La comédienne Françoise Fabian revient sur son enfance en Algérie, « le racisme et la douceur ensoleillée ». Elle raconte aussi comment elle a « remué ciel et terre » quand son père, instituteur à Hussein Dey, a été arrêté par les forces françaises en 1956.
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Camélia Jordana, Alice Zeniter, Magyd Cherfi. Ou de Françoise Fabian, qui raconte son enfance : la douceur de l’été, mais aussi le jour où elle a découvert le racisme, à 6 ou 7 ans, en voyant un Algérien se faire casser des œufs sur la tête.
« J’ai une vie de souvenirs en Algérie. J’en suis partie à 18 ans pour devenir comédienne à Paris. J’y ai vécu ma jeunesse, le racisme et la douceur ensoleillée. La famille de mon père était de gauche, catalane, venue de Perpignan. La famille de ma mère, plus à droite, bourgeoise, propriétaire de vignobles. Elle était arrivée de Montpellier, avec une arrière-grand-mère née à Cracovie, en Pologne. L’été, nous nous retrouvions à l’Hôtel de France que tenait la famille de ma mère, à Tipaza, une merveille sur la terre, l’un des plus beaux villages méditerranéens, comme l’a si bien écrit Albert Camus. Je faisais les quatre cents coups avec mes cousins, j’allais pêcher avec mon père… Ma mère parlait très bien l’arabe, il y avait toujours des amis algériens chez nous.
La première fois que j’ai été confrontée au racisme, je devais avoir 6 ou 7 ans. J’étais assise sur le rebord d’une fenêtre de la mairie de Margueritte, près de Miliana. Mon père, instituteur, enseignait là, avant d’être nommé plus tard à Hussein Dey, dans la banlieue d’Alger. Devant moi, un vieil Algérien vendait des œufs dans un panier. Une Française s’est fâchée car un des œufs qu’elle avait achetés était cassé. Elle a appelé les gendarmes qui ont emmené le vieil homme à la caserne. De là où j’étais assise, j’en voyais parfaitement l’intérieur. Deux gendarmes s’amusaient à lui casser ses œufs sur la tête. J’étais tellement choquée que je suis tombée par terre, en larmes, hurlant. Je me souviens aussi d’un antisémitisme terrible. Au lycée Fromentin, à Alger, je me rappelle encore de l’air de dégoût d’une des élèves quand je lui avais dit qu’une autre élève était juive : “Quoi, mais quelle horreur, elle a été reçue chez moi !”
J’ai appelé Pierre Lazareff, le patron de “France-Soir”
Mon père était communiste, comme beaucoup d’intellectuels de l’époque. En novembre 1956, la guerre d’Algérie avait éclaté depuis deux ans et les chars soviétiques venaient d’entrer à Budapest, en Hongrie. Mon père a été arrêté chez lui, dans l’appartement de fonction d’Hussein Dey, à 7 heures du matin. La police le soupçonnait d’être en contact avec des nationalistes algériens. Il a été envoyé au camp de Lodi, près de Médéa, au sud-ouest d’Alger. Je jouais alors “l’Or et la paille”, de Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, au Théâtre Michel à Paris. J’ai remué ciel et terre pour le faire libérer. J’ai appelé Pierre Lazareff, le patron de “France-Soir”, qui connaissait Jacques Soustelle, le député gaulliste et gouverneur général de l’Algérie au début de la guerre. Je ne sais pas si c’est pour cette raison, mais mon père a été libéré un mois plus tard.
Il n’a jamais parlé de son internement à Lodi, pas un mot, de toute sa vie. J’ai appris plus tard qu’une de ses connaissances, un professeur d’anglais, avait été torturée par l’armée française. Je ne sais toujours pas ce qui est arrivé à mon père quand il a été arrêté. Mais dès qu’il est rentré du camp de Lodi, il a quitté l’Algérie avec ma mère pour s’installer dans le sud de la France. Le reste de ma famille a suivi, avant l’indépendance. Un de mes cousins, qui dirigeait une formation de jazz, avait été attaqué par l’OAS (Organisation armée secrète).
Je suis retournée en Algérie une fois, en 1968, quand Marcel Bozzuffi, mon mari, tournait « Z », le film de Costa-Gavras. J’ai pleuré pendant quatre jours. A l’aéroport, le douanier a déchiré les journaux français que Costa-Gavras m’avait demandé d’apporter quand il a vu sur mon passeport que j’étais né à Alger. Je ne reconnaissais plus mon Algérie, il n’y avait plus que des ruines sur mes souvenirs. Les maisons de ma grand-mère, de mes oncles et tantes à Tipaza étaient détruites… Avec Marcel Bozzuffi, nous avions prévu de nous promener en Algérie pendant quinze jours, mais je ne voulais pas rester. Nous avons traversé la frontière en voiture pour rejoindre la Tunisie. Quand plus tard, en 2010, j’ai tourné “Comme les cinq doigts de la main” avec Alexandre Arcady, lui aussi né en Algérie, il m’a poussée à y retourner. Il me disait : “Tu serais reçue comme une princesse.” Je lui ai répondu : “Non, jamais, je ne reconnais plus la rive de ma jeunesse.”
Des décennies ont passé depuis la fin de la guerre et il m’arrive encore de recevoir des lettres de menaces. En 2013, quand je jouais avec Rachida Brakni « Sonate d’automne », d’Ingmar Bergman, au Théâtre de l’Œuvre, j’ai reçu deux énormes enveloppes remplies de photos de corps suppliciés. J’ai commencé à lire les premières lignes du courrier : “Voilà ce que vos amis du FLN…” Je n’ai pas pu continuer. Mon habilleuse m’a dit d’arrêter, de tout déchirer. J’aurais dû porter plainte. Ce sont des mémoires blessées. Il faudrait qu’il y ait des gouvernements intelligents des deux côtés pour les réconcilier. »
Françoise Fabian, comédienne, née à Alger en 1933, a tourné dans soixante-dix films et avec les plus grands réalisateurs (Louis Malle, Luis Buñuel…). Elle a incarné Maud, aux côtés de Jean-Louis Trintignant, dans « Ma nuit chez Maud », d’Eric Rohmer, en 1969.
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39323/mon-algerie-par-francoise-fabian-je-suis-revenue-une-fois-j-ai-pleure-pendant-quatre-jours.html#modal-msg
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