Quatre ans après son prix Goncourt, la romancière revient avec « le Pays des autres », grande saga familiale qui démarre dans le Maroc colonial de l’après-guerre. Féminisme, identité, Macron, migrants... elle aborde ici tous ces sujets sans langue de bois.
Leïla Slimani n’est pas une romancière ordinaire. Elle a beau écrire, dans une langue précise et limpide, des histoires parfaitement construites que chacun peut comprendre, il se passe quelque chose d’assez phénoménal autour de cette jeune Franco-Marocaine depuis qu’elle a remporté le prix Goncourt en 2016 avec « Chanson douce ». Ce n’était que son deuxième roman et pourtant, il a suffi à la propulser bien au-delà de la confortable zone de notoriété où évoluent d’habitude nos auteurs de best-sellers. Avec près d’un million d’exemplaires vendus en France et des traductions dans une quarantaine de langues, elle est désormais partout : parmi les 100 meilleurs livres retenus par le « New York Times » en 2018, dans le « New Yorker » et « die Zeit » qui lui ont consacré des papiers fleuves, au cinéma avec une adaptation de son roman sortie fin 2019.
C’est aussi que Leïla Slimani sait parler, haut et clair, des grands sujets de notre temps. Dans une époque où, exaspérées par d’insupportables inégalités, les identités s’opposent de plus en plus durement, elle a l’intelligence de rappeler, sans naïveté ni provocation inutile, des principes salutaires pour affronter les chantiers prioritaires. Il y a du Albert Camus chez elle, et pas seulement parce qu’elle a acquis un statut d’icône photogénique capable de traverser les frontières. Comme Camus, elle a fait ses débuts comme journaliste, à « Jeune Afrique », et gardé un pied de chaque côté de la Méditerranée. Comme lui, elle a su préserver sa liberté de conscience et de révolte, tout en s’engageant à la fois auprès du président Macron, dont elle est la « représentante personnelle » pour la Francophonie, et de l’association Singa, qui favorise l’accueil des réfugiés sur le sol français. Comme lui, elle considère qu’un peu d’humanité ne nuit jamais, quand on veut aborder les problèmes dans leur complexité.
N’empêche. A force de l’entendre défendre la liberté sexuelle au Maghreb, la dignité des malheureux qui s’exilent en Europe, et les droits des femmes partout où ils sont mis à mal, on avait presque fini par oublier que Leïla Slimani est, d’abord, romancière. Six ans après « Dans le jardin de l’ogre », qui consignait la descente aux enfers d’une nymphomane, et quatre ans après son triomphe au Goncourt, il était temps pour cette mère de deux enfants de remettre son talent en jeu. Voici donc « le Pays des autres », passionnante saga dont la première partie, qui paraît ce 5 mars, tirée à 120 000 exemplaires, nous fait partager l’intimité d’un couple mixte formé par une Alsacienne et un Marocain. Ni riches ni pauvres, entourés de leur fille Aïcha et de nombreux autres personnages, Mathilde et Amine vont vivre la fin de l’époque coloniale dans une ferme du côté de Meknès. (Lire l’article de Benjamin Stora dans « L’OBS » du 27 février 2020.)
On est très loin, avec cette fresque historique et polyphonique inspirée de l’histoire de la famille Slimani, des deux romans concis, contemporains et très français qui précédaient. Mais une fois encore, aucun manichéisme. Tout bouge, sous l’allure classique d’un récit qui, un peu comme chez Elena Ferrante, semble à première vue d’une simplicité biblique. Les certitudes vacillent, les sentiments se mélangent, les clichés coloniaux s’inversent, et la violence couve tandis que la domination s’exerce dans tous les sens. Il y a trois ans, Leïla Slimani nous avait dit : « Raconter la vie intérieure des gens qui ne vont pas bien, ça me fascine. » Elle sait, décidément, l’art de rendre cette fascination-là très contagieuse.
Le Pays des autres. La guerre, la guerre, la guerre, par Leïla Slimani, Gallimard, 368 p., 20 euros. (En librairie le 5 mars.)« J’ai toujours le sentiment de vivre dans le pays des autres »
L’OBS. « Le Pays des autres » raconte-t-il l’histoire de votre famille ?
Leïla Slimani. Au départ, oui. Ma grand-mère était alsacienne, et mon grand-père marocain soldat dans l’armée française. Ils se sont rencontrés en France en 1944, puis sont allés s’installer dans une ferme près de Meknès, comme le raconte mon livre. Mais très vite, j’ai pris des libertés. La magie du roman a fait qu’ils sont devenus des personnages de fiction… En fait, j’avais d’abord écrit des souvenirs de ma mère et de ma grand-mère, qui était une superconteuse, avec un souci génial du détail. Mon éditeur m’avait dit : « Tu écriras sur ta famille, mais plus tard. Il faut que tu prennes de l’expérience, de la distance. » Or après le Goncourt, je n’ai pas arrêté de voyager. Les seules choses qui me ramenaient à l’écriture, c’étaient mes souvenirs d’enfance et ces récits. J’ai envoyé des bribes à mon éditeur, qui m’a dit « vas-y ». C’était un lieu formidable pour m’échapper et me retrouver.
Vous étiez perdue, après le Goncourt ?
Oui. Je ne savais plus très bien qui j’étais, ni sur quoi écrire. Je n’arrivais plus à me concentrer. Et je ne voulais surtout pas écrire « Chanson douce 2 » ou un autre « Dans le jardin de l’ogre ». Je voulais un défi impossible. Si ça me semble facile, je n’y arrive pas. Donc je me suis dit : un roman historique, long, avec plein de personnages, je n’y arriverai jamais. Ça m’a motivée. Je voulais tester mon souffle. Voir si, après deux romans et un essai, j’avais progressé. Et j’ai senti une sérénité en écrivant. Dans les sagas de Naguib Mahfouz, le personnage principal est Le Caire. Là, je voulais que ce soit le Meknès des années 1950, qu’on sente l’odeur du Maroc… et peut-être montrer une autre part de moi. Je voulais garder ma voix, avec des phrases très courtes, des descriptions sèches, mais en laissant parler une plus grande douceur. Il y aura trois tomes. Le deuxième racontera les années 1970-80, centrées sur le couple d’Aïcha. Et enfin ce sera la troisième génération, dans les années 2005-2015, avec les migrations, la mondialisation, la montée de l’islamisme…
La fin montrera donc un personnage qui est vous ?
Proche de moi, oui… mais en plus sympa et intéressant ! Je n’ai pas arrêté de faire des conférences, partout dans le monde, où on m’interrogeait sur mon identité. J’esquivais : « Ma famille est très métissée, et c’est génial. » Je me suis demandé si je n’occultais pas quelque chose de plus noir et complexe. J’ai toujours le sentiment de vivre dans le pays des autres, que je sois au Maroc ou en France. Ce roman est une sorte de quête.
Plus jeune, vous sentiez-vous pleinement marocaine ?
Pas du tout. On me disait : « Tu es une bourgeoise francophone. Donc tu n’es pas une vraie Marocaine. » Je me sentais rejetée, ou du moins un peu étrangère et illégitime. Je voulais être comme les copains, faire le ramadan… Mon père le faisait, de manière très intime, sans nous l’imposer. Mes parents nous ont élevées selon ce principe : « Tu es un individu, donc tu dois faire tes choix seul et décider qui tu es, en quoi tu crois. » J’avais envie de leur demander : « Mais dites-moi ce que je dois croire et penser, ça m’aiderait. » Je leur en voulais de nous mettre face à ce vertige que peut représenter une trop grande liberté. Je n’ai compris que plus tard qu’ils nous avaient fait un très grand cadeau.
Cette marginalité est aussi celle du couple formé par Mathilde et Amine dans le roman…
Ce couple mixte dans un contexte colonial m’a beaucoup intéressée. Il y a d’abord un aspect sexuel, genré : l’indigène est marié avec la Blanche, il y a dans le couple une inversion de la logique coloniale. Un Blanc qui séduit une fatma conquiert la femme comme il a conquis le pays. Mais qu’un moricaud, un bicot, puisse posséder sexuellement une Blanche, c’était très subversif… Chacun se retrouve traître à sa communauté. Mathilde n’est plus tout à fait française puisqu’elle a épousé un Marocain. Quant à Amine, il a fait la guerre avec les Français sans en devenir un, tandis que son mariage le met en porte-à-faux vis-à-vis de sa communauté. Il est comme une grande partie de l’élite dans ces pays. Le système colonial a mis dans la tête de ces gens des idées qu’ils vont finir par retourner contre lui : « Vous nous avez appris la démocratie, la nécessité de s’émanciper. Vous ne nous appliquez pas ces valeurs. Donc vous n’avez plus rien à faire ici. » Les colonisés sont pris dans des contradictions constantes.
« Les femmes sont les grandes oubliées de la décolonisation »
Vous rénovez le genre du roman colonial en donnant une grande importance aux personnages féminins…
La littérature coloniale me laisse frustrée pour deux raisons. D’une part, elle est très centrée sur l’Algérie. Ça a suscité de très bons romans, mais le Maroc est un protectorat passionnant, avec des imbrications d’intérêts très forts entre Marocains et Français. D’autre part, le roman colonial montre des héros de guerre ou du maquis… Or les femmes, elles, sont doublement colonisées. Comme le dit Frantz Fanon, le colonisé a des « rêves musculaires ». Il est contraint, c’est celui à qui on dit : « Tais-toi. Reste à ta place. Tu ne peux pas faire ça. » Et c’est quoi la vie d’une femme, qu’elle soit blanche ou pas ? Elle vit la condition du colonisé. Je voulais montrer à quel point cette domination-là traverse des époques où, pourtant, on s’interroge sur la liberté, l’égalité entre les peuples, etc. A chaque fois, les femmes sont les grandes oubliées. Les dindons de la farce.
Mais Mathilde, dominée par son mari, n’est pas très progressiste avec ses employées marocaines…
Oui, Fanon n’arrête pas de le répéter : quand une violence est exercée sur le colonisé, il va l’exercer à son tour sur plus faible que lui.
Sur la colonisation elle-même, n’avez-vous pas peur qu’on vous reproche, notamment au Maroc, une forme d’ambiguïté ?
Je n’ai pas peur, sinon je ne ferais rien. Ensuite, j’ai écrit un roman : l’histoire est vécue du point de vue des personnages, ce n’est pas la thèse de Leïla Slimani sur la colonisation. Tout le monde comprend bien que, pour moi, ce système était mauvais et injuste par essence : ce qui est intéressant, avec un roman, c’est tout à fait autre chose. C’est l’intimité d’êtres humains pris dans la tourmente de l’histoire. La colonisation, dans un roman, c’est la vie quotidienne des gens. C’est facile de dire après coup : eux étaient les gentils, et eux les méchants. Quand on vit les choses au présent, tout est beaucoup plus ambigu.
Je voulais faire resurgir l’ambivalence de la colonisation, à hauteur d’âmes. Mathilde et Amine s’intéressent peu à la politique. Ils ne veulent jamais prendre position parce que, lorsqu’ils le font, ils trahissent quelqu’un. Ils sont toujours le traître d’un autre. Moi aussi, on m’a souvent reproché d’être trop blanche, ou trop ceci. Je suis comme les fruits de l’arbre greffé par Amine : un peu orange, un peu citron, je suis un citrange… Je voudrais expliquer au public marocain, qui me perçoit comme la bourgeoise francophone, que mon histoire est beaucoup plus complexe. Et que les Marocains viennent tous d’une histoire complexe, où il y a eu des métissages.
Le métissage est au cœur du roman. Un colon dit même que « les sang-mêlé annoncent la fin du monde »…
Avec la guerre, tout bouge. « C’est comme si on avait mis les gens dans un bocal et qu’on l’avait remué. » J’ai beaucoup travaillé là-dessus, notamment avec l’historien Pascal Blanchard. La guerre a ouvert une parenthèse pendant laquelle on accepte des mélanges jusque-là inacceptables, mais qui marquent une déliquescence de la civilisation occidentale…. c’est ce que l’on retrouve dans les tirades actuelles sur le « grand remplacement ».
J’aime ce que dit Edouard Glissant sur « la damnation de ce mot, métissage » : il implique deux choses qui ne sont pas de même nature ou de même niveau. Sinon ce n’est pas du métissage, c’est juste un couple. On a aujourd’hui une vision gentillette du métissage, comme une addition. Mais moi, je l’ai toujours vu comme une soustraction. Quand tu le vis de l’intérieur, tu n’es pas deux choses, tu es rien. D’un côté comme de l’autre, on te renvoie à ton autre identité. La déchéance de nationalité réactive ce vieux fantasme : tu ne peux pas faire confiance à un sang-mêlé. De quel côté va-t-il se mettre en cas de conflit ? Il est de quelle couleur, en fait ? Comme dirait Faulkner, le métis a « son sang blanc et son sang noir », qui ne se mélangeront jamais. Deux êtres, deux âmes cohabitent en lui.
« La haine monte, on devient très manichéen »
Tous vos personnages sont un peu métis. Est-ce une réponse à la question de l’identité, en train de s’imposer partout alors qu’elle préoccupait surtout des groupuscules néofascistes il y a quelques années ?
Pendant longtemps, je n’ai pas voulu traiter cette question. Je trouvais qu’on était dans une époque beaucoup trop obsédée par l’identité. Mais le roman est un espace magnifique pour en parler de manière poétique, indulgente, complexe – et non morale. Au Maroc, on a été influencé par la France. En tant que romancière, ça m’émeut. Il y a de la douleur, mais aussi de l’amour, et toute une gamme de sentiments que j’ai envie de traiter, avec à la fois de l’émerveillement et une mélancolie immense. En revanche la vision morale qui consiste à s’inquiéter, dans une nostalgie rance, ne m’intéresse pas du tout. Le combat pour revenir à une pseudo-pureté culturelle est perdu d’avance. Tant mieux.
Il est question « des hommes bouffis d’idéal, qui à force de grands discours avaient épuisé en eux toute forme d’humanité. » Incarner des personnages, est-ce le contraire de ces « grands discours » ?
Un romancier a le devoir de ne pas déshumaniser ses ennemis. Il doit refuser le confort que procure une pensée radicale, et accepter un univers gris, ambigu, inconfortable. Je ne suis pas dupe des systèmes qui n’ont que l’apparence de la clarté. Tous les grands discours finissent par pécher par absence d’indulgence, d’humanisme, de compassion. J’utilise des mots presque religieux, mais quand on est romancier, ces mots-là nous guident tout le temps. Et dans notre société, ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’on n’a plus d’indulgence. On est devenu très manichéen. Même la présomption d’innocence est en train de disparaître. Quelqu’un peut se tromper ou dire une connerie sans devenir un être profondément mauvais…
A quoi pensez-vous ?
Je vois la façon dont des noms sont jetés en pâture. La violence et la haine montent. De plus en plus, les anti-truc rejettent d’un bloc ceux qui ne pensent pas comme eux… Mais on peut très bien vivre avec des gens qui ne pensent pas comme soi ! Là, on prend le risque de ne plus du tout pouvoir vivre ensemble. Quand Trump montre des journalistes du doigt, et que les autres font « bouh, bouh », ce sont des visions d’horreur. Et pendant la crise des « gilets jaunes », par exemple, il a été question des « sales bourgeois »… Considérer que tel type est un salaud parce qu’il vit dans tel quartier, c’est très inquiétant. Mais la violence s’exerce dans tous les sens. On ne perçoit plus les gens qu’à travers un prisme très étroit, qui peut être leur origine, leur classe sociale ou autre chose.
Je le vois bien avec Kamel Daoud ou moi : on serait des traîtres à nos pays, des islamophobes qui veulent se faire mousser… C’est fou. Tu essaies de défendre les homosexuels et une sexualité libre, et on te dit que tu veux manipuler les opinions. Mais il y a quoi, dans ces grands mots creux, comme défense de la vie des gens ? La vie des gens, c’est des personnes en prison, des femmes qui se font avorter à l’eau de Javel dans des caves. C’est du concret, ça existe. Dire que je suis « vendue au colonialisme », ça fait avancer quoi ? Rien. Je n’empêche pas les gens d’avoir la vie sexuelle qu’ils veulent. Si une femme veut rester vierge jusqu’à son mariage, ça la concerne. Mon seul combat, c’est celui du droit, qui doit protéger chaque individu et une sexualité fondée sur le consentement. J’ai toujours eu cette conviction : c’est mon corps, je vais souffrir, jouir, mourir avec, et personne n’a à me dire ce que je dois faire avec lui. Cette immense solitude du corps fonde l’immense liberté qu’on doit avoir d’en disposer.
Vous faites de la politique, finalement. Imaginez-vous de vous lancer vraiment ?
Jamais. Impossible. J’aime trop ma vie d’écrivain, ma liberté. La politique demande des compromissions, ou en tout cas des compromis auxquels je ne suis pas du tout prête.
Dans la revue « Charles », vous vous êtes récemment réjouie des honneurs rendus à Alain Delon et à Michel Houellebecq. Que pensez-vous de la nomination de Roman Polanski aux Césars ?
Je fais une distinction très nette entre l’artiste et l’homme. L’artiste se juge selon des critères artistiques, et l’homme devant les tribunaux. Aucun n’est au-dessus des lois. Mais une grande œuvre d’art s’impose par elle-même. Même si elle est écrite par un monstre. « Voyage au bout de la nuit » est un livre immense. Les idées de Houellebecq ou Delon me répugnent. Je les trouve racistes, misogynes, mais ce qu’ils font ou disent ne tombe pas sous le coup de la loi. Et ça n’empêche pas que l’un est un très grand écrivain, et l’autre un très grand acteur. Dans vingt ans, le film de Roman Polanski restera sans doute, comme « Rosemary’s Baby » ou « le Locataire ». Après, dans le temps de la création, qui est aussi social et médiatique, on peut trouver indécent qu’une salle applaudisse quelqu’un qui est accusé d’autant de viols. Les faits sont prescrits, il y a la présomption d’innocence, mais il y a une gêne que je comprends tout à fait.
Quel regard portez-vous sur l’affaire Gabriel Matzneff ?
Je n’avais jamais entendu parler de lui. Je suis allée le lire. Je trouve que c’est un écrivain hypermédiocre, donc honnêtement je suis stupéfaite qu’on ait pu être aussi indulgent avec sa pédocriminalité. Et cette manière immonde de s’en vanter, c’est atroce. Le livre de Vanessa Springora est d’une immense dignité. Elle ne s’enferme ni dans la haine ni dans le pathos. Il faut mettre ça en avant : on peut dénoncer, s’indigner, se prévaloir d’être une victime tout en ayant un regard et une réflexion très complexes sur ce qu’on a vécu. C’est un livre très important.
Antoine Gallimard, votre éditeur, a retiré de la vente les livres de Matzneff. A-t-il eu raison ?
Je comprends pourquoi il le fait. Il a été bouleversé par le livre de Vanessa Springora. Personnellement, je ne suis pas si choquée qu’on n’ait plus accès à l’œuvre de Matzneff, mais c’est une façon gênante de céder à une pression médiatico-populaire, dont on ne sait pas très bien d’où elle vient. Est-ce que demain on va retirer le Journal de Gide, les nouvelles de Paul Bowles, les pièces de Genet ? Il faut être très vigilant.
« La France doit reconnaître qu’elle a commis un crime »
Emmanuel Macron semble prendre la colonisation au sérieux. Après l’avoir qualifiée de « crime contre l’humanité », en 2017, il a dit que, « d’un point de vue mémoriel », la guerre d’Algérie a « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995 ». Qu’attendez-vous de lui ?
Il y a encore un abcès à crever, des deux côtés de la Méditerranée. Fatou Diome le dit très bien, certains intellectuels font du discours postcolonial une rente, en affichant une relation systématiquement agressive et négative avec la France. C’est une façon de refuser le débat. Il faut mettre les choses sur la table. La France doit reconnaître qu’elle a commis un crime, tout simplement parce que la colonisation était fondée sur l’inégalité entre les races, la spoliation, l’expropriation, et que les indépendances sont souvent devenues, avec une grande hypocrisie, des interdépendances. Mais les dictateurs africains aussi doivent rendre des comptes. On a des intellectuels extraordinaires au Maroc, en Algérie, au Cameroun, au Sénégal. Ils ont énormément à apprendre aux Français sur les destins de leurs pays… Enfin, le but, c’est d’aller de l’avant. Léonora Miano le dit très bien : le matin, un Français boit du café, du thé, du chocolat. Le thé, le café, le chocolat ont été conquis dans le sang et l’esclavage, mais ils ont lié nos destins. La France est aussi africaine, l’Afrique est devenue un peu française. Il n’y a pas à dire si c’est bien ou mal, c’est un fait.
Et que peut faire quelqu’un comme le chef de l’Etat français, à son niveau, pour aider à sortir de la névrose postcoloniale ?
Déjà, dire et répéter aux jeunes Africains, en particulier aux Algériens, qu’au niveau de l’Etat français, il y a une reconnaissance de leur douleur. Et une reconnaissance de la légitimité qu’ont eu leurs peuples à réclamer, souvent dans le sang, leur indépendance. Ensuite, il faut accorder de la place aux voix dont je parlais, à tous ces intellectuels, tous ces gens qui travaillent depuis des années sur ces sujets. Il faut les mettre en lumière. J’ai par exemple été très touchée par un texte d’Alain Mabanckou sur les anciens combattants, mais aussi par le roman de David Diop sur ce thème, « Frères d’armes ». Ils ont eu des discours magnifiques, pleins d’humanité et de lumière. Il faut faire entendre des voix comme ça, c’est très important.
Vous êtes la représentante personnelle pour la Francophonie du président Macron depuis fin 2017. Pour combien de temps ?
Toujours, oui. Ce n’est pas un mandat limité dans le temps. Ça me vaut d’entendre, au Maroc, que je ne suis qu’une sale francophone. Dans des pays du Maghreb, certains conservateurs religieux disent que le français est la langue du mécréant, du diable, et qu’il faut cesser de le parler, de l’utiliser, ou d’avoir le moindre contact avec cette langue. Mais je suis désolée, nous sommes des pays multilingues. Le français, c’est notre butin de guerre. Qu’on le veuille ou non, on parle le français, l’espagnol, le berbère, l’arabe… Ça va peut-être choquer des gens, mais l’arabe aussi on l’a appris à cause d’une colonisation. Cette langue ne nous est pas tombée dessus comme ça. Elle est arrivée, comme toutes les langues, avec du sang, des guerres, des conquêtes, des tragédies.
Je suis très triste de la façon dont ces conservateurs tentent d’idéologiser les langues et de nous ramener à une pseudo-identité marocaine fantasmatiquement pure. Je veux défendre ce multilinguisme, qui est un vrai luxe pour la jeunesse de nos pays. Beaucoup de gens ont un peu honte d’être francophones, sous prétexte qu’il faut tout le temps montrer la France du doigt. Mais non ! Je n’ai pas du tout honte de parler plusieurs langues et d’avoir plein d’identités. Et plus jamais je n’admettrai qu’on me dise que je suis moins marocaine à cause de ça. Pendant longtemps je me suis écrasée. Mais ce n’est pas à ces conservateurs de décider de ce qui fait un bon Marocain. Une forme de fascisme commence dès l’instant où on décide de ce qu’est un bon Français ou un bon Marocain. Moi, je ne sais pas si je suis une bonne Française ou une bonne Marocaine, mais je suis française et marocaine, et ils n’ont qu’à faire avec moi, parce que je suis là et je refuse de baisser la tête.
Réciproquement, vous conviendrez qu’il est compliqué d’apprendre l’arabe en France…
C’est un grand problème. Il faut évidemment faire aussi cette désidéologisation des langues en France. Penser que quelqu’un qui veut apprendre l’arabe va devenir islamiste, ce n’est pas normal. Il faut quand même qu’à un moment on ait un vrai combat pour l’enseignement de l’arabe, qui est une langue magnifique, dans laquelle on rigole, on fait l’amour, on écrit des poèmes, on va sur Facebook… Il faut sortir de cette vision où l’arabe = le Coran = l’islam. Ca c’est un de mes grands combats. On veut d’ailleurs créer prochainement un grand prix de la traduction entre l’arabe et le français, subventionner de plus en plus de traductions entre ces deux langues, et faire découvrir toujours plus d’auteurs modernes, contemporains, de romans, de poésie, de bande dessinée, que les Français ne connaissent pas assez à mon sens.
« Ce n’est pas admissible qu’en Europe, une des zones les plus riches de la planète, autant de gens vivent dans des conditions indignes, dorment au milieu des rats, se suicident »
Vous aviez soutenu Emmanuel Macron en 2017. Quel bilan tirez-vous de son action, à mi-parcours ?
Si des choses me déplaisent, je le dis. Ça a été le cas. J’ai publié une tribune dans « le Monde » sur la façon dont le président avait parlé des sans-papiers. Je n’ai pas envie de l’accabler, ça n’aurait aucun sens. Mais je suis bien sûr inquiète, et parfois désespérée. Je suis inquiète parce que mes sœurs sont médecins et que je vois le désespoir de l’hôpital public. Parce que mes enfants sont à l’école publique et que je sais le danger qui pèse sur ce service public. Parce qu’avec les violences policières voilà un troisième service public dont on se dit : que se passe-t-il ? On ne peut pas faire comme si on ne voyait pas l’ampleur que c’est en train de prendre… Hier soir, à la Comédie-Française, j’ai entendu un très beau discours expliquant pourquoi, là aussi, les gens sont en grève. J’ai pensé que la France est un pays extraordinaire : oui, les Français sont très râleurs, très en colère, mais leurs droits, ils les ont aussi conquis parce qu’ils sont capables de râler. J’ai une grande admiration pour cette capacité d’indignation collective.
Vous voyagez énormément. Comment la France est-elle perçue de l’étranger ?
Les gens sont très étonnés de la tournure prise par le mandat d’Emmanuel Macron, dont ils avaient une vision un peu idyllique. On me parle très souvent des images des grèves, des « gilets jaunes » autour de l’Arc de Triomphe. Il y a un choc entre une vision très romantique de Paris, et la violence qui surgit au cœur même de la capitale de l’amour. Après, vue des Etats-Unis, de Chine, d’’Inde, la France reste un pays où l’on peut parler de tout, écrire sur tout, se disputer sur tout. Enfin, dans les pays du Sud, il y a une grande inquiétude vis-à-vis d’un rejet de l’islam. Avec, parfois, l’impression caricaturale que la France est devenue fondamentalement raciste.
Etes-vous toujours mobilisée dans l’accueil des migrants ?
Bien sûr, avec une association merveilleuse qui s’appelle Singa. Elle permet à de « nouveaux arrivants » – on préfère ces termes à celui de « migrants », souvent abstrait et déshumanisant – de rencontrer des gens autour d’activités communes : aller au théâtre, faire du sport, jouer à des jeux de société… J’ai rencontré dans ce cadre une France solidaire, qui a envie d’aider des gens à s’intégrer et à apprendre le français. Ça m’a beaucoup impressionnée et rendue un peu plus optimiste… Mais il faut aussi tenir pour responsables les dirigeants de pays où des enfants de 12 ou 13 ans prennent la route seuls. Ces dirigeants d’Afrique subsaharienne n’en ont rien à faire que leur jeunesse meure noyée en Méditerranée ou dans le désert libyen. Leur attitude est criminelle.
Et de ce côté de la Méditerranée, qu’attendez-vous de nos dirigeants ?
Ah ça, si je savais ce qu’il faut faire, je ferais de la politique. J’ai un sentiment de tristesse, d’impuissance, de révolte. Il y a de la place pour beaucoup de gens, et énormément de bonnes volontés qui n’attendent que d’avoir des outils pour s’exercer. On peut me faire tous les discours politiques qu’on veut, ce n’est pas admissible qu’en Europe, une des zones les plus riches de la planète, autant de gens vivent dans des conditions indignes, dorment au milieu des rats, se suicident. Je n’ai pas de solution. Je sais juste que l’humanisme et l’humanité doivent être la base d’une réflexion. Et dans les discours, il en manque beaucoup vis-à-vis de gens qui ont vécu des périples affreux. J’entends peu de politiques manifester de la considération pour eux. Voyez les polémiques concernant la santé pour les étrangers. Comment peut-on en arriver là ? Faire qu’il soit plus difficile qu’hier, pour quelqu’un qui vient d’arriver en France, de se faire soigner ? Tout ça pour plaire à des gens qui critiquent de manière complètement populiste… Il y a quand même un moment où il faut avoir un peu de dignité, de hauteur de vue. On ne peut pas tout utiliser sous prétexte de capter des voix.
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