jacob, Jacob » (prix du Livre Inter), inspiré de la vie d’un grand-oncle, juif de Constantine, enrôlé pendant la Seconde Guerre mondiale et mort à 19 ans sur le front alsacien.
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