« Fruit de deux nationalités qui se sont opposées », la romancière Nina Bouraoui a souvent évoqué l’Algérie de son enfance dans ses œuvres. Elle confie avoir abrité une « dualité », « une violence inconsciente et aussi des conflits de loyauté ».
« La mémoire de la guerre d’Algérie m’a aété transmise par ma mère française qui raconte dès mon enfance l’OAS (Organisation armée secrète), la torture, la résistance, son engagement intellectuel depuis la France, la libération, l’indépendance de l’Algérie, ses espoirs quand elle arrive dans un pays qui va se reconstruire et aussi une certaine désillusion je crois, mais jamais de regrets. Plutôt la transmission de l’idée de liberté, de dignité d’un peuple qui a gagné son indépendance.
Mon père livre une histoire intime, commune à d’autres foyers algériens dits “français musulmans”. Une famille à Jijel, à l’est d’Alger. L’aîné, Amar, inscrit en troisième année de dentisterie, décide de prendre le maquis pour l’indépendance de son pays. Mon père veut le suivre. Amar l’en empêchera et fera promettre à son entourage de sauver ce petit frère doué, inscrit à l’Ecole normale d’instituteurs de Constantine. Avant la sauvagerie, mon père évoque des souvenirs heureux, lumineux, ses professeurs français, la culture française, Ronsard en particulier, ses camarades de classe, ces pieds-noirs, français, italiens, espagnols. Il y a eu aussi de la fraternité, de l’amour, de la transmission dans cette Algérie française, c’est important de le rappeler, de ne pas l’oublier.
Les souvenirs qui m’ont été transmis, moi qui ai grandi en Algérie jusqu’à mes 14 ans, s’apparentent à une forme de légende familiale. Ils évoquent pour moi, non l’état d’un pays ou le pouvoir d’une force sur une autre, mais plutôt la nature du lien qui unissait mes parents et qui dépassait peut-être les contours de l’amour. Ils se rencontrent en France. La guerre d’Algérie va agir comme une forme de catalyseur sur leur histoire : violence du racisme, engagement intellectuel de mes parents, politisation de la jeunesse des années 1960… Mes parents seront surveillés, suivis, la guerre d’Algérie, on le sait, se prolongeait en France. C’est d’ailleurs assez beau comment les femmes auront épousé la cause de ces hommes avant de les épouser et de les suivre, les yeux fermés, dans un pays ravagé par une guerre d’une violence inouïe que les Français fuyaient. Epouser cet homme, c’était épouser son pays et s’engager vers un nouveau monde, une sorte d’eldorado idéologique. Dans l’imaginaire de mon enfance, j’ai inscrit la rencontre de mes parents dans une sorte de chaos. C’est cela pour moi la guerre d’Algérie, un chaos à l’intérieur duquel va naître une histoire, qui sera malgré elle imprégnée de violence.
Mon oncle est devenu un esprit invisible
Dans ma jeunesse, mon oncle combattant du FLN (Front de libération nationale) est le héros romantique par sa dimension sacrificielle : il part au combat et sait qu’il n’en reviendra pas. Il est le symbole du courage, de la résistance. Son corps ne sera pas retrouvé. Il devient un esprit invisible qui empêchera la plaie de se refermer. Mon père, qui avait 18 ans, ne s’est jamais remis de sa disparition. Pour lui, en sa mémoire, il aura mené une autre forme de combat, par les études, le travail, la rigueur, la volonté de réussir, de ne jamais faillir, par sa volonté, sa persévérance et sa mélancolie aussi : j’ai été élevée dans cet esprit, le destin de mon oncle Amar n’est pas étranger à mon éducation.
Avec une franche amitié, mes grands-parents algériens ont surnommé ma mère “la Suédoise”, tant elle est blonde et tant ils sont bruns. Le corps de ma mère et les réactions qu’il déclenchait dans la rue m’ont fait comprendre la haine résiduelle, le ressentiment des Algériens à l’égard des Français. J’avais envie de hurler aux enfants qui crachaient sur ma mère en la traitant de sale Française qu’elle s’était battue pour eux, qu’elle les aimait, les respectait, qu’elle avait “sacrifié” sa jeunesse (c’était parfois ses mots) pour un pays qui n’honorait ni sa bravoure, ni son courage, ni son engagement. C’était une véritable injustice.
Etant le fruit de deux nations qui se sont opposées, déchirées, j’ai sûrement abrité une dualité, une violence inconsciente et aussi des conflits de loyauté : quelle nationalité choisir ? Qui trahir ou ne pas trahir ? Je suis capable, aujourd’hui, avec la maturité, de distinguer ma part française de ma part algérienne. Ce sont deux manières de raisonner, elles m’ont longtemps écartelée, aujourd’hui je parviens à les réunir, à les sublimer et à en faire une richesse.
La colonisation engendre des complexes d’infériorité, la guerre engendre des obsessions paranoïaques sur les descendants de ceux qui l’ont faite, et des peurs infondées. Je crois que l’héritage des conflits revêt une dimension psychanalytique pour ceux qui ne les ont pas vécus. J’ai reçu en héritage, sûrement, les peurs et les angoisses de mon père, son inconsolable chagrin après la disparition de son frère martyr qui reste le grand fantôme de cette famille algérienne.
La colonisation avait fait d’elle une terre maudite
Quand j’ai publié “Garçon manqué” en 2000, après la “décennie noire”, j’avais l’impression que l’Algérie était marquée à tout jamais par le sang, par la violence. Que la colonisation avait fait d’elle une terre maudite. L’impossibilité pour certains Français issus de l’immigration de s’adapter à la France, l’impossibilité de certains Français de les accepter, de les reconnaître, m’avait fait penser que cette guerre s’était expatriée et perdurait sous une autre forme, que les haines étaient encore vives et que l’esprit de vengeance régnait. J’espère que le ressentiment, des deux côtés, s’estompera avec les années. Mais je sais aussi que le contexte économique, les inégalités, le chômage, l’injustice, la précarité, la violence, l’isolement de certains quartiers font ressurgir les démons du passé, un passé qui n’est pas encore suffisamment fouillé pour être soigné, accepté, refermé.
Il y avait cependant une sorte d’équilibre entre mes deux nationalités. Quand je suis arrivée en France, il y a eu une rupture, malgré moi. Sous le regard des autres, je me suis sentie plus algérienne et parfois étrangère. J’ai soudain pris conscience de ma complexité et de mon métissage. En moi s’affrontaient deux forces devenues antagonistes : j’ai dû faire un choix et j’ai intégré ma nationalité française, pour être comme les autres. De cette période, reste un sentiment de légère trahison. Je suis née une seconde fois. Cela laisse pensif… A la vue de mon seul nom, une conseillère d’orientation m’avait demandé si “l’on parlait français à la maison”.
Je crois aux vertus du pardon
Quand l’Algérie me manque, mon Algérie, il me suffit de l’écrire pour qu’elle revienne à moi, avec ses falaises et ses champs de marguerites sauvages. Je pleure très facilement quand j’entends des chants kabyles ou de la musique châabi, et j’ai le cœur qui se serre quand je surprends des femmes en train de parler en arabe, comme lorsque je sens les odeurs de gâteau, de semoule, de fleur d’oranger, qui me raccordent instantanément au jardin de mes grands-parents, à la douceur de ma grand-mère qui ne parlait pas français mais qui nous tenait longtemps dans ses bras pour signifier qu’elle nous aimait, ma sœur et moi. Tout cela me dépasse souvent et je me dis parfois que mes livres sont aussi des albums photographiques.
J’ai la chance d’être lue dans les deux pays, et je crois au pouvoir fédérateur de la littérature. Mais le livre a ses limites. Je crois davantage en l’éducation. Il faut transmettre, raconter, éclairer l’histoire. C’est à la jeunesse qu’il faut s’adresser. Pour rompre les cercles de la haine, c’est à elle qu’il faut confier la mémoire de ces deux pays qui se sont autant aimés que haïs.
Dire, reconnaître, assumer, accepter son passé colonialiste, officiellement, contribue à la réconciliation des mémoires et à la purge de la honte. Je crois aux vertus du langage, de la parole, des mots. Et je crois à celles du pardon. »
Nina Bouraoui est né en 1967 à Rennes. Elle a grandi en Algérie jusqu’à ses 14 ans. Elle est romancière et s’est fait connaître en 1991 avec « la Voyeuse interdite » (Gallimard), premier roman couronné du prix du Livre Inter. Son dernier roman : « Otages » (JC Lattès).
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