La romancière Faïza Guène, « Algérienne née et élevée en France », parle de figuiers, des silences de l’histoire et de ses parents, « Ulysses nostalgiques de leur Ithaque ».
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosques le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Camélia Jordana, Alice Zeniter, Magyd Cherfi. Ou de Faïza Guène qui parle de la maison, jamais investie, que ses parents avaient construite là-bas en vue de leurs vieux jours.
« S’il y a une image pour moi qui évoque l’Algérie, c’est celle du figuier. Le figuier sur lequel je grimpais, petite, quand on retournait en Algérie pour les deux mois d’été. Son odeur, la saveur de ses fruits, ses branches… Mes parents venaient de la campagne, de petits villages près de Tlemcen, vers la frontière marocaine : la terre, c’était important. Mon père est arrivé en France en 1952, à 18 ans ; ma mère, bien plus tard, en 1981, elle avait une trentaine d’années. Ils étaient un peu comme Ulysse, nostalgiques de leur Ithaque. Ils ont toujours caressé le rêve de revenir au pays, nous avons été bercés par ça, cette chanson de l’éternel retour, même si, au fond de nous, nous savions que c’était impossible.
Mon père était âgé quand il a eu ses enfants. Lorsque je suis entrée au CP, il était déjà à la retraite, il venait me chercher. Je crois que j’avais déjà cette conscience, cette culpabilité même, que c’était pour moi, pour nous, leurs enfants, nés et élevés en France, qu’ils se sacrifiaient, qu’ils acceptaient ce déchirement de vivre loin de leur pays natal. Pendant vingt ans, mes parents ont fait des travaux pour construire une maison en Algérie. Il y avait ce fantasme qu’ils finiraient leurs jours là-bas. Cette maison, nous ne l’avons jamais investie. Et puis mon père est mort, il y a sept ans. On a définitivement fait une croix dessus. Ma mère sait qu’elle finira ses jours en France. Le mythe du retour s’est évanoui au décès de mon père. Le figuier, lui, est réapparu de façon incongrue. Ma mère adore jardiner et on lui a attribué une parcelle dans un jardin ouvrier, près d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Sur laquelle il y a… un figuier. Aux fruits savoureux.
Je me souviens des rumeurs de massacres
Mon père est enterré en Algérie. C’est un peu comme une injonction post-mortem à ne pas couper ce lien viscéral avec nos racines. Quelque part, nous savons, nous, la seconde génération, que l’Algérie sera toujours là. Elle a toujours été si proche pour nous. Ma langue maternelle, c’est l’arabe, je rêve en arabe parfois, c’est une partie de mon cerveau ! Cela a dû influer aussi sur ma façon d’écrire. Ce retour aux sources, tous les étés, c’était vital pour ma famille. On a continué à aller en Algérie même pendant la décennie noire.
Une année, les vols avaient été supprimés, on est restés coincés là-bas, on a raté la rentrée scolaire. On n’a pu retourner en France qu’en octobre, je pensais qu’on ne pourrait jamais revenir. Quelle angoisse. Je me souviens des barrages, des rumeurs de massacres… Un jour, ma grand-mère est venue nous gronder ma sœur et moi car nous chantions et faisions trop de bruit : elle avait peur que des terroristes débarquent et viennent nous égorger. Malgré cette peur, cela ne faisait que consolider notre lien à l’Algérie. Je me disais : “C’est très dangereux d’y aller, et pourtant mes parents continuent à nous y emmener. Ce lien entre l’Algérie et nous, les enfants, est vraiment indestructible.” Plus tard, quand je suis devenue adulte et que j’ai commencé à partir en vacances sans mes parents, j’avais l’impression d’être déloyale, en sacrifiant ce rituel.
Dans la famille, c’est surtout ma mère qui racontait les histoires du passé. Notamment celle de mon grand-père qui a été moudjahid et a combattu lors de la guerre d’indépendance. Tous ces récits, je les connectais à l’Algérie, pas à la France. Les Français n’y étaient même pas vus comme les ennemis, ma mère évoquait le combat pour la liberté, cette liberté qu’on doit arracher. Je pense qu’elle voulait nous préserver, elle ne voulait pas nous élever dans la colère ou le ressentiment. Je l’ai bien connu, mon grand-père. On le voyait l’été, en Algérie. Malgré tout ce qu’il avait vécu, la Seconde Guerre mondiale où il a combattu pour la France, les travaux forcés en Pologne, puis la guerre d’indépendance, je n’ai jamais entendu du ressentiment chez lui non plus. Il répétait toujours, avec admiration :
“En France, tout le monde lit ! Dans le train, dans les cafés, les gens ont toujours un livre à la main.”
Pour lui, analphabète, c’était quelque chose d’incroyable. Il était encore vivant quand j’ai publié mon premier roman “Kiffe kiffe demain”. Il en a été tellement fier ! Ce qui a été le plus important pour moi dans l’aventure de ce livre, c’est d’inscrire le nom de mon père, sur la tranche. Quand c’est écrit, un nom, ça reste.
Effacement de l’histoire
Longtemps, j’ai eu l’impression que l’histoire de l’Algérie, l’histoire de mes parents, était en train de disparaître. Même les noms des lieux ont changé. Et puis c’est une histoire qui avait surtout été transmise oralement. Elle était donc fragile. Parfois, elle était carrément effacée, à cause du silence. Tous ces silences. Ceux en Algérie, parce que lorsque nous étions là-bas, mes parents disaient que tout allait bien, que tout reposait sur nous, les immigrés. Ceux en France, parce qu’ils voulaient protéger les enfants.
La première fois, et presque la seule fois, où mon père m’a parlé de son passé, j’avais 16 ans. J’étais dans un atelier d’écriture à Pantin, et je devais rédiger une espèce de reportage, avec l’aide d’un professeur qui m’a proposé de travailler sur le 17 octobre 1961. Avant, je n’en avais jamais entendu parler. Cela a été un électrochoc pour moi. Tout à coup, j’ai relié l’histoire de l’Algérie à celle de la France. Brutalement, j’ai compris qu’elles étaient mêlées en moi. J’ai rencontré grâce à ce professeur pas mal de témoins qui m’ont parlé de la répression, des violences policières, de gens comme l’historien et militant Jean-Luc Einaudi. On avait du mal à trouver des témoins côté algérien. Un jour, j’ai évoqué tout ça à la maison. Et là, mon père qui ne parlait jamais m’a dit qu’il avait été là, le 17 octobre, dans la manif. Il était assez pudique, il s’exprimait de façon détachée, comme pour se tenir à distance. Il a juste lâché : “Les violences et les arrestations, ça a commencé bien avant.” Les tabassages, la peur, les humiliations, il m’en a parlé, mais à chaque fois très brièvement.
On était dans les années 2000. A l’école, on étudiait la décolonisation, mais la guerre d’Algérie était vraiment survolée. La photo qui l’illustrait, dans mon manuel, montrait des pieds-noirs assis sur leur valise, à Marseille. A l’époque, ça m’avait mise en colère. J’avais l’impression qu’on me mentait. Qu’on taisait tout un pan de mon histoire. Que la mémoire de mes parents était un peu déshonorée. Cela me manquait cruellement. Sentir ce vide, sur mon histoire algérienne. Et quand j’allais là-bas, où mes cousins semblaient presque en avoir marre de l’histoire de l’Algérie, je les enviais, j’avais l’impression qu’ils détenaient quelque chose que je n’avais pas.
Longtemps, j’ai eu l’impression de trahir, en choisissant les mots, l’écrit, en étant du côté de ceux qui racontent, du côté de la France, mais j’ai réalisé que c’était tout le contraire. En écrivant, je suis devenue moi aussi une “passeuse”, j’ai perpétué l’héritage familial : mes oncles en Algérie sont tous devenus professeurs ! Mais de là où j’écris, je suis à la jonction des deux histoires, entre la France et l’Algérie. Mes parents, ils se sont tus toute leur vie, ils ont été invisibilisés, effacés. J’ai toujours eu fortement conscience de leur finitude. Imaginez, quand vous vous exilez, vous perdez tout, et puis vous voyez vos enfants qui adoptent un mode de vie radicalement différent du vôtre. On doit avoir l’impression de se perdre dans le néant… La résistante Zohra Drif dit : “On n’écrit pas l’histoire avec une gomme.” C’est exactement ça. Nos histoires familiales sont faites de silences et de trous. Et moi, c’est pour combler ces trous du silence que j’écris. »
Faïza Guène, écrivaine, née en 1985 à Bobigny (Seine-Saint-Denis), a publié son premier roman « Kiffe kiffe demain », traduit dans 26 langues, à l’âge de 19 ans. Son dernier ouvrage, « la Discrétion », est paru chez Plon l’an passé.
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