La mathématicienne et écrivaine, dont le père, Maurice Audin, a été assassiné par l’armée française en 1957 alors qu’elle n’avait que 3 ans, se souvient des enfants algériens « à genoux dans la rue, et pas à l’école, en train d’apprendre à lire ».
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Michèle Audin, qui raconte qu’à la publication d’un livre en 2013, une voisine d’Alger se demandait encore comment elle et sa famille avaient pu être amie avec des Arabes.
« Née à Alger en 1954, j’y ai vécu jusqu’en 1966. A la fin de la période coloniale, j’avais 8 ans. C’est assez pour des souvenirs. Surtout que les différences sont bien visibles, criantes même, entre les “Européens” (dont je suis) et les “musulmans”, ou les “Arabes”, ou encore les “Indigènes”, dénominations inadéquates mais pas vraiment insultantes, je vous passe les autres. Personne ne peut ignorer que, dans la rue, les uns tutoient les autres ; au marché, les unes font porter leur couffin par les autres, pour quelques douros [ancienne monnaie espagnole] ; sur les trottoirs, ces autres cirent les chaussures des uns. Je me souviens d’eux, qui étaient souvent des gamins, mais je me souviens aussi de ma mère, à la révolte toujours intacte, devant ce scandale : des enfants à genoux dans la rue, et pas à l’école, en train d’apprendre à lire.
A une voisine qui s’inquiète que “des Arabes” viennent chez nous, ma mère répond : “Ce sont des amis.” Cette femme m’en a reparlé, après la parution de mon livre « Une vie brève », pour me dire qu’elle ne comprenait pas. Plus de cinquante ans après, toujours pas. Comment des Arabes pouvaient-ils être des amis ? En effet, nous avions des amis arabes. Sans nous dire qu’ils étaient des amis arabes : ils étaient des amis. Je me souviens que les fils de Bachir Hadj Ali, poète communiste ami de mes parents, venaient chez nous le jeudi, jour sans école, nous mangions tous ensemble, puis ma mère nous emmenait à la piscine. Smaïl m’a dit il y a quelques années seulement : “Je détestais cette piscine, parce que mon frère et moi étions les seuls Arabes.” La piscine n’était pas interdite aux Arabes. Un bon petit apartheid à la française.
Quelques années plus tard, je découvre la France
Et puis, il y a les “colons”. Les sœurs de ma grand-mère et leurs maris sont des cultivateurs de la Mitidja. Je suis allée chez certains d’entre eux avant 1957, je ne m’en souviens donc pas. Mais je me rappelle très bien des descriptions que faisait ma mère sur la façon dont ces colons traitaient leurs ouvriers agricoles, faisaient “suer le burnous”. Ma mère disait aussi que leurs méthodes avaient participé à la formation anticolonialiste de leur neveu, mon père.
Et la guerre. Il y a les Français et les Algériens, ça c’est facile. Nous sommes (avec) “les Algériens”. D’ailleurs, “les Français” ont tué mon père. Mais à l’école, où il y a surtout des Françaises, j’entends dire du mal de De Gaulle, qui est français. Je ne comprends pas bien. Ce qui est facile à comprendre, ce sont les bombes. La nuit, les charges de plastic [de l’OAS] explosent, à la joie des habitants du quartier qui, sur les balcons, scandent à coups de louches sur des casseroles : “ta-ta-ta ta-ta, Algérie française”. Je me souviens d’un matin où je vais chercher le lait, et où je ne trouve pas la boutique, dont le rideau de fer a été soufflé par une explosion. Mais le plastic pourrait aussi bien être posé sur la porte de notre appartement, alors nous dormons tous, mes deux petits frères, ma mère et moi, dans la pièce la plus éloignée de cette porte [Maurice Audin, le père de Michèle, a déjà été arrêté, et “s’était évadé”, selon l’armée].
Heureusement, dans une sorte d’exfiltration, nous déménageons à Ben Aknoun, loin de l’OAS, dans une cité arabe où je vis la fin de cette guerre et où je participe à la grande fête de l’indépendance, le 5 juillet 1962.
Quelques années plus tard, je découvre la France.
Aujourd’hui, nous sommes là, nous, des millions d’Algériens de toute sorte, tous français. Je me souviens d’un slogan : “la France, c’est comme une mobylette” (il y fallait du “mélange”). Désuet, n’est-ce pas ? De moins en moins de mélange, dans ce pays. Peut-être aussi parce que, soixante ans après, il est toujours difficile de parler de la guerre d’Algérie, comme d’ailleurs de la colonisation. Après le bon petit apartheid, le bon petit racisme à la française ne trouve-t-il pas là sa source ? »
Michèle Audin, née en 1954 à Alger, est la fille aînée des militants Josette et Maurice Audin. Mathématicienne, écrivaine, et membre de l’Oulipo, elle a consacré son premier récit à son père, « Une vie brève », (Gallimard, 2013). Elle a publié en 2020 « C’est la nuit surtout que le combat devient furieux : Une ambulancière de la Commune, 1871 » aux éditions Libertalia.
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