L’écrivain et journaliste Philippe Labro décrit une génération, la sienne, envoyée « faire une guerre dont il fallait taire le nom » et à laquelle ils ne comprenaient rien.
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Philippe Labro, appelé en 1959 par l’armée et qui, en revenant à la vie civile, s’est enivré de reportages, d’avions et d’hôtels pour oublier et guérir.
« J’ai été soldat 730 jours pendant la guerre d’Algérie. L’armée m’a appelé en 1959, je travaillais déjà comme journaliste à “France-Soir”. J’avais 22 ans. J’ai passé les douze premiers mois à Paris, près des Invalides, à la revue militaire “Bled”, avec Jacques Séguéla qui n’était pas encore publicitaire, Just Jaeckin le futur cinéaste, Francis Weber bientôt réalisateur de comédies… On se prenait pour des petits mecs malins capables d’échapper à la guerre. Mais on savait bien qu’on allait devoir partir. Je me suis donc retrouvé soldat deuxième classe de la 52-B à Alger (je n’ai jamais voulu faire l’Ecole des officiers de réserve).
Quatre mois à patrouiller, avec la peur d’être pris pour cible par l’OAS. C’était quasiment la guerre civile. Un jour, notre brigade s’est fait tirer dessus. On s’est précipité dans l’immeuble d’où venaient les tirs. Le maréchal des logis de la patrouille, le “margi” comme on disait, un curieux petit bonhomme avec une petite moustache, je me souviens très bien de son visage, a tué le tireur. Je me rappelle aussi être arrivé avec cette même patrouille rue d’Isly, après la fusillade le 26 mars 1962 [l’armée française mitraille une foule de partisans de l’Algérie française, faisant 80 morts]. Il y a d’abord eu un extraordinaire silence, puis les sirènes. Et puis, le cri des oies sauvages au-dessus des quais.
Beaucoup de pieds-noirs avaient fui. Il fallait les remplacer. Tous les soldats qui avaient un métier susceptible d’être utile pour les tâches “civiles” étaient réquisitionnés. L’état-major est venu me chercher dans ma caserne pour me mettre à la radio. J’ai passé le reste de mon service comme responsable de la rédaction de l’antenne gaulliste, F5. Elle aussi était dans le viseur des jusqu’au-boutistes de l’Algérie française. J’ai appris bien plus tard, en croisant un ancien de l’OAS qui sortait de la prison de Fresnes, que j’avais failli me faire flinguer. Ils avaient une liste de “suspects”.
Une guerre à laquelle on n’avait rien compris
A notre retour, on n’a pas eu droit à une parade. On ne s’est pas occupé de nous. La guerre n’était même pas appelée comme telle. On disait “les événements”. On entrait dans les “trente glorieuses”. Il ne s’agissait pas de nous demander ce que nous avions fait là-bas. Il fallait oublier. Nous ne nous sommes pas plaints. Un million d’anciens d’Algérie, une multitude de solitudes. Ma génération, toute ma génération, des gamins qui entraient dans la vingtaine, étudiants, ouvriers, menuisiers, chauffeurs, on a dû accepter l’idée qu’on nous avait envoyés faire une guerre dont il fallait taire le nom et à laquelle on n’avait rien compris.
Ça nous a fait vieillir vite. Mon frère aîné, Jean-Pierre, était lieutenant dans l’Oranais où il a connu les pires horreurs. Dans son régiment, un jeune sous-officier, qui ne supportait plus la guerre, s’est tiré une balle dans la tête avec son arme de service. Ça l’a traumatisé. Il a mis des années à s’en remettre. Spleen, alcool, impossibilité de s’intégrer dans un bureau.
Quand je suis revenu à la vie civile, je me suis enivré de reportages, d’avions, d’hôtels, je fuyais les retours de mémoire, c’était ma thérapie, ma façon de me guérir. J’ai écrit “Des feux mal éteints” en 1967, cinq ans après la fin de la guerre, vite, comme une pulsion, frénétique. Je ne pouvais pas attendre. Comment voulez-vous qu’on oublie ? Le temps ne compte pas. Soixante ans, ce n’est rien. On nous appelait “le contingent”. Dans le dico, la définition, c’est “qui peut arriver, qui peut être ou ne pas être”. C’est arrivé. L’innocence était partie depuis longtemps. 730 jours… »
Propos recueillis par Nathalie Funès
Philippe Labro, né en 1936 à Montauban, est journaliste, écrivain et réalisateur. « Des feux mal éteints », son deuxième roman paru en 1967, portait sur son expérience d’appelé en Algérie. Il a publié en 2020 chez Gallimard « J’irai nager dans plus de rivières ».
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