Le mathématicien et député Cédric Villani, qui a œuvré pour la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin par la France, raconte comment sa famille, présente en Algérie durant les 132 ans de colonisation, a vécu sa double identité, parfois comme un « rêve », parfois comme un « fardeau ».
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Cédric Villani, relié à l’Algérie par ses grands-parents, mais aussi par l’affaire Maurice Audin, mathématicien engagé dans la lutte anti-coloniale, assassiné en 1957.
« Quand une famille est confrontée à des événements historiques tragiques, ses membres ne réagissent pas tous de la même façon. Il y a ceux qui n’en parlent pas. Mes parents n’évoquaient jamais l’Algérie, surtout mon père qui détestait l’appellation “pied-noir”… Il avait comme tout effacé. Il y a ceux qui d’un coup se réveillent. Mon oncle, durant l’enterrement de son frère aîné, s’est mis à évoquer comme un possédé ses souvenirs de gamin, des images de cauchemar, de cadavres que l’on enjambe… Tous les présents étaient stupéfaits, y compris ses propres enfants qui ne l’avaient jamais entendu raconter ces scènes. Comme si une digue venait de céder après plus d’un demi-siècle de silence.
Le silence, et pourtant… L’Algérie fait partie de l’histoire de ma famille tout au long des cent trente-deux ans de colonisation. Nos origines italiennes, espagnoles, corses, grecques, allemandes, de toutes les régions de France, se sont mêlées sur de nombreuses générations… Les miens étaient conducteur de diligence, médecin, employé de mairie, trafiquant, etc. Ils avaient planté leurs racines aux quatre coins de cette terre : Alger, Oran, Philippeville, Téfeschoun, Misserghin, Tlemcen… Ils étaient français et algériens.
Certains ont vécu cette double identité comme un rêve, d’autres comme un fardeau. Le père de ma mère me racontait les discriminations que ses origines lui ont values dans la marine. Soixante-dix ans après, on sentait encore, dans sa voix, la rage causée par ce sentiment d’injustice. Il me parlait aussi de son père compositeur, rêvant de grands orchestres parisiens, mort d’ennui à Oran. La mère de mon père évoquait la terre de son enfance avec une infinie nostalgie : une ambiance accueillante, généreuse, voire luxuriante. Elle était la mémoire de la famille. Elle tenait un journal de bord quotidien et y consignait ses souvenirs avec une grande précision.
Dans le même temps, il y avait dans ma famille la conviction que les situations en Algérie étaient contrastées, que parmi la “population musulmane”, la vie n’était pas rose. Ma grand-mère racontait des histoires dures, d’injustices et de mort. Mon grand-père défendait une citoyenneté renforcée pour les Arabes. Tout cela était indissociable de la détestation que le général de Gaulle inspirait à mes grands-parents. A leurs yeux, il avait trahi l’intérêt public.
Tu es des nôtres !
Je suis le seul membre de ma famille à avoir remis les pieds en Algérie. J’ai fait le voyage à de multiples reprises. Ma grand-mère m’avait indiqué l’immeuble où elle vivait, adresse fréquentée par des artistes et des intellectuels tels que le peintre orientaliste Armand Assus et, à l’occasion, Albert Camus. Parallèlement à mes obligations professionnelles, mes voyages revêtaient une dimension de pèlerinage familial sur les lieux qu’avaient fréquentés mes aïeux : l’université Bab Ezzouar, les rues d’Oran, ce fameux immeuble de la rue Littré à Alger, le cimetière Saint-Eugène où j’ai pu retrouver la tombe de mon arrière-grand-père, soigneusement préservée. Partout où j’allais, quand je disais que mes parents étaient nés en Algérie, la réaction était unanime : tu es des nôtres !
Pour ma grand-mère, le départ d’Algérie à l’indépendance, y laissant au passage, comme tant de familles pieds-noirs, l’essentiel de sa fortune, est resté la grande blessure de sa vie, jamais réparée. Il y avait chez elle la conviction d’appartenir à une communauté “pied-noir” qui avait été méprisée, mal accueillie, que tout le monde a voulu oublier. Quand j’ai reçu la médaille Fields, ce fut une très grande fierté pour ma grand-mère et ses amis pieds-noirs, qui y ont vu une forme de revanche, de reconnaissance qui rejaillissait sur la communauté.
L’affaire Audin me relie à l’Algérie
Mon lien avec l’Algérie s’est forgé aussi à travers un certain nombre d’événements scientifiques. J’y ai enseigné et j’y ai intégré une communauté de mathématiciens qui m’ont accueilli comme l’un des leurs. Ce dialogue se serait établi même sans mes racines familiales. Je connaissais Pierre et Michèle Audin avant de savoir qu’ils étaient les enfants de Maurice Audin. Très engagé dans la vulgarisation mathématique, Pierre m’avait présenté à des amis algériens qui m’ont impliqué dans des projets au carrefour de la science et de la société. À l’ENS de Lyon, j’étais le collègue du mathématicien algérien réputé Abdelghani Zeghib. J’en ai rencontré beaucoup d’autres ! Après avoir obtenu la médaille Fields, j’avais décidé que j’ouvrirais largement les discussions, que j’irais dans tous les pays qui m’inviteraient. J’ai naturellement été amené à m’investir dans la relation franco-algérienne pour travailler à une véritable réconciliation.
Enfin, un troisième lien me rattache à l’Algérie : l’affaire Maurice Audin, que j’ai découverte au travers de mon mandat de directeur à l’Institut Henri Poincaré. Mon prédécesseur, Michel Broué, s’était beaucoup investi dans cette cause. Il m’avait transmis sa détermination à faire éclater la vérité sur le sort de ce mathématicien, enseignant à l’université d’Alger, militant communiste en faveur de l’indépendance algérienne, qui avait été enlevé et assassiné par l’armée française en 1957. Toute une chaîne d’intellectuels s’était mobilisée et s’était transmis le flambeau : Laurent Schwartz, premier mathématicien français à avoir décroché la médaille Fields en 1950, qui fut le directeur de thèse d’Audin et un militant des droits de l’Homme, l’historien Pierre Vidal-Naquet, l’avocat Roland Rappaport, le militant communiste Pierre Mansat, ou encore le mathématicien Gérard Tronel… Je me suis tout naturellement retrouvé dans ce groupe et dans cette cause.
Qu’est-il arrivé à Maurice Audin ?
L’affaire Audin, c’est le martyre d’un homme arrêté dans des conditions opaques pour son engagement dans la lutte anti-coloniale aux côtés d’une communauté algérienne dont il n’était pas originaire mais dont il se sentait intimement solidaire. C’est aussi l’histoire d’un mensonge, couvert par des représentants de l’État, qui a duré soixante ans : Maurice Audin, expliquait-on, s’était enfui, l’État n’avait donc rien à dire à son sujet ! Soixante ans pendant lesquels Josette, sa veuve, et ses soutiens, ses avocats, n’ont cessé de poser la question que Laurent Schwartz avait formulée publiquement dès 1957 : Qu’est-il arrivé à Maurice Audin ?
La thèse de Maurice Audin, soutenue in absentia, a eu un énorme retentissement par sa charge émotionnelle, et son cas a tout de suite été célèbre. Mais Audin représente aussi tous ceux qui ont été enlevés dans le secret, tous ceux qui sont morts sous la torture, et dont les noms ont pour la plupart été perdus. Il représente la souffrance enfouie de cette guerre qui ne disait pas son nom, où l’héroïsme et la barbarie se sont manifestés dans les deux camps. Il représente aussi le progrès scientifique qui va de pair avec le progrès social, et c’est pourquoi il est célébré tant par sa famille communiste que par sa famille mathématicienne, et par le peuple algérien tout entier. Je me souviendrai toujours du regard de l’officier de sécurité qui nous a accueillis quand Pierre Audin et moi avons débarqué dans un aéroport algérien… C’est tout juste s’il ne s’est pas jeté au cou du fils du grand homme !
Aujourd’hui la place Maurice-Audin à Alger est celle où les Algérois se rassemblent dès qu’ils veulent manifester leur attachement à la liberté. La mémoire de Maurice Audin, restituée grâce au devoir de vérité, nous encourage à travailler ensemble. Le prix Maurice-Audin est un outil hautement symbolique de réconciliation et de foi en l’avenir : il permet de financer le voyage d’un mathématicien algérien en France, et vice versa, et de parrainer des chaires franco-algériennes.
Dans mon bureau, quelques témoignages de mes voyages en Algérie m’accompagnent : un flacon de sable du Sahara, une clé de ville offerte par un maire près de Ouargla, une petite broche araignée offerte par un wali, une grande affiche annonçant une tournée de conférences organisée par mes collègues algériens, à Oran, à Alger, à Sidi Bel Abbes, à Bejaïa. L’Algérie fait partie de l’histoire de France pour le passé et pour le futur. »
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39337/mon-algerie-par-cedric-villani-le-mathematicien-maurice-audin-represente-tous-ceux-enleves-dans-le-secret.html
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