LES confessions du général Aussaresses, tortionnaire et fier de l’avoir été, conduisent certains à penser que la barbarie, dans un conflit comme celui d’Algérie, était inévitable. Mais à son témoignage, on doit opposer celui d’un homme qui avait une autre conception de son devoir et qui a démissionné pour lui rester fidèle : le général Jacques Paris de Bollardière
J’ouvre le quotidien Le Monde. J’y découvre qu’une certaine Mme Boumendjel adjure Jacques Chirac et Lionel Jospin d’exprimer des regrets pour le sort fait à son mari pendant la guerre d’Algérie. Il a été torturé à mort par les parachutistes. Et je me souviens.
Je me trouve à Alger au printemps 1957. Il y a eu nombre d’attentats et le général Massu, qui a obtenu de Guy Mollet tous les pouvoirs, y fait régner un véritable état de siège. Mon ami Albert-Paul Lentin, l’un des rares journalistes pied-noir qui, avec moi, font une navette constante entre Tunis et Alger, m’apprend qu’un professeur de droit, René Capitant, qui va devenir plus tard ministre des gaullistes de gauche et qui est en poste à l’université d’Alger, vient de l’alerter. Le professeur Capitant se propose d’abandonner sa chaire pour protester contre le traitement infligé à l’un de ses étudiants, un nommé Ali Boumendjel. Je lui fais répéter le nom. Car un Ali Boumendjel a été mon condisciple au Collège de Blida, dans les classes animées par un grand professeur, Marcel Domerc. Il s’agit bien de lui. Or Ali, je ne connais que lui.
Je sais qu’il y a partout des victimes du terrorisme. Partout des arrestations, des disparitions, des tortures, des exécutions. C’est la guerre. J’ai pris parti pour l’indépendance de l’Algérie. Comme Albert-Paul Lentin. Mais ses parents et les miens peuvent être victimes d’attentats. Nous nous sentons doublement concernés. Sauf que cette fois, pour la première fois, la victime a un visage, un homme avec lequel j’ai partagé des souvenirs, que j’ai revu et dont je suis persuadé qu’il n’a pu faire qu’une résistance propre. En tout cas, c’est l’un des miens. C’est lui que l’on a torturé pendant au moins deux semaines et dont on annonce le suicide. Je ne supporte pas. J’alerte d’abord mon journal et Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Boumendjel était devenu avocat. Il s’était marié. Albert-Paul et moi téléphonons à sa femme. Elle ne peut pas nous recevoir. Dans cette guerre, je vais perdre des amis et de simples relations des deux côtés. Mais Ali Boumendjel est le premier que je connais et sur la mort duquel je voudrais tout savoir. Et, bien sûr, j’apprends de la bouche même de certains parachutistes qu’il ne s’est pas suicidé. On l’a défenestré parce que l’on ne pouvait pas, dans l’état où on l’avait mis, le présenter à une commission d’inspection dépêchée par Paris.
Je poursuis mon enquête. Je me fais mon idée. J’arrive à quelques conclusions. Même si elles sont loin, très loin d’être pratiquées partout, la torture et les exécutions sont en général tolérées. C’est mon idée de l’époque. En outre, plus on persuade les Français d’Algérie et le commandement militaire que l’on veut garder à jamais l’Algérie française, plus les uns et les autres s’abandonnent à l’idée que contre le FLN, cet ennemi de l’intégrité nationale, tous les moyens sont justifiés. Et comme ils ignorent les témoignages de personnalités comme Germaine Tillion, Albert Camus et d’autres, ils estiment que protester contre l’usage de la torture, ce n’est pas se soucier de l’honneur de la France, c’est prendre le parti de l’ennemi. Du côté du FLN, c’est un autre raisonnement. Il faut que les populations civiles soient encore plus terrorisées par lui qu’elles ne le sont par les Français. Cette compétition de la terreur, dès que j’en comprends la fatalité, va inspirer ensuite tous mes reportages et toutes mes analyses.
C’est en 1976, on ne s’en souvient plus guère aujourd’hui, que le général Massu décidera de publier des Mémoires dans lesquels il justifie la torture. Avant que l’écrivain Jules Roy n’entreprenne de lui répondre, je décide de me rendre en Bretagne près du général Jacques Paris de Bollardière. C’est ici, dans ces colonnes, que ses derniers propos publics ont été publiés. C’était donc dix-sept ans après qu’il eût donné sa démission de l’armée pour protester contre l’usage de la torture en Algérie.
Ce qui m’a le plus frappé en l’interviewant, et ce que je retiens de plus précieux aujourd’hui, c’est qu’il tenait à se présenter devant l’Histoire comme un guerrier, il disait même un baroudeur, qui n’avait jamais plaidé en faveur d’un pacifisme non violent et qui avait rempli tous les engagements inhérents à sa fonction. En Indochine, notamment, il avait connu d’horribles combats en face d’ennemis qui n’hésitaient devant aucune barbarie. Simplement, il précisait avec une fermeté altière qu’il avait pu remplir entièrement son devoir de militaire sans jamais, lui, recourir ni à la torture, ni aux massacres collectifs, ni à un procédé qui ôte à l’ennemi sa dignité.
Si je cite ce témoignage, c’est parce qu’il répond directement au livre, dont certains saluent la «franchise» dans sa brutalité, du général Aussaresses. Car, après avoir condamné Aussaresses «hypocritement», comme l’a écrit avec pertinence Jacques Julliard, puisque l’on a voulu faire de lui un bouc émissaire, une autre dérive aussi pernicieuse se fraie un chemin. Après le côté «c’est comme ça que cela se passait», arrive le côté «cela ne pouvait se passer autrement». Cet Aussaresses serait un saint-Jean-bouche-d’or un peu simplet, qui nous rappellerait que la guerre c’est la guerre, l’armée c’est l’armée, qu’à la fin des fins tout le monde la fait de la même façon et qu’on ne la livre pas avec des bonnes âmes ni, comme disait Lyautey pour la colonisation, avec des pucelles. Pour bien enfoncer le clou, on cite un autre passage de ce livre où l’auteur demande comment se comporteraient la police et l’armée chargées de réprimer une formation qui ferait exploser des bombes sur les Champs-Elysées et se livrerait à des attentats sur les grands boulevards. C’est à tous ces arguments que l’on peut opposer le retentissant témoignage de Bollardière.
Dira-t-on que nous avons à faire à un saint ? Ou du moins à un héros ou à un chevalier tel qu’il n’en existe pratiquement plus ? Ce n’était pas l’avis de Georges Buis, compagnon de la Libération, qui fut un colonel gaulliste en Algérie pour devenir enfin général d’armée, puis notre collaborateur, notre ami, et qui ne nous a jamais tant manqué qu’aujourd’hui. Sans doute ai-je rencontré certains officiers qui admettaient, la mort dans l’âme, l’opportunité exceptionnelle d’interrogatoires incluant des pressions psychologiques poussées mais excluant toute torture physique. S’ils admettaient ces «pressions», c’est qu’ils les estimaient, hélas, parfois nécessaires pour arracher des aveux qui permettraient de sauver des vies. Ceux des officiers qui acceptaient de me parler ainsi étaient malheureux de ne pouvoir s’opposer à cette pratique. En revanche, ils considéraient les exécutions massives, les rasages de mechtas, le pilonnage de villages supposés abriter des terroristes comme indignes d’un officier et incompatibles avec le devoir de l’armée.
A la question : «la guerre justifie-t-elle tous les moyens de la guerre», voici ce que m’a répondu Bollardière : «Notre pays, sans même s’en rendre compte, vient de parcourir un incroyable chemin. Je dois en effet vous apprendre et le rappeler à certains, un fait historique. Au temps où nous combattions en Indochine, dans l’indifférence générale de la grande majorité du peuple français, si, dans une popote de parachutistes un officier s’était vanté de pratiquer des tortures, il aurait été violemment désavoué et renié par ses camarades.
Les hommes comme moi ne sont ni des naïfs, ni des belles âmes, ni des enfants de chœur. La guerre subversive, je la connais des deux côtés. En 1944, parachuté dans un maquis, j’ai vu des dizaines de jeunes Français sauvagement torturés par les nazis avant d’être massacrés puis enterrés dans une fosse commune. C’était nous, alors, qui faisions de la subversion et de la guérilla. Un officier qui avait sauté avec moi en parachute a terminé sa vie dans un camp de déportation pendu à un croc de boucher. Ce même maquis eut ensuite l’occasion de faire des prisonniers allemands. Je me suis opposé, et violemment, à ce qu’ils fussent traités comme leurs frères nous avaient traités. Plus tard, en Indochine, je n’ignorai pas l’existence de certains cas de torture. Mais j’affirme ici, que chaque fois que j’en ai eu connaissance, je n’ai eu aucune difficulté à obtenir du commandement qu’une sanction immédiate soit prise pour établir clairement la volonté des autorités responsables de s’opposer à cette pratique.
Ce n’est pas en un jour que j’ai pris ma décision de demander à être relevé de mon commandement. Quand la bataille d’Alger a commencé, mon service de renseignements m’a informé que, régulièrement, des musulmans de notre secteur disparaissaient dans la nuit sans que nous en soyons informés, nous mettant dans l’incapacité de répondre aux famille des disparus qui nous harcelaient de questions angoissées. J’ai demandé des explications au général Massu. Il m’a clairement exposé la conception qu’il se faisait de sa mission et de sa méthode. Je lui ai déclaré qu’en aucun cas je ne me rallierai à cette conception. Je suis allé voir le général Salan, il m’a paru en accord avec Massu. Puis le ministre résident Robert Lacoste, qui n’a pas pris mon point de vue en considération. Une fois relevé de mon commandement, j’ai éprouvé le besoin de parler de mon cas de conscience avec un homme que j’admirais et dont j’ai été le compagnon dans l’ordre de la Libération. Le général de Gaulle m’a reçu immédiatement. Il m’a écouté avec une très grande courtoisie. Je suis incapable cependant de vous dire ce qu’il a pensé de ce que je lui ai dit. Il a très peu parlé. Il a pris acte. Le seul membre du gouvernement qui a manifesté sa sympathie pour mon comportement, c’est Gaston Defferre.»
Je pense, après avoir relu ce témoignage, que le livre du général Aussaresses ne doit pas seulement conduire à l’indispensable examen de notre passé, de nos comportements, et de la responsabilité des gouvernements dans les dérives d’un conflit qui a perverti tant de jeunes Français. Cela doit nous conduire aussi à une réflexion sur la guerre moderne, sur la répression du terrorisme, sur les impératifs de dignité de toutes les forces de l’ordre, sur le devoir, enfin, de désobéissance lorsque l’on demande aux jeunes soldats de se conduire comme des bêtes, sous prétexte que leurs ennemis ne se conduisent pas comme des anges.
Bollardière encore et pour finir : «Au milieu de cette grande tourmente, tout est perdu si nous ne nous accrochons pas de manière impérative à quelques principes. Pour moi, l’expression dignité humaine n’est ni vague ni creuse. Aucun combat, aucune cause ne justifient qu’on la sacrifie. Nous entendons dire de tous côtés par les régimes les plus différents et, en France, dans les mouvements les plus opposés, que la fin justifie les moyens. Eh bien, non. Il faut le proclamer : aucune fin ne justifie la torture comme moyen.» J.D.
est cofondateur
et directeur
du Nouvel Observateur
https://www.nouvelobs.com/opinions/00014326.EDI0001/l-honneur-d-un-soldat.html
Les commentaires récents