Ce sont les traumatismes de la décennie noire qui ont ravivé les blessures d’enfance de l’écrivaine algérienne. Et avec eux, le désir d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle « le mal absolu ».
L’écrivaine Maïssa Bey, en 2010. (SIMON ISABELLE/SIPA)
« Je le dis souvent, ce sont la guerre d’Algérie et la prise de conscience de la brutalité de la colonisation qui ont déterminé ce que je suis aujourd’hui, et essentiellement mon rapport au monde, à la violence de ce monde. Mon père était instituteur. Dès 1954, il s’est engagé dans un réseau FLN [Front de Libération nationale, NDLR]. Une nuit, lors de la grève décrétée par le FLN en février 1957, suite à une dénonciation, des militaires français ont fait irruption dans l’appartement de fonction que nous occupions à l’école où il enseignait. Après avoir tout saccagé, ils l’ont emmené ainsi que sept de ses compagnons, dont son frère et son cousin. Ils furent torturés pendant 48 heures, puis exécutés et jetés dans une fosse commune. C’est ainsi que la mort, la guerre, et la peur sont entrées dans ma vie. J’avais alors 6 ans.
Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps, pour affronter cette histoire, pour me confronter à cette douleur-là. Les cicatrices sont encore présentes. Mais durant de longues années, je n’ai pas cherché à mieux connaître le passé national, à aller plus loin que les récits familiaux ou la célébration des grandes dates de la guerre de libération nationale. Et par un effet de retour inattendu, ce sont les traumatismes de la décennie noire des années 1990 qui ont ravivé la douleur de mon enfance. La mémoire de la guerre est devenue de plus en plus vive, présente, encombrante, et le désir de comprendre de plus en plus pressant, d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle “le mal absolu”.
« Croire, obéir, combattre »
C’est seulement alors que j’ai commencé mes recherches. Pour les besoins d’un livre, mais pas seulement. Je me suis plongée dans le passé, dans l’histoire des guerres qui ont ravagé l’humanité, particulièrement celles du XXe siècle. J’ai découvert l’horreur absolue, et surtout la faculté ou la facilité qu’ont certains hommes à se transformer en bourreaux quand, selon eux, les circonstances l’exigent. Je pense notamment à ceux qui, irrémédiablement, ont perdu une part de leur humanité, et s’abritent derrière cette affirmation si commode : “Nous n’étions pas responsables !”
“Croire, obéir, combattre” était le slogan des jeunesses mussoliniennes dans les années 1940. C’est le titre que j’ai choisi pour une nouvelle dans laquelle j’ai tenté de décrire ce qui se passe dans la tête d’un fanatique en train d’égorger une toute jeune fille. D’autres ouvrages ont suivi, toujours sur la guerre, la torture, la colonisation. Notamment un récit intitulé “Entendez-vous dans les montagnes”, à mi-chemin entre la fiction et l’autobiographie, dans lequel je mets en scène trois personnages appartenant à trois générations différentes qui toutes ont un rapport assez douloureux avec l’Algérie. Dans ce texte, je m’interroge sur la possibilité d’oubli, de pardon et/ou de réconciliation, entre des victimes de la violence, y compris ceux qui n’ont pas subi cette violence dans leur chair.
L’on parle beaucoup aujourd’hui du “crime contre l’humanité” que représente la colonisation, même et surtout quand elle est présentée comme une “mission civilisatrice”. Le président Emmanuel Macron, alors en campagne, l’a reconnu publiquement. L’on sait les réactions parfois violentes que cette déclaration a suscitées. Le vif intérêt qui a accueilli les documentaires diffusés récemment sur une chaîne française, sur les “Décolonisations”, montre également que le sujet est loin d’être clos !
Toute colonisation est une atteinte à la dignité
Peut-on dès lors espérer l’apaisement ? Ou faudra-t-il attendre plusieurs générations avant que la mémoire de cette guerre qui ne voulait pas dire son nom fasse partie de l’Histoire, au même titre que les multiples occupations qui ont jalonné l’histoire de cette terre tant de fois convoitée, tant de fois ravagée ? Oui, il faut l’admettre, le reconnaître : toute colonisation, quel que soit son objectif, déclaré ou déguisé, est une atteinte à la dignité de l’homme, de chaque homme, une violation des principes fondamentaux sur lesquels repose toute société depuis les débuts de son histoire.
Il faut oser dire, écrire, affronter ses peurs, et surtout, surtout, se garder de toute instrumentalisation de la mémoire. Aujourd’hui plus que jamais. Nous le savons, nous le vivons sur les deux rives de la Méditerranée, beaucoup continuent d’entretenir les rancœurs, de raviver les blessures.
Et pendant ce même temps, des hommes, modestement, discrètement, tentent de recoudre les fils, de retisser les liens par des actions peu médiatisées, et très concrètes. Je ne citerai que l’exemple de ces anciens appelés de la guerre d’Algérie qui reversent leur pension d’ancien combattant à des associations caritatives algériennes. Une goutte d’eau, me dira-t-on. Mais, pour reprendre l’adage populaire, n’est-ce pas avec des gouttes d’eau que se font les grandes rivières ? Sur les deux rives de la Méditerranée, des historiens, des écrivains, des artistes, font aujourd’hui un travail de mémoire remarquable et des voix s’élèvent qui doivent être entendues. Ecoutons-les ! »
Propos recueillis par Céline Lussato
Maïssa Bey est une femme de lettres algérienne, auteure de nombreux romans (notamment « Entendez-vous dans les montagnes », 2002, éd. de l’Aube), de nouvelles et pièces de théâtre. Son travail a été très régulièrement récompensé, notamment en 2005 par le grand prix des libraires algériens.
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39334/mon-algerie-par-maissa-bey-la-mort-et-la-peur-sont-entrees-dans-ma-vie-j-avais-6-ans.html#modal-msg
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