Cofondateur de SOS Racisme et ancien député socialiste, Julien Dray s’est retrouvé en 1965 entassé avec sa famille dans un studio du 18e arrondissement, « mal accueilli, comme la plupart des pieds-noirs ».
« Mes souvenirs d’Algérie ? Le soleil, les plages d’Oran, la place Jeanne-d’Arc, où on mangeait des “crepone”, des glaces au citron servies dans des verres d’eau citronnée. Je suis né à Oran, en 1955, dans une famille juive, et j’y suis resté dix ans, jusqu’en 1965. Mes parents étaient des instituteurs de gauche, très engagés. Ils sont restés en Algérie après l’indépendance. C’était leur pays, ils y étaient très attachés. Et ils étaient favorables au premier président algérien, Ahmed Ben Bella, qui menait une politique très à gauche.
Dès la rentrée scolaire de 1962, mes parents ont joué un rôle important pour remettre les écoles en marche et les faire fonctionner à un moment crucial. Après les terribles massacres du 5 juillet, tous les Européens étaient partis, il ne restait quasiment plus d’enseignants. Les choses ont commencé à se gâter vers 1964, avec l’arrivée d’instructeurs syriens qui prônaient l’antisémitisme dans les programmes scolaires et la destruction d’Israël. Mon père a refusé qu’on enseigne ça à ses élèves. En 1965, quand Ben Bella a été renversé par le coup d’Etat de Houari Boumediene, ils ont compris qu’il était temps de partir.
On nous prenait pour des colons
On s’est retrouvés tous entassés dans un petit studio du 18e arrondissement de Paris, une ville qui, curieusement, m’a paru vieille et sale à côté d’Oran, lumineuse, propre, moderne. Comme la plupart des pieds-noirs, on a été mal accueillis. On nous prenait pour des colons. Je me souviens de l’instituteur qui m’avait mis au fond de la classe, avec un autre gamin pied-noir, comme pour nous reléguer le plus loin possible. Je me rappelle aussi m’être souvent battu, à la sortie de l’école, avec des gamins qui m’insultaient à cause de mon origine, de mon accent.
Toute cette histoire a eu une forte influence sur ma vie. Cette expérience de la marginalité nourrit un goût de la révolte et une volonté de justice. C’est aussi à cause de la guerre d’Algérie et de la façon dont mes parents l’ont vécue que j’ai attrapé le virus de la politique. Je baigne dedans depuis que je suis enfant. Même notre arrivée à Paris a déterminé mes combats. En 1965, c’était l’élection présidentielle. Mes parents étaient pour François Mitterrand car, à cause de l’Algérie, ils ne pouvaient pas être gaullistes. Ils estimaient que de Gaulle avait mal géré cette histoire de bout en bout. Malgré ses promesses, il avait oublié le petit peuple pied-noir d’Algérie, attaché à une terre qui était aussi la sienne.
Tout le monde les a laissés tomber, d’ailleurs, et c’est un drame. Je ne parle pas des gros colons exploiteurs, bien sûr. Je parle des classes populaires qui n’exploitaient personne, les employés, ouvriers, artisans, qui votaient d’ailleurs souvent à gauche. Je suis certain qu’après un rééquilibrage nécessaire du pays, ce petit peuple européen aurait pu trouver sa place dans une Algérie nouvelle et indépendante, et qu’il lui aurait été utile.
Au fond, il a manqué à l’Algérie le Mandela qui a permis à la communauté blanche de rester en Afrique du Sud, et qui a ouvert la voie à la réconciliation. Je crois que la blessure jamais cicatrisée vient de là. Tant de gens ont perdu une terre qu’ils aimaient. Bien sûr, la colonisation a été une horreur. Heureusement, à peu près tout le monde, aujourd’hui, est d’accord là-dessus. Mais j’aimerais beaucoup que l’Algérie prenne sa part pour réconcilier les mémoires. Qu’elle fasse un geste, qu’elle dise un mot pour apaiser la souffrance de tout ce petit peuple chassé de chez lui, et qui ne s’en est jamais remis. »
Propos recueillis par François Reynaert
Julien Dray est né en 1955 à Oran, il a été cofondateur de SOS Racisme et député socialiste pendant vingt-quatre ans. Il est depuis 1998 conseiller régional d’Ile-de-France.
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