Bachir Hadjadj a écrit son premier livre à l’âge de 70 ans. Il y raconte les humiliations subies par sa famille pendant les 132 ans de colonisation.
l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Bachir Hadjadj, installé en Bretagne depuis cinquante et lecteur quotidien d’« El Watan ».
« Je suis né en 1937, à Aïn Touta, près de Batma, dans les Aurès. Mon père travaillait en tant que “caïd” [fonctionnaire musulman qui cumule les fonctions de juge, d’administrateur, de chef de police, NDLT], c’était un petit fonctionnaire colonial. Il était né en 1893, et s’était engagé volontaire à la guerre de 14-18. Il est parti dès le début, au mois d’août, avec le troisième régiment de tirailleurs algériens, les “Turcos”. Verdun, Chemin des Dames, Douaumont, croix de guerre, médaille militaire… Le jour où il est retourné en permission en Algérie, son grand-père, maître à l’école coranique, lui a dit : “Promets-moi une chose quand je serai mort. Lorsque la France s’en ira, tu iras sur ma tombe et tu répéteras trois fois : ‘La France est partie'.” A l’indépendance, il est allé sur la tombe de son grand-père, il a répété trois fois “la France est partie”. Il m’a juré, en me racontant cette histoire, qu’au cimetière, la terre s’était mis à trembler.
Mon père était analphabète, bigame. Il y avait deux épouses à la maison, nous étions 18 enfants. C’était un chef de famille féodal, brutal. Ma mère était soumise, très croyante, battue. J’ai été à l’école primaire avec les fils de colons, à Châteaudun du Rhumel [aujourd’hui Chelghoum Laïd, NDLR] puis, à 12 ans, au lycée d’Aumale de Constantine et ensuite à Sétif. Au lycée, tous les professeurs, tous les employés et cadres administratifs étaient européens ; tous les balayeurs, algériens. Quand je suis entré, en 6e A3, il n’y avait que 15 élèves musulmans sur un total de 90. Quasiment tous étaient regroupés dans la même classe, la mienne. Nous jouions ensemble, il y avait “eux”, les Français, et il y avait “nous”. Un jour, mon père est venu me chercher à l’internat de Sétif. Il m’a emmené dans son village, El-Ouricia, il m’a montré les terres qui avaient été les nôtres : “Tout ça, ça nous appartenait avant, les Français nous ont tout pris.” La colonisation était une humiliation pour les “musulmans”, une société à deux vitesses, avec les dominants, les dominés. Et le plus terrible, c’est que cela ne semblait choquer personne.
J’ai quitté l’Algérie à 35 ans
A l’extérieur de l’école, j’étais un raton, un bougnoule. Mais à l’intérieur, je recevais la même instruction que les Français. Mes instituteurs, mes professeurs ne m’ont jamais mal parlé, mal considéré, ils n’ont jamais fait de distinction entre leurs élèves. Tu étais bon, tu avais le tableau d’honneur, que tu sois musulman ou européen, point. J’ai assisté à l’effondrement de l’empire. Nous étions tous fous de joie quand nous avons appris la défaite de Dien Bien Phu et la fin de la guerre d’Indochine. Si les Vietnamiens avaient réussi à battre les Français, nous aussi, les Algériens, nous en étions capables. La guerre s’est installée petit à petit. A la fin de l’année de 1960, j’ai rejoint l’Armée de Libération nationale (ALN), au siège de l’état-major, à côté de la ville tunisienne de Ghardimaou. Ils recherchaient des étudiants pour encadrer les troupes à la frontière algéro-tunisienne.
Les années qui ont suivi l’indépendance m’ont déçu. J’ai quitté l’Algérie à 35 ans, en 1972. Le pouvoir étouffant de Boumediene, arrivé à la présidence en 1965 par un coup d’Etat, ne laissait que peu de choix : le silence, la clandestinité, ou l’exil pour ceux qui n’étaient pas d’accord. J’étais marié depuis neuf ans avec Annick, une coopérante française. Nous sommes partis nous installer dans sa famille, en Bretagne. L’Algérie, c’est mon pays, ma culture, mon adolescence, mes années de combat contre le colonialisme. Je lis tous les jours la presse algérienne, “El Watan”, “le Soir d’Algérie”, “Liberté” et “le Quotidien d’Oran”. Mon cœur a palpité avec le “Hirak”. Mais je suis en France depuis cinquante ans maintenant. J’ai la nationalité française, mes trois enfants, mes petits-enfants aussi. Je suis à la croisée de deux mondes.
J’ai décidé d’écrire mon premier livre à 70 ans, l’âge du bilan, de la nostalgie. “Les Voleurs de rêves”, c’est l’histoire de ma famille pendant toute la période coloniale. Ma fille m’avait dit : “Tu devrais me raconter qui je suis, je ne sais pas qui je suis.” J’ai mis cinq ans. J’ai tricoté la grande histoire avec celle de mon père, de mon grand-père − un voyou, un homme à femmes −, de mon arrière-grand-père. J’ai acheté tous les livres sur l’Algérie coloniale que j’ai trouvés, j’ai fait des recherches. C’est comme ça que je suis tombé sur un décret de 1853 signé du général Patrice de Mac-Mahon, qui dépossédait de leurs terres la tribu des Ameur à laquelle appartenait ma famille.
Les mémoires ne peuvent pas être apaisées. Tout n’a pas été dit. Côté algérien, l’histoire a été manipulée et tournée à la gloire du FLN. Côté français, on ne parle pas de la colonisation. Et si on ne parle pas de la colonisation, on ne comprend rien à la guerre. Dans les manuels scolaires, on raconte un conflit qui n’a pas de racines. Je fais partie de l’équipe de témoins d’Ile-de-France, mise en place par l’Office national des Anciens Combattants et Victimes de Guerre (ONACVG), avec des pieds-noirs, des harkis, des appelés. Je vais dans les écoles transmettre la mémoire de la guerre d’Algérie. Il faut raconter ce qui s’est passé.
Propos recueillis par Nathalie Funès
Bachir Hadjadj, né en 1937 dans les Aurès, a été ingénieur et cadre dans des entreprises d’aide au sous-développement en Afrique subsaharienne. Son premier livre, « les Voleurs de rêves », a été publié chez Albin Michel en 2007.
1827 Exaspéré que Paris ne règle pas une dette de près de trente ans pour une livraison de blé, le dey d’Alger donne un coup de chasse-mouches au consul de France. Le roi Charles X utilise le prétexte pour engager un bras de fer avec « la régence d’Alger », dépendant de l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, et ordonner le blocus des côtes d’Algérie.
1830 Débarquement de 30 000 soldats français sur la presqu’île de Sidi-Ferruch et prise d’Alger.
1844 Les troupes françaises, placées sous les ordres des généraux Cavaignac puis Bugeaud, commencent à pratiquer les « enfumades », consistant à allumer des feux à l’entrée de grottes pour asphyxier les tribus rebelles qui y sont réfugiées.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé la résistance contre les occupants français.
1848 La partie nord du territoire algérien est divisée en trois départements français, d’Alger, d’Oran et de Constantine.
1863 Deux sénatus-consultes de Napoléon III prévoient la protection de la propriété des tribus (1863) puis la naturalisation des indigènes musulmans et juifs (1865). Le barrage des colons face aux deux mesures, le peu d’enthousiasme des indigènes pour la seconde les rendent inappliqués.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de défense nationale français, signe un décret octroyant automatiquement la nationalité française à tous les juifs d’Algérie.
1871 Révolte de Kabylie, la plus grande insurrection avant la guerre d’indépendance. Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français. Elle est écrasée par une répression féroce et se conclut par une confiscation de terres massive.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans à un régime pénal d’exception.
1889 Loi de naturalisation massive de tous les colons d’origine européenne (majoritairement espagnols, italiens et maltais).
1898 Point d’orgue de la haine antisémite des Européens. En mai, les législatives donnent quatre des six sièges de la colonie à des députés « antijuifs » dont Edouard Drumont, auteur de « la France juive » et leader antidreyfusard. En juin, émeutes sanglantes contre les juifs à Alger (après celles de 1896 dans la même ville, et celles d’Oran en 1897). En novembre, élection à la mairie de l’agitateur antisémite Max Régis (révoqué deux mois plus tard en raison de sa violence).
1902 Création des Territoires du Sud, administrant l’immense partie du Sahara conquise par la France.
1914-1918 La Première Guerre mondiale fait 23 000 morts parmi les 150 000 Français d’Algérie mobilisés et 25 000 parmi les 173 000 indigènes musulmans.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine. D’abord liée aux communistes, l’organisation va devenir, sous la direction de Messali Hadj, un des premiers partis prônant l’indépendance de l’Algérie.
1936 Le projet Blum-Viollette (du nom d’un ancien gouverneur d’Algérie), porté par le Front populaire, prévoit d’étendre la nationalité française à environ 20 000 musulmans. Il est violemment rejeté par les Européens.
1940 L’Algérie se range du côté de Pétain en juin. Révocation du décret Crémieux de naturalisation des juifs, en octobre.
1942 Les Alliés anglo-américains débarquent en Afrique du Nord. Alger devient en 1943 la capitale de la France libre.
1943 Ferhat Abbas publie le « Manifeste du peuple algérien » qui demande un nouveau statut pour la « nation algérienne », et réclame l’égalité pour les musulmans. Il est assigné à résidence par le général de Gaulle.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère le 8 mai. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression qui, à Sétif et Guelma, fait des milliers de victimes musulmanes.
1954 Le FLN, nouvellement créé, déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien dans la nuit du 1er novembre. La « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie.
1956 Le gouvernement du président du Conseil socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux » pour le « rétablissement de l’ordre » en Algérie.
1957 La « bataille d’Alger » est marquée par les attentats du FLN et l’utilisation massive de la torture par l’armée française.
1958 Retour au pouvoir du général de Gaulle en mai. Depuis le balcon du gouvernement général, à Alger, il lance son célèbre « je vous ai compris » en juin.
1959 De Gaulle propose l’autodétermination aux populations d’Algérie.
1960 Les partisans de l’Algérie française organisent à Alger la « semaine des barricades ».
1961 Putsch avorté des généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller.
1962 Signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu les 18 et 19 mars. L’Algérie est officiellement indépendante le 5 juillet. A Oran, des enlèvements et massacres de colons déclenchent, durant tout l’été, l’exode massif des pieds-noirs.
1967 Conformément aux accords d’Evian, l’armée française évacue les diverses bases du Sahara (In Ecker, Reggane) dans lesquelles elle procédait à des essais nucléaires.
Par Nathalie Funès
Publié le 25 janvier 2021 à 16h47 Mis à jour le 01 février 2021 à 14h50
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39346/mon-algerie-bachir-hadjadj-tu-repeteras-trois-fois-sur-ma-tombe-la-france-est-partie.html
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